La plupart de ces circonstants s’opposent aux circonstants qui caractérisent la relation prédicative dans son ensemble. Il est en effet difficile de distinguer un circonstant intra-prédicatif de temps et un circonstant extra-prédicatif de temps car la plupart des éléments des deux catégories peuvent figurer dans l’une ou dans l’autre. Ils connaissent donc un double emploi et on aura toujours recours aux tests de vérification que nous avons évoqués jusqu’à maintenant pour distinguer les deux emplois. Il s’avère donc que dans le domaine des circonstants, il s’agirait plutôt des tendances d’emploi que des règles de grammaire. Dan Van Raemdonck considère à ce propos que :
‘« La différenciation des emplois homonymes de ces adverbiaux ne se fait pas facilement selon le critère de la place dans la chaîne discursive. En effet, la place initiale de la phrase ne semble pas exclue pour les emplois intra-prédicatifs. Il y aura là une simple mise en évidence du complément sans qu’il soit question de portée sur la relation prédicative. Il reste cependant que la place la plus naturelle pour les adverbiaux de la relation intraprédicative est à la droite du verbe. Ces adverbiaux sont cependant toujours inclus dans la portée de la négation et ne peuvent donc se trouver en tête d’une phrase négative (l’inacceptabilité ne vaut que pour l’emploi intra-prédicatif). C’est un critère qui permet de faire la distinction entre les deux types d’emplois adverbiaux » 1 . ’L’adverbe de fréquence souvent , par exemple, sans tenir compte de sa valeur sémantique,connaît des emplois intra-prédicatifs et des emplois extra-prédicatifs car il peut occuper des positions différentes dans la phrase que nous illustrons ci-dessous. Nous nous contenterons dans ce chapitre d’étudier la position des circonstants qui ont des emplois intra-prédicatifs. L’étude des circonstants qui tendent à avoir des emplois extra-prédicatifs sera l’objet du chapitre suivant. Donnons maintenant quelques exemples sur ce double type d’emploi :
‘514. Au coin de la rue Montmartre, il se retourna ; il regarda les fenêtres du premier étage ; et il rit intérieurement de pitié sur lui‑même, en se rappelant avec quel amour il les avait si souvent contemplées ! (ES, p. 99.) (Emploi intra-prédicatif)’ ‘515. Frédéric se montra plus cérémonieux pour Regimbart, jusqu'à lui offrir l'absinthe de temps à autre ; et quoiqu'il le jugeât stupide, souvent il demeurait dans sa compagnie pendant une grande heure, uniquement parce que c'était l'ami de Jacques Arnoux. (ES, p. 97.) (Emploi extra-prédicatif)’ ‘516. Souvent elle portait une robe blanche en lambeaux avec un pantalon garni de dentelles ; et, aux grandes fêtes, sortait vêtue comme une princesse, afin de mortifier un peu les bourgeois, qui empêchaient leurs marmots de la fréquenter, vu sa naissance illégitime. (ES, p. 161.) (Emploi extra-prédicatif)’Ce circonstant appartient en effet à la classe des circonstants (adverbes) de fréquence (dont souvent et fréquemment sont les prototypes), plus exactement à la sous-classe des circonstants qui dénotent la fréquence élevée. Christian Molinier 2 , pour sa part, admet en principe que ces adverbes figurent normalement à droite de verbe sans rupture d’intonation, mais il reconnaît que d’autres positions sont également possibles, à savoir la position en tête d’une phrase négative :
‘517. (Accidentellement + épisodiquement + fréquemment + …), Marie ne rentre pas le soir.’La position canonique du circonstant intra-prédicatif est la position post-verbale liée. Le circonstant intra-prédicatif de temps peut aussi s’interposer entre l’auxiliaire et le participe sans remettre en cause son intra-prédicativité. Il peut enfin être en position post-verbale mais séparé du verbe par une virgule et il sera difficile de savoir s’il s’agit bien d’un élément du prédicat ou d’un circonstant de phrase. Quelques exemples de circonstant intra-prédicatif de temps dans la position post-verbale liée :
‘518. De temps à autre, des bottes résonnaient sur le trottoir, c'était lui ! et la forme de quelqu'un se profilait sur les carreaux ; mais cela passait toujours ! (ES, p. 176.)’ ‘519. Quand il arrivait de bonne heure, il le surprenait dans son mauvais lit de sangle, que cachait un lambeau de tapisserie ; car Pellerin se couchait tard, fréquentant les théâtres avec assiduité. (ES, p. 95.)’ ‘520. Presque toutes portaient un bouquet de violettes à la main. Le ton mat de leurs gants faisait ressortir la blancheur humaine de leurs bras ; des effilés, des herbes, leur pendaient sur les épaules, et on croyait quelquefois, à certains frissonnements, que la robe allait tomber. (ES, p.242.)’Le circonstant est rhématique dans les deux premiers exemples, il est sous la portée de la négation et de l’interrogation, c’est lui qui apporte l’information nouvelle de l’énoncé. Mais dans (520), son statut n’est pas évident bien qu’il soit dans la position type d’un circonstant intra-prédicatif. Les tests de vérification laissent penser à d’autres résultats.
