2.1. Position

2.1.1. Position des circonstants intra-prédicatifs de manière 

L’étude de la position des circonstants dans la phrase en général est un paramètre à la fois très important et très discuté. Il est très discuté dans la mesure où il met en cause l’organisation générale de l’énoncé et ne constitue pas un facteur discriminant pour l’interprétation du circonstant car, en position post-verbale, le circonstant est susceptible d’une interprétation extra-prédicative, si le contexte le permet. Il peut aussi avoir, mais plus difficilement, une valeur de focalisation et de mise en valeur en position préverbale. Ceci est peut-être dû au fait qu’il y a d’autres facteurs qui interagissent entre eux et affectent le choix de telle position par rapport à telle autre.

Ces facteurs peuvent être d’ordre sémantique, le circonstant est après le verbe car s’il se déplace, il change de portée et éventuellement de sens. On peut donc dire que la valeur de cette position intra-prédicative est bien perçue si on l’oppose à des énoncés dans lesquels le circonstant est détaché avant le verbe dans son emploi extra-prédicatif :

‘496. Il lui semblait, cependant, qu'on devait l'aimer ! Quel­quefois, il se réveillait le cœur plein d'espérance, s'habillait soigneusement comme pour un rendez‑vous, et il faisait dans Paris des courses interminables. (ES, p.78.)’ ‘(496a) Soigneusement, Frédéric s’habillait comme pour un rendez-vous.’ ‘(496b) Frédéric, soigneusement, s’habillait comme pour un rendez-vous. ’

Dans (496a), le circonstant se déplace au début de la phrase et quitte plus ou moins le prédicat et au lieu de caractériser le verbe et le sujet, il caractérise préférentiellement le sujet et secondairement le verbe : Frédéric est soigneux dans son habillement. Le circonstant sera dit alors circonstant de sujet-prédicat 1 . Dans (496b), le circonstant est ambigu, est-il paraphrasé par : Frédéric a eu soin de s’habiller comme pour un rendez-vous ou par Frédéric s’habillait avec soin ? Il y a ainsi dans (496) une sorte d’interaction sémantique entre les deux circonstants : Frédéric s’habille soigneusement. (Soigneusement, comme on s’habille soigneusement pour un rendez-vous)

‘497. Frédéric s’habille pour un rendez-vous.’

Cette relation est donc perdue en (496a) et en (496b).

Notons aussi que la position post-verbale peut être contrainte par l’existence d’un autre circonstant après le verbe. Le deuxième vient donc caractériser le premier ainsi que le prédicat sur lequel il porte :

‘498. Il tendit à Frédéric le porte‑cigares encore plein, et qu'il avait gardé religieusement avec l'espoir de le rendre. Les jeunes gens l'invitèrent à revenir. (ES, p. 118.)’

Il ne s’agit pas ici d’un seul et même circonstant, mais de deux. Le premier est un véritable circonstant de manière en –ment. Le deuxième avec l'espoir de le rendre porte sur le prédicat y compris le circonstant de manière. Il se présente comme un circonstant de cause. Cette interprétation est renforcée par la présence du pronom anaphorique le qui constitue une contrainte de l’existence du circonstant dans cette position.

Les facteurs qui contraignent la présence du circonstant dans cette position peuvent être aussi d’ordre syntaxique : un circonstant, quel que soit son rôle ou sa valeur sémantique, ne peut être intercalé entre un pronom clitique et une base verbale. Ces facteurs peuvent être enfin d’ordre pragmatique et contextuel, la position du circonstant est dictée par des exigences communicatives : opération de thématisation ou de rhématisation, l’anaphore ou le cataphore, la cohésion et la cohérence textuelle, etc.

Pour Guimier (1996), la position canonique de l’adverbe intra-prédicatif est la position post-verbale liée, c’est-à-dire après le verbe et sans rupture intonative marquée par une virgule. Pour cela, il suit immédiatement le verbe intransitif ou le verbe transitif en construction absolue. Il est enclavé entre le verbe transitif et son complément.

L’auteur parle aussi de la position de l’adverbe quand le verbe est auxilié, l’adverbe intra-prédicatif suit normalement le participe c’est-à-dire que sa position canonique n’est pas remise en cause. Il y a enfin la position finale détachée marquée par une virgule à l’écrit 2 . Nous allons essayer maintenant de transposer ce point de vue aux circonstants de manière, tempsetlieu dans le corpus de Flaubert. Nous allons étudier d’abord la position post-verbale liée sans rupture intonative. Examinons les cas suivants :

‘499. Elle [Mme Moreau] recevait trois fois la semaine et donnait de temps à autre un beau dîner. Mais le nombre des bougies était calculéd'avance et elle attendait impatiemment ses fer­mages. (ES, p. 59.)’ ‘500. Les étudiants sortaient précipitamment des cafés, ou, par les fenêtres ouvertes, ils s'appelaient d'une maison à l'autre ; les bou­tiquiers, au milieu du trottoir, regardaient d'un air inquiet ; les volets se fermaient ; et, quand il arriva dans la rue Soufflot, il aperçut un grand rassemblement autour du Panthéon. (ES, p. 81.)’ ‘501. Il regardait avec dédain le vieux comptoir d'acajou, les serviettes tachées, l'argenterie crasseuse et les chapeaux suspendus contre la muraille. (ES, p. 177.)’ ‘502. Il lui semblait, cependant, qu'on devait l'aimer ! Quel­quefois, il se réveillait le coeur plein d'espérance, s'habillait soigneusement comme pour un rendez‑vous, et il faisait dans Paris des courses interminables. (ES, p.78.)’

