2. Définition du circonstant

Dans la première partie de cette recherche, nous avons parlé longuement des problèmes de la définition du complément circonstanciel dans les grammaires classiques, modernes et celles d’inspiration linguistique. Nous avons montré aussi qu’il y avait eu une divergence claire entre ces grammaires autour de la question du complément circonstanciel dans la mesure où chacune d’elles semble avoir, dans la plupart des cas, une manière de voir assez différente des autres.

Nous pouvons dire que dans les grammaires scolaires et classiques, exception faite, nous semble-t-il, de la grammaire de Wagner et Pinchon 1 , les considérations sémantiques l’emportent sur les considérations syntaxiques. Quant aux grammaires linguistiques, elles ont introduit des critères formels, tout en tenant compte des critères sémantiques.

Dans les travaux récents sur le circonstant, les tentatives pour lui donner une définition claire et opératoire sont abondantes. Mais toutes ces tentatives se heurtent à d’épineux problèmes soit dans la délimitation de la classe, soit dans le choix des critères linguistiques qui sont destinés à l’identifier. La classe des circonstants apparaît souvent comme une classe floue, une classe

‘« […] résiduelle en quelque sorte, au même titre que la catégorie qui lui est volontiers corrélée, l’adverbe, qualifié quant à lui de véritable cauchemar » 2 . ’

Notons que ce flou dans la définition de la notion du circonstant atteint son paroxysme dans un ouvrage très récent de J. Gardes-Tamine intitulé : Pour une grammaire de l’écrit (2004) dans lequel l’auteur a écrit :

‘« La notion de complément facultatif ne se conçoit qu’en référence à un cadre précis. Il faut la distinguer de celle de complément aléatoire. Sont aléatoires les compléments que la tradition appelle « circonstanciels » : ils ne peuvent être dits facultatifs puisqu’ils ne sont pas liés au verbe et ne sont donc pas prévisibles. Ils dépendent des conditions qui ne sont pas syntaxiques et lexicales, mais sémantiques, textuelles, rhétoriques, si bien que leur liste est longue et disparate : compléments de temps, de lieu, de manière, de cause, etc. » 3 . ’

Si ces circonstants ne dépendent pas du verbe, de quelle unité dépendent-ils alors ? Et pourquoi refuser carrément les critères syntaxiques qui régissent leur présence ? L’auteur souligne que ce type de complément « ne s’adjoint à rien » 4 et qu’il est simplement inséré à l’unité textuelle.

Nous croyons que renvoyer le problème du circonstant aux seules conditions sémantiques, textuelles et rhétoriques ne suffit pas comme critère d’explication 5 . En revanche, si nous retenons une grammaire comme celle de Pierre Le Goffic dans son traitement du problème du circonstant, nous pouvons dégager deux éléments assez importants qui constituent l’idée de base de la question :

(1) Il faut accepter le fait qu’il se crée une sorte de continuum entre tous les compléments dans la phrase : un complément est plus ou moins essentiel, plus au moins circonstanciel : Rassembler à N (essentiel), mentir à N ( ?) et dormir à N (accessoire) 6 .

(2) À propos de l’étude des positions du circonstant dans la phrase,

‘« […] l’assignation d’une position n’a de sens que si elle correspond à une configuration linguistique pertinente […] Les positions devront donc être définies dans le cadre d’une vue fonctionnelle de la phrase » 7 . ’

Le premier point met donc l’accent sur l’importance de ne pas traiter de la même façon tous les compléments dans la phrase, mais de les traiter tous selon les degrés de leur rattachement au verbe. Un complément d’objet direct a des relations beaucoup plus fortes avec le verbe qu’un complément d’objet indirect et un complément d’objet indirect a une relation beaucoup plus forte avec le verbe qu’un circonstant. Parmi les circonstants mêmes, il faut accepter ce principe de gradation car il peut y avoir, autour du verbe, des circonstants essentiels, moins essentiels ou accessoires.

Mais il faut dire que le mot accessoire qui peut se dire du circonstant, ne signifie pas forcément sans importance. Il est possible que le circonstant puisse être sans importance pour que la phrase soit correcte syntaxiquement, mais il peut être rhématique et devient alors sémantiquement très important. D’où la disjonction qu’on a pu remarquer dans les grammaires classiques qui mélangent les faits de syntaxe avec les faits de sémantique. 