Selon Molinier (1982) et Raemdonck (2001), les adverbes (quelquefois et parfois) ont un comportement assez particulier parmi les adverbes de fréquence. Ils peuvent figurer en tête d’une phrase négative, n’acceptent pas la focalisation en c’est…que et ne sont pas sous la portée de la négation :
‘521. (Accidentellement + épisodiquement + fréquemment + …), Marie ne rentre pas le soir.’ ‘522. *C’est (parfois + quelquefois) que Marie rencontre Paul.’ ‘523. Pierre n’ouvre pas souvent/fréquemment/deux fois par jour/*parfois/*quelquefois le courrier.’Mais Molinier souligne que ce comportement est difficilement explicable et que
‘« L’extraction dans c’est…que est généralement considérée comme l’une des propriétés suffisantes pour définir les adverbes de manière » 3 . ’Est-ce donc un signe de l’extra-prédicativité de ces circonstants ? Peut-on les considérer comme des circonstants qui caractérisent la relation prédicative ? Nous allons nous expliquer. Reprenons et manipulons d’abord l’exemple (520) :
‘(520a) *On ne croyait pas(,) (quelquefois , parfois ), à certains frissonnements, que la robe allait tomber.’ ‘(520b) (Quelquefois, parfois ), on croyait, à certains frissonnements, que la robe allait tomber.’ ‘(520c) (Quelquefois, parfois ), on ne croyait pas, à certains frissonnements, que la robe allait tomber.’ ‘(520d) *C’est (quelquefois , parfois ) qu’on croyait, à certains frissonnements, que la robe allait tomber.’Nous constatons que les énoncés dans (520a) et (520d) ne sont pas acceptables. Dans (520b) et (520c), le circonstant est dans une position thématique, il souligne la faible répétition de la relation prédicative dans le temps. La question qui se pose maintenant est de savoir pourquoi on ne peut pas considérer ces deux circonstants de temps dans les positions initiales comme des circonstants de cadre 4 ?
Nous laissons à Guimier le soin de répondre à cette question. Pour lui, les adverbes de fréquence en général sont étroitement liés au prédicat et ne peuvent jouer le rôle de cadre du procès en position initiale. Ils doivent être considérés comme des extra-prédicatifs qui s’emploient endophrastiquement :
‘« On conçoit que, sémantiquement, la fréquence ne puisse être envisagée comme cadre. Toute comme la durée, elle n’a d’existence que par le procès lui-même ; il faut qu’il y ait échéance du procès au temps pour qu’on puisse en mesurer la fréquence, en constater l’itération. On comprend dans ces conditions que l’adverbe de fréquence, tout comme l’adverbe de durée, soit en relation étroite avec le prédicat et ne puisse être pourvue d’une incidence exophrastique. De fait, l’adverbe de fréquence est fondamentalement intra-prédicatif ; par détachement en position initiale, il peut devenir extra-prédicatif (pour des raisons liées à la thématisation par exemple), mais reste néanmoins endophrastique et décrit une des caractéristiques du procès » 5 . ’Or nous avons pu montrer que quelquefois et parfois peuvent se comporter syntaxiquement comme de véritables circonstants extra-prédicatifs. La différence entre eux et les autres circonstants de la classe (comme souvent par exemple) en position initiale, est que les circonstants du type souvent ne caractérisent que le prédicat et soulignent les types de sa fréquence dans le temps, alors que les adverbes du type quelquefois et parfois quantifient la fréquence de l’événement exprimé par toute la relation prédicative. Ils se comportent endophrastiquement car ils disent quand même quelque chose sur le procès exprimé dans cet événement.
Les thèses présentées jusqu’à maintenant pour exclure ces deux circonstants de la classe des circonstants de cadre sont de nature sémantique mais n’ont pas d’appui syntaxique. Il suffit de présenter un seul test syntaxique pour prouver qu’il serait impossible de considérer ces deux circonstants comme des circonstants de cadre. C’est que les véritables circonstants de cadre acceptent normalement l’extraction en c’est…que, un test qui est impossible pour quelquefois et parfois :
‘524. Mais, dans l'un, Regimbart venait de sortir ; dans un autre, il viendrait peut‑être ; dans un troisième, on ne l'avait pas vu depuis six mois ; ailleurs, il avait commandé, hier, un gigot pour samedi. (ES, p. 178.)’ ‘(524a) C’est hier qu’il avait commandé un gigot pour samedi.’ ‘525. Elle commençait, du reste, à l'agacer fortement. Quelquefois, se posant comme expérimentée, elle disait du mal de l'amour avec un rire sceptique qui donnait des démangeaisons de la gifler. (ES, p. 229.)’ ‘(525a) *C’est quelquefois qu’elle disait du mal de l’amour avec un rire sceptique…’De ce qui précède et suite à cette manipulation, nous pouvons conclure que, du point de vue carrément sémantique, les adverbes de fréquence quelquefois et parfois, bien qu’ils ne répondent pas aux tests syntaxiques qui identifient les circonstants endophrastiques, s’emploient endophrastiquement. On peut dire aussi que quelle que soit leur position dans la phrase, ils