2.1. Le circonstant et les autres constituants

Selon cette définition, le circonstant ne peut être défini comme un terme d’un terme de la phrase. Le verbe cohéreur et constructeur de la phrase sera impliqué. Les constituants qui ont un sens circonstanciel et qui portent, par exemple, sur un adjectif, un nom ou un pronom ne seront plus considérés comme des circonstants, ils seront considérés comme des constituants internes 1 comme les constituants soulignés dans les exemples suivants :

‘376. Des arbres la couronnaient parmi des maisons basses couvertes de toits à l’italienne. (ES., p. 50.)’ ‘377. Elles avaient des jardins en pente 2 qui divisaient des murs neufs, des grilles de fer, des gazons, des serres chaudes, et des vases de géraniums, espacés régulièrement sur des terrasses où l’on pouvait s’accouder. (ES., p. 50.).’ ‘378. Une négresse, coiffée d’un foulard, se présenta, en tenant par la main une petite fille, déjà grande. (ES., p. 54.)’

Dans (376) et (377), les constituants à l’italienne et en pente peuvent être considérés comme des équivalents d’adjectif complément de nom.

Les compléments essentiels du verbe sont habituellement définis comme les compléments qui ne sont ni déplaçables ni suppressibles. Ils participent, dans la plupart des cas, à la construction du sémantisme du verbe. Dans l’exemple suivant :

‘379. Monsieur Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s’en retournait à Nogent-sur-Seine, où il devait languir pendant deux mois, avant d’aller faire son droit. (ES., p. 49.), ’

le syntagme prépositionnel à Nogent-sur-Seine n’est ni déplaçable ni suppressible et sans lui, le verbe ne prend guère de sens :

‘380. * M. Frédéric Moreau […] s’en retournait […].’

Il est donc considéré comme un complément essentiel du verbe. La frontière entre un complément essentiel et un circonstant n’est pas tout de même aussi facile à régler. Le travail sur un corpus attesté peut montrer beaucoup de cas intermédiaires devant lesquels on reste dans l’incapacité de trancher soit au profit d’un circonstant, soit au profit d’un complément essentiel. Dans les exemples suivants, le statut des constituants soulignés est ambigu :

‘381. Quand il entra dans le salon, tous se levèrent à grand bruit, on l'embrassa ; et avec les fauteuils et les chaises on fit un large demi‑cercle autour de la cheminée.­ (ES., p.60.)’ ‘382. […] les colis montaient entre les deux tambours, et le tapage s’absorbait dans le bruissement de la vapeur, qui, s’échappant par des plaques de tôle, enveloppait tout d’une nuée blanchâtre, tandis que la cloche, à l’avant, tintait sans discontinuer. (ES., p. 49.)’ ‘383. Les sons d’une harpe retentirent, elle voulut voir la musique ; et bientôt le joueur d’instrument, amené par la négresse, entra dans les Premières. (E. S., p. 54.)’

Le statut des groupes prépositionnels dans (381), (382) et (383) est ambigu. Dans (381), la suppression du complément est possible et la phrase reste pourtant compréhensible mais avec une portée sémantique différente. Le déplacement est possible aussi mais avec un changement radical du sens :

‘(381a) Dans le salon, quand il entra, tous se levèrent à grand bruit, on l'embrassa ; et avec les fauteuils et les chaises on fit un large demi‑cercle autour de la cheminée.’

Etant donné que le circonstant de lieu dans le salon dans la position initiale ouvre le cadre dans lequel va se dérouler l’énoncé et localise le procès dans l’espace, on peut comprendre à ce moment-là que Frédéric entre par la porte et que les visiteurs sont dans le salon. L’énoncé sera égal alors à :

‘(381b) Tous se levèrent à grand bruit dans le salon, quand Frédéric entra.’

La manipulation faite dans (381a) et avec le passé simple, on assiste à une énumération des faits brefs et consécutifs, une sorte de procès ponctuels qui se déroulent en un petit laps du temps alors que l’énoncé du départ exprime une relation temporelle d’antériorité et de postériorité entre les deux événements. Le circonstant sera donc dit bel et bien un complément essentiel du verbe du fait qu’il oriente la compréhension 3 vers une localisation du procès exprimé par le verbe (entrer quelque part) mais non pas une série des procès comme dans (381a).