Quant au deuxième point, bien qu’il s’agisse de l’étude des positions des circonstants dans la phrase, il donne un statut positif au circonstant comme étant une fonction définissable et identifiable par des critères linguistiques. Il fait remarquer que l’explication du fonctionnement du circonstant est possible à condition qu’on donne une explication fonctionnelle pertinente et évidente de toutes les fonctions de la phrase sur, au moins, un critère unique et pertinent.

Melis 8 dans sa thèse (1983), semble avoir à peu près la même idée. Il a voulu introduire le circonstant dans un mécanisme d’explication fonctionnelle globale de la phrase de telle sorte que chaque élément de la phrase doive être pertinemment expliqué. Le circonstant paraît donc avoir un statut à part :

‘ « un circonstant ne peut être un terme d’un terme de la phrase ; le verbe constructeur de phrase doit être directement impliqué » 9 . ’

Cette définition, bien qu’elle soit très générale, a eu le privilège d’impliquer le verbe constructeur de phrase, dans la définition du circonstant. Nølke est plus clair sur ce point. Pour lui, un circonstant, ou selon sa propre terminologie :

‘«Un adverbial est un membre de phrase qui n’est pas défini comme un autre type de membre » 10 . ’

Cela implique que le circonstant peut s’introduire comme une fonction qu’on ne peut définir dans la phrase à l’instar des autres fonctions comme celle du sujet, objet, attribut, etc. Or, le problème est que ces fonctions elles-mêmes ne sont pas clairement définies et il sera alors difficile d’identifier le circonstant comme une fonction définie à part. L’adverbe très par exemple n’est guère considéré comme un circonstant alors qu’un autre adverbe de même sens comme beaucoup peut avoir la fonction d’un circonstant selon qu’il peut commuter avec des circonstants authentiques de manière, de lieu ou de temps 11  :

‘375. Il travaille beaucoup/ vite / ici/ toujours. ’

Pour ces raisons, nous trouvons que la définition proposée par Guimier (1993) est pertinente pour le circonstant car elle fait usage des côtés positifs dans les deux dernières définitions : introduire le verbe dans la définition du circonstant et essayer de définir le circonstant moyennant une définition des autres fonctions de la phrase.

‘« Un circonstant est un constituant satellite du verbe qui ne remplit aucune des fonctions sujet, attribut, complément essentiel, direct ou indirect » 12 . ’

Cette manière de voir aura en effet un double intérêt. D’abord, elle fait introduire le verbe, considéré toujours comme le cohéreur et le pivot de la phrase, dans la définition de la fonction du circonstant. Ensuite, elle délimite le paradigme des fonctions autour du verbe parmi lesquelles la fonction du circonstant apparaît la dernière. En plus, elle fait référence à la notion du continuum que nous avons évoquée tout à l’heure.

Notes
1.

Wagner et Pinchon ont le privilège d’introduire la notion syntaxique du complément essentiel / complément circonstanciel dans l’explication du problème du complément circonstanciel. Ils ne sont pas, cependant, les premiers à l’introduire car on peut trouver cette distinction chez le Père Buffier et chez Dumarsais. Voir L. Gosselin, 1988, 27. Cette raison est parmi celles qui nous ont conduit à ranger cette grammaire parmi les grammaires d’inspiration linguistique.

2.

S. Rémi-Giraud, « Présentation » in : S. Rémi-Giraud et A. Roman (éds.), Autour du circonstant, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1998, p. 5.

3.

Joëlle Gardes-Tamine, Pour une grammaire de l’écrit, Paris, Belin, 2004, p. 74. C’est nous qui soulignons.

4.

Ibid., p. 78.

5.

Nous avons déjà parlé des inconvénients d’une explication basée sur la sémantique sans tenir compte des critères formels.

6.

Cf. P. Le Goffic, 1993, § 43, pp. 77-78.

7.

Ibid., § 311, p. 454.

8.

C’est donc l’une des raisons qui nous ont amené à présenter cette approche un peu en détail.

9.

L. Melis, 1983, p. 5.

10.

Nolke, 1990, p. 17.

11.

Voir C. Guimier, « L’établissement d’un corpus de circonstants », 1993, p. 14.

12.

Ibid., p. 15.