À propos des adverbes en –ment dans la position postverbale liée, Guimier constate que

‘« […] dans le cas d’une construction transitive, lorsque l’adverbe est enclavé entre le verbe et l’objet, c’est l’objet qui, de par sa position finale, tend souvent à prendre une valeur rhématique marquée. C’est lui qui constitue alors naturellement le focus de la négation » 3 . ’

D’après ce point de vue, le circonstant, dans la position postverbale liée et sans rupture intonative après le verbe fait partie du thème. Le complément du verbe se trouve donc rhématisé en quelque sorte, il est dans ce cas porteur de l’information nouvelle de l’énoncé et sera visé par les différentes opérations de focalisation : il est sous la portée de la négation et de l’interrogation 4 . Le circonstant forme alors avec le verbe un véritable verbe du discours.

Nous allons parler maintenant de la position du circonstant intra-prédicatif lorsque le verbe est auxilié. Dans ce cas, le circonstant suit le participe et ne change pas de statut, c’est-à-dire qu’il est encore intra-prédicatif. Nous allons parler ensuite du cas où le circonstant est en position enclavée, c’est-à-dire entre l’auxiliaire et le participe. Voici donc quelques exemples pour le premier type :

‘503. Il tendit à Frédéric le porte‑cigares encore plein, et qu'il avait gardé religieusement avec l'espoir de le rendre. Les jeunes gens l'invitèrent à revenir. (ES, p. 118.)’ ‘504. Mais la Vatnaz, quand elle eut embrassé longuement Rosanette, s'en vint prier Hussonnet de revoir, sous le point de vue du style, un ouvrage d'éducation qu'elle vou­lait publier : La Guirlande des jeunes personnes, recueil de littérature et de morale. (ES, p. 195.)’ ‘505. Après les liqueurs, on but de la bière ; après la bière, des grogs ; on refuma des pipes. Enfin, à cinq heures du soir, tous s'en allèrent ; et ils marchaient les uns près des autres, sans parler, quand Dussardier se mit à dire que Frédéric les avait reçus parfaitement. Tous en convinrent. (ES, pp. 221-222.)’

Pour la position d’enclave, Guimier considère que cette position est la position typique des adverbes qui expriment la quantité : avoir beaucoup / peu / trop travaillé (*avoir travaillé beaucoup / peu / trop) 5 . Les adverbes en –ment dans cette position expriment normalement une qualité mais ils peuvent aussi conjointement impliquer la notion de quantité.

‘506. Frédéric, aux derniers mots de leur conversation, comprit qu'il était accouru à l'Alhambra pour entretenir Mlle Vatnaz d'une affaire urgente; et sans doute Arnoux n'était pas complètement 6 rassuré, car il lui dit d'un air inquiet :
‑ « Vous êtes bien sûre ? » (ES, p. 106.)’ ‘507. Elle s'était fait des boucles d'oreilles avec des baies de sorbier ; son corset de toile grise laissait à découvert ses épaules, un peu dorées par le soleil ; des taches de confitures maculaient son jupon blanc ; et il y avait comme une grâce de jeune bête sauvage dans toute sa personne, à la fois nerveuse et fluette. La présence d'un inconnu l'étonnait, sans doute, car elle s'était brusquement 7 arrêtée, avec son arrosoir à la main, en dardant sur lui ses prunelles, d'un vert‑bleu limpide. (ES, p. 156.)’

Dans (507), l’apparition inattendue de l’inconnu fut brusque pour elle à tel point qu’elle s’est arrêtée tout de suite, en très peu de temps. L’arrêt est donc brusque et s’est déroulé en très peu de temps. Le circonstant caractérise donc le contenu sémique du verbe, son emploi est ici bel et bien intra-prédicatif.

