DEUXIÈME CHAPITRE: Le circonstant intra-prédicatif endophrastique

1. Incidence du circonstant au verbe

Comme il a été déjà défini, le circonstant intra-prédicatif est un constituant qui fait partie du prédicat 1 . L’existence de celui-ci dépend principalement de la présence du verbe, souvent défini comme l’élément essentiel de la phrase, son cohéreur, celui qui organise les différents arguments ou actants 2 autour de lui. Les fameux arguments du verbe sont donc selon l’ordre de leur importance : le sujet, le complément d’objet direct et le complément d’objet indirect. Le champ de l’opération du circonstant intra-prédicatif sera donc dans le domaine du prédicat, plus généralement dans l’immanence de la phrase et dans son contenu référentiel. C’est pour cela que le circonstant intra-prédicatif est appelé endophrastique 3 .

Suite à la définition déjà présentée pour la notion de l’incidence, il sera donc légitime de dire que faire une phrase, c’est en effet mettre en œuvre tout un réseau d’incidences entre les différents constituants. C’est le verbe qui assigne en quelque sorte les fonctions aux autres constituants :

‘« Au moment de la genèse de la phrase, les arguments sélectionnés sont mis en rapport avec le verbe. Celui-ci, au résultat, apparaît comme le noyau de la phrase, le cohéreur de l’ensemble qu’elle constitue. En d’autres termes, construire une phrase, c’est établir un certain nombre de relations d’incidence entre le verbe et ses différents arguments » 4 . ’

Le circonstant intra-prédicatif, à son tour, peut intervenir au moment de la genèse de l’ensemble de ces relations d’incidences. Il peut alors caractériser la relation qui s’établit entre le sujet et le verbe ou celle entre le verbe et son complément d’objet ou enfin il intervient pour caractériser le seul noyau verbal. Les circonstants intra-prédicatifs de manière qui caractérisent le noyau verbal réalisent bien ce schéma incidenciel et leur champ de fonctionnement est plus vaste et plus large que celui des catégories de lieu et de temps dans cette position. Ils peuvent par exemple caractériser à la fois le sujet de l’énoncé et son verbe 5 .

Exemples :

‘487. Les maisons se suc­cédaient avec leurs façades grises, leurs fenêtres closes ; et il songeait dédaigneusement à tous ces êtres humains cou­chés derrière ces murs, qui existaient sans la [Mme Arnoux] voir, et dont pas un même ne se doutait qu'elle vécût ! (ES, p. 109.)’

Paraphrase : il est dédaigneux, la songerie est dédaigneuse.

‘488. Pellerin n’estimait plus ces travaux de sa jeunesse ; maintenant, il était pour le grand style ; il dog­matisa sur Phidias et Winckelmann, éloquemment 6 . (ES, p. 95.)’

Paraphrase : Pellerin est éloquent, la dogmatisation est éloquente.

‘489. Frédéric se retourna.[…]
‑ « Jamais de la vie ! ». Et il fit claquer la porte violemment. (ES, p. 533.)’

Paraphrase : il est violent, le claquement de la porte est violent.

Selon Guimier, ces circonstants peuvent être aussi orientés vers le verbe et son objet direct :

‘490. Mademoiselle fronçait de plus en plus douloureusement son front et ses sourcils. (Quignard)’

L’auteur propose la paraphrase suivante pour ce genre de cas de figure : le froncement de son front et de ses sourcils était douloureux, son front et ses sourcils (lorsqu’elle les fronçait) étaient douloureux 7 . Autre exemple tiré de notre corpus :

‘491. Quand il entra dans le salon, tous se levèrent à grand bruit. On l'embrassa ; et avec les fauteuils et les chaises on fit un large demi‑cercle autour de la cheminée. ­M. Gamblin lui demanda immédiatement son opinion sur Mme Lafarge. (ES, p. 60.)’

Paraphrase : la demande est immédiate, l’opinion (demandée) est immédiate.

Guimier évoque aussi le cas où ce genre de circonstants est orienté vers le verbe et l’objet prépositionnel 8  :

‘492. Il manqua consécutivement à trois rendez-vous. (Flaubert, exemple de Guimier)’

Il est paraphrasé par : ‘‘il eut trois manquements consécutifs ; il manqua à trois rendez-vous consécutifs’’.

Les circonstants intra-prédicatifs connaissent de multiples restrictions sélectionnelles imposées par les éléments constitutifs du prédicat 9 . C’est pour cela que certains circonstants peuvent être compatibles ou incompatibles avec certains types de prédicats. Le circonstant mollement, par exemple, est compatible avec un prédicat du type agiter quelque chose, mais il ne l’est pas avec un prédicat du type s’ennuyer :

‘493. Et parfois un vent tiède, qui soufflait de la rivière, agitait mollement la bordure des tentes en coutil 10 .’ ‘494. *Elle s’ennuyait mollement 11 .’

