1.1. L’acte de langage dans la théorie psychomécanique

Selon Guillaume, l’opération de l’acte du langage intervient, chez l’énonciateur, au moment du choix des mots de la langue. Elle consiste à faire passer le mot de son état brut appelé dans ce cas : l’unité de puissance ayant pour siège le psychisme de l’énonciateur, à son état effectif et définitif appelé : l’unité d’effet.

‘« Quand, pour construire une phrase, unité d’effet, je fais appel au mot, unité de puissance, si le mot choisi est verbe, c’est que j’ai accepté la construction verbe, et pour l’accepter j’ai dû rapidement la faire. Si l’on tient compte de cette reconstruction, par acceptation de l’unité de puissance qu’est le mot, on en arrive à étendre l’acte de langage à la construction du mot. On a ainsi un acte de langage tardif, engagé à partir du mot construit et visant la construction de la phrase, et un acte de langage précoce sous-jacent, dont l’aboutissement est le mot construit » 1 . ’

Dans systématique de la langue française, Gérard Moignet a écrit :

‘« La linguistique de Gustave Guillaume distingue […] avec le plus grand soin trois domaines où se déploie l’acte du langage, dans lesquels la cohérence systématique est très différente.
Dans le plan de la langue, la cohérence est totale.
Dans le plan du signe linguistique, la cohérence est relative et conditionnée seulement par la loi de la suffisance expressive.
Dans le plan du discours, aucune nécessité de cohérence linguistique ne se manifeste.
Ce qui entraîne l’existence de deux systèmes : un système psychique, rigoureux, un système sémiologique, non rigoureux. Le fonctionnement de l’acte de langage se définira comme un cheminement de la langue au discours , passant par la rencontre du signe linguistique » 2 .’

L’acte de langage ou l’acte d’énonciation se manifeste donc par le passage entre langue et discours, entre le monde de l’institué au monde de l’effectif 3 . La langue et le discours sont de ce fait deux conditions nécessaires pour qu’il y ait acte de langage.

‘ « Qu’il y ait langue tout d’abord, c’est-à-dire un savoir-dire permanent à la disposition du locuteur ; qu’il y ait visée du discours ensuite, c’est-à-dire que dans telle situation extralinguistique particulière […] l’énonciateur ait quelque chose à dire et qu’il veuille le dire. La visée du discours ou visée d’effet est donc essentiellement un vouloir dire effectif » 4 .’

Cette opération de passage entre langue et discours se fait dans un temps opératif instantané, non mesurable et non concevable. Mais dire non concevable ne veut pas dire qu’il n’existe pas. La langue, par exemple existe déjà bien qu’elle ne puisse être perçue, comme le constate André Joly :

‘« Ce n’est pas parce que la langue ne se voit pas qu’on décidera qu’elle n’existe pas » 5 . ’

Le temps opératif est donc nécessaire pour l’exécution des deux étapes nécessaires pour l’acte d’énonciation : la visée phrastique ou le dire puissanciel et la chaîne parlée dite aussi le dire effectif ou la visée du discours. Ces deux étapes sont instantanées du fait qu’elles se réalisent dans le temps opératif. La détermination de ces deux étapes est essentielle pour l’exécution de l’acte du langage. C’est en effet dans la visée phrastique que se nouent les mouvements d’incidence entre les constituants avant leur réalisation en discours, dans leur agencement effectif. Ainsi voit-on se créer une sorte d’opposition binaire entre deux niveaux très importants : un niveau du dire et un niveau du dit.

Le mouvement d’incidence syntaxique entre les constituants se réalise au niveau du dire avant qu’intervienne un autre type d’incidence, l’incidence sémantique, qui vient juste après au niveau du dit. On peut dire tout simplement que l’incidence syntaxique est dite opérative car elle se crée dans le psychisme de l’énonciateur alors que l’incidence sémantique est dite résultative du fait qu’elle suit l’incidence syntaxique et en résulte 6 .

L’opposition entre le dit et le dire semble avoir une importance capitale dans la théorie psychomécanique. C’est grâce à elle qu’on peut distinguer deux syntaxes différentes. D’abord la syntaxe de l’expression ou la syntaxe génétique qui se forme en langue, au niveau du dire avant sa réalisation effective au niveau du discours. Ensuite la syntaxe de l’expressivité qui est la forme de l’expression en discours. Cette distinction a été bien mise en exergue par Guillaume :

‘« La syntaxe est l’arrangement en discours, dans la momentanéité du discours, de ce qui a déjà institué et arrangé en langue, dans la permanence de la langue […] » 7 .’

À l’opposition dire et dit correspond donc l’opposition expression et expressivité. C’est pour cela que Guillaume a écrit dans Principes de linguistique théorique :

‘« […] l’expression, c’est le recours à l’institué, et l’expressivité, le recours à l’improvisé, les moyens propres de l’acte de langage étant de l’ordre de l’improvisé (du non institué) et les moyens propres de la langue étant, au contraire, de l’ordre du non improvisé, de l’institué » 8 .’

L’expression s’effectue alors sur le plan du dire de l’énonciateur et l’expressivité sur celui de son dit. L’expressivité est le moyen privilégié de l’énonciateur pour manifester sa subjectivité, comme l’a justement signalé C. Guimier :

‘«Vouloir dire, ce n’est pas seulement dire quelque chose mais aussi vouloir le dire d’une certaine manière » 9 . ’

Après cet aperçu assez rapide sur le mode de fonctionnement de l’acte de langage dans la théorie psychomécanique, nous allons présenter les grandes lignes du mécanisme de l’incidence entre les constituants à l’intérieur de la phrase selon cette théorie.

Notes
1.

Gustave Guillaume, Leçon 3, p. 14.

2.

Gérard Moignet, Systématique de la langue française, Paris, Klincksieck, 1981, p. 5. C’est nous qui soulignons.

3.

Cette formule est empruntée à Gustave Guillaume surtout dans son explication de la différence entre les moyens de l’expression et les moyens de l’expressivité dans Principes de linguistique théorique, Québec, Presses de l’Université de Laval, 1973, p. 151.

4.

Claude Guimier, Syntaxe de l’adverbe anglais, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1988, p. 72.

5.

André Joly, cité par C. Guimier, 1988, pp. 15-16.

6.

Sur la notion de syntaxe génétique et syntaxe de résultat voir Guimier, 1988 notamment chap. II et Dan Raemdonck, « De l’incidence comme critère organisateur du système fonctionnel du français » in : La psychomécanique aujourd’hui, Actes du 8e colloque international de psychomécanique du langage, Paris, Champion, 1997.

7.

Gustave Guillaume, Leçons 4, p. 101.

8.

Gustave Guillaume, 1973, p. 148.

9.

C. Guimier, 1988, p. 81.