Dans le second exemple, le groupe prépositionnel dans le bruissement de la vapeur peut être considéré comme un complément qui complète le sens du verbe pour signifier que les deux sources du bruit se confondent comme deux liquides qui se mélangent pour ne devenir qu’un seul. Le complément est considéré alors comme un complément essentiel du verbe : quelque chose absorbée par une autre. Par contre, ce complément, pris hors contexte 4 , peut être supprimé et dans ce cas il joue le rôle d’un circonstant authentique :

‘384. […] les colis montaient entre les deux tambours, et le tapage s’absorbait 5 . ’

Le troisième exemple reçoit la même analyse. Le verbe avec le complément a un sens locatif. Sans lui, il sera employé d’une manière absolue pour signifier un simple événement. L’état du corpus connaît plusieurs exemples semblables de ces cas douteux. Notons que ce problème d’indécision est toujours lié à celui de la transitivité. Certains linguistes considèrent que la limite entre complément d’objet indirect et circonstant est difficile à établir :

‘ « La frontière est quasi impossible à définir entre la transitivité indirecte et la circonstance » 6 . ’

Certains autres considèrent qu’il faut multiplier les étiquettes pour remédier à ce problème. Pour Cervoni 7 , par exemple, les résultats qu’on peut tirer des recherches structuralistes, c’est la distinction, au lieu de la dichotomie classique du circonstanciel essentiel / accessoire, une trichotomie, qu’il juge plus apte à cerner le problème : véritables circonstanciels, compléments nécessaires et pseudo-circonstanciels. Ces derniers constituent une catégorie intermédiaire entre les deux autres. Les vrais circonstanciels, quant à eux, peuvent se subdiviser en circonstanciels qui portent sur l’énoncé et en circonstanciels qui portent sur l’énonciation.

Cette solution est théoriquement acceptable. Mais elle connaît d’importantes difficultés dans la pratique : quels sont, par exemples, les critères de définition d’un pseudo-circonstanciel ? Elle peut d’ailleurs rejoindre les problèmes déjà connus dans les grammaires classiques qui ont multiplié les étiquettes sémantiques pour la catégorie des compléments circonstanciels.

Néanmoins, la distinction entre circonstants portant sur l’énoncé et circonstants portant sur l’énonciation peut être retenue. Le contenu sémantico-pragmatique de la phrase doit être aussi pris en compte lors de l’interprétation des compléments circonstanciels. Ce qui permet, selon l’auteur, de considérer comme acceptable et comme non acceptable les deux énoncés suivants :

‘384. Dans le village, Pierre connaît Marie depuis dix ans.’ ‘385. *Dans le jardin, Pierre connaît Marie depuis dix ans.’

Ce que nous devons retenir de ce qui a précédé, c’est que :

‘« Le lien qui unit le circonstant au verbe peut être très étroit et concerner uniquement le verbe, le circonstant étant alors intégré au prédicat ; ou ce lien peut être relâché au maximum, le circonstant portant sur la phrase globale » 8 .’

On aura peut-être l’impression que les éléments destinés à définir le circonstant se trouvent ici pêle-mêle sans aucune explication systématique. Mais notre but dans cette section est de présenter le problème dans sa totalité pour y revenir avec plus de détails et d’éclaircissement. Pour cela, il faudra préciser quelques aspects de notre démarche sur la question.

Le parcours que nous avons mené parmi les approches linguistiques au cours des chapitres précédents nous a bien montré que pour traiter le problème du circonstant, il faut passer par plus d’un champ de la linguistique. Pour cela, nous allons nous appuyer dans notre analyse sur des critères sémantiques, syntaxiques, morphologiques et pragmatiques.

Notes
1.

Certains linguistes considèrent cependant ce type de compléments comme de vrais circonstants tel que Gosselin (1988), Nolke (1993), Raemdonck (2001) et autres.

2.

S. Rémi-Giraud nous a signalé à propos de ce constituant qu’il peut être reconnu comme un équivalent d’un adjectif jouant le rôle d’un attribut, cf. Les jardins sont en pente, ils le sont.

3.

Pour cette raison, il nous semble que le traitement du circonstant soit en co-texte soit en contexte est une condition nécessaire pour son identification.

4.

La suppression de ce complément dans le co-texte est inadmissible car il est forcé par la suite logique de la phrase en l’occurrence la relative en qui. Il s’agit donc d’un nouveau critère dont on pourra se servir pour l’explication du circonstant en contexte.

5.

Le verbe aura alors un sens un peu différent, il peut avoir le sens de s’évanouir.

6.

G. Moignet, 1981, p. 225. Signalons à cet égard que pour J.-C. Corbeil, entre les notions d’objet et de circonstant, il n’y a pas de cassure brutale, mais qu’au contraire, on passe d’une fonction à l’autre par teinte dégradée. Cf. J.-C. Corbeil, Les structures syntaxiques du français moderne, les éléments fonctionnels dans la phrase, Paris, Klincksieck, 1971, p. 168.

7.

Cf. J. Cervoni, « Prépositions et compléments prépositionnels », Langue Française, 1990, n° 86, p. 88.

8.

C. Guimier, « L’établissement d’un corpus de circonstants », 1993, p. 15.