Néanmoins, cette position d’enclave peut être aussi le signe de l’extra-prédicativité du circonstant et la source d’une ambiguïté. Pour montrer la polyfonctionnalité de ce type de circonstants, nous allons déplacer les circonstants intra-prédicatifs dans (508), (509) et (510) dans des positions d’enclave avec, bien sûr, un changement du temps verbal comme dans (508a) (509) et (510a), ils peuvent tous être susceptibles de deux interprétations différentes. Ils peuvent être paraphrasés ainsi comme dans (508b, 508c), (509b, 509c) et (510b, 510c) :

‘508. Frédéric sollicitait adroitement ses confidences. Bien­tôt, il connut toute sa vie. (ES, p. 253.)’ ‘(508a) Frédéric avait adroitement sollicité ses confidences’ ‘(508b) Frédéric avait eu l’adresse de solliciter ses confidences. (Lecture extra-prédicative).’ ‘(508c) Frédéric avait sollicité ses confidences avec adresse. (Lecture intra-prédicative). ’ ‘509. Pellerin l'avait engagé à venir voir le portrait ; il l'éconduisait toujours. Il céda cependant à Cisy, qui l'obsédait pour faire la connaissance de Rosanette. Elle le reçut fort gentiment, mais sans lui sauter au cou, comme autrefois. (ES, p. 258.)’ ‘(509a), Elle l’eût fort gentiment reçu 8 , mais sans lui sauter au cou, comme autrefois.’ ‘(509b) Elle eût eu la gentillesse de le recevoir. (Lecture extra-prédicative).’ ‘(509c) Elle l’eût reçu avec (beaucoup) de gentillesse. (Lecture intra-prédicative).’ ‘510. Arnoux semblait le prendre en affection. Il lui montra l'art de reconnaître les vins, à brûler le punch, à faire des salmis de bécasses ; Frédéric suivait docilement ses conseils, ‑ aimant tout ce qui dépen­dait de Mme Amoux, ses meubles, ses domestiques, sa maison, sa rue. (ES, p. 116.)’ ‘(510a) Frédéric avait docilement suivi ses conseils.’ ‘(510b) Frédéric avait eu la docilité de suivre ses conseils. (Lecture extra-prédicative) ’ ‘(510c) Frédéric avait suivi ses conseils avec docilité. (Lecture intra-prédicative).’

Le circonstant intra-prédicatif peut enfin apparaître en position finale détachée, le plus souvent par une virgule :

‘511. […] on entendait par intervalles le bruit du charbon de terre dans le fourneau, un éclat de voix, un rire ;-et le capitaine, sur la passerelle, marchait d’un tambour à l’autre, sans s’arrêter. (ES, p. 53.)’ ‘512. Souvent, elle demandait à Frédéric l'explication d'un mot qu'elle avait lu, mais n'écoutait pas sa réponse, car elle sautait vite à une autre idée, en multipliant les questions 9 . (ES, p. 223.)’ ‘513. Puis elle se mit à regarder les meubles, les bibelots, les cadres, avidement, pour les emporter dans sa mémoire. Le portrait de la Maréchale était à demi caché par un rideau. Mais les ors et les blancs, qui se détachaient au milieu des ténèbres, l'attirèrent. (ES, p. 543.)’

Dans (511), le circonstant suit un autre circonstant, lui-même d’incidence intra-prédicative. Le premier est intonativement lié au verbe, l’autre s’ajoute en succession au premier, par une sorte d’empilement progressif.

Le circonstant vient spécifier le circonstant qui le précède. Dans (512) et (513), le circonstant est présenté comme un ajout tardif au verbe, comme pour réparer un oubli 10 ou pour le mettre en relief et créer une sorte de suspens chez le lecteur.

Il faut noter que, le plus souvent, le détachement du circonstant par une virgule introduit une certaine ambiguïté : est-ce un circonstant intra-prédicatif incident au prédicat qui le précède ou bien est-ce un circonstant extra-prédicatif qui est mis en valeur ?

Notes
1.

Ce genre de circonstants sera étudié dans le chapitre suivant.

2.

Cf. Guimier, 1996, p. 40 et suiv.

3.

Ibid., p. 46.

4.

Les circonstants de ce type sont très nombreux dans le corpus.

5.

Ibid., p. 42.

6.

On peut considérer que cette phrase est égale à un verbe + un attribut. C. Guimier a étudié avec détail les différents types d’emploi des circonstants dans la phrase attributive. Cf. C. Guimier, « Les circonstants en phrase attributive » in : Guimier «(éds), 1993.

7.

Ces circonstants caractérisent le déroulement du procès et plus exactement la manière dont il se déroule dans le temps. Ils allient donc une caractérisation qualitative et une caractérisation quantitative. Cf. L. Melis, 1983, p. 64.

8.

Le changement du temps verbal est rendu obligatoire dans cet exemple car la position du circonstant entre le pronom personnel sujet et la forme verbale est syntaxiquement interdite : *Elle le fort gentiment reçut, mais sans lui sauter au cou, comme autrefois.

9.

Le gérondif connaît de divers emplois circonstanciels, il peut désigner, selon sa position dans la phrase, le temps, la cause, le moyen ou la manière. Dans cet exemple, il caractérise le procès et dénote la manière dont se fait l’action. Pour une étude approfondie sur le gérondif et le participe présent, voir Teddy Arnavielle (éd.), Langages, n° 149, mars 2003 et Teddy Arnavielle, Le morphème –ant : unité et diversité, étude historique et théorique, Louvain-Paris, Peeters, 1997.

10.

Cf. Guimier, 1996, p. 43.