Par sa fonction de circonstant intra-prédicatif, le circonstant fait partie intégrante du prédicat et aura tendance à former avec le verbe un véritable verbe du discours :

‘495. Les confrères absents furent critiqués. On s’étonnait du prix de leurs Oeuvres ; et tous se plaignaient de ne point gagner suffisamment 12 , lorsque entra un homme de taille moyenne, l’habit fermé par un seul bouton, les yeux vifs, l’air un peu fou. (ES, p. 91.)’

Nous avons donc montré la distribution du circonstant intra-prédicatif dans la phrase et nous avons montré qu’il faisait partie du prédicat et qu’il avait des rapports de sélection avec celui-ci et ses arguments. Bien plus, il s’est avéré que ce circonstant a souvent tendance à constituer avec le verbe une seule et même unité prédicative et qu’à ce moment-là le verbe, avec le circonstant, devient un véritable verbe du discours. Nous allons revenir sur cette distribution dans les lignes qui suivent afin d’expliquer le comportement syntaxique de ce type de circonstant dans la phrase.

Notes
1.

Nous entendons par là précisément le prédicat verbal dont le verbe est le noyau. Cela correspond à la définition qui a été donnée pour le circonstant selon laquelle le verbe cohéreur de la phrase doit être impliqué.

2.

« Le terme d’argument, emprunté à la logique formelle, désigne un constituant nominal qui entretient une relation sémantique spécifique avec le verbe, et dont la présence, explicite ou implicite, est nécessaire à la grammaticalité de la phrase dans laquelle le verbe en cause apparaît. Les arguments instanciés correspondent à une certaine fonction syntaxique (sujet, objet, complément prépositionnel, etc.) et à une fonction sémantique (agent, patient, instrument, etc.) ». C. Guimier, 1996, p. 36. La notion d’actant est toujours mise en opposition avec celle de circonstant. Tesnière en a distingué trois : le prime actant, celui qui fait l’action, le second actant, celui qui la subit et le tiers actant, celui au profit ou au détriment duquel se fait l’action. Cf. L. Tesnière, 1959, pp. 108-109. Mais il accepte généralement le fait que « Les actants sont les êtres ou les choses qui, à un titre quelconque et de quelque façon que ce soit, même au titre de simples figurants et de la façon la plus passive, participent au procès ». Cf. p. 102. Voir aussi ici- même, 1ère partie, 4e chapitre, la définition des actants proposée par L. Melis.

3.

Pour une explication détaillée de la notion d’endophrastique et d’exophrastique, voir ici-même Chap. 1er, 2ème partie.

4.

C. Guimier, 1996, p. 36. Le soulignement est dans le texte.

5.

Cela correspond bien sûr à la catégorie des adverbes de manière orientés vers le sujet. Ils sont orientés vers le sujet dans le sens où ils caractérisent d’abord le verbe et jettent ensuite leur incidence vers le sujet.

6.

L’existence de la virgule avant l’adverbe en position finale constitue un phénomène assez problématique : est-ce un constituant du prédicat, ou bien est-ce un constituant extra-prédicatif ? Dans l’exemple cité, c’est bel et bien un circonstant intra-prédicatif qui peut être visé par l’interrogation et la négation. En plus, c’est un effet du style propre à Flaubert. Nous y reviendrons.

7.

Cf. Guimier, 1996, p. 55.

8.

Ibid., p. 37.

9.

Rappelons que c’est la thèse essentielle défendue par Melis (1983). Il en ressort grosso modo que le circonstant dans la phrase ne constitue pas en soi un fait aléatoire, mais qu’il est conditionné par d’importantes restrictions sélectionnelles qui contrôlent son existence. Ainsi les circonstants de manière attentivement et énormément ne montrent-ils pas les mêmes compatibilités avec les phrases suivantes :
1. Pierre cuit les légumes. (+ attentivement, - énormément)
2. Les légumes sont cuits (par Pierre). (+ attentivement, - énormément)
Les exemples sont de Melis, 1983, p. 32.

10.

Exemple tiré de C. Guimier, 1996, p. 38.

11.

On peut toutefois remarquer que cet énoncé pourrait être acceptable dans un sens figuré : s’ennuyer mollement = s’ennuyer langoureusement.

12.

La soudure avec le verbe a fait disparaître un de ses arguments. Cela peut avoir comme paraphrase : Tous se plaignaient de ne point gagner suffisamment d’argent. Voir Melis, 1983, p. 96 et Guimier, 1996, p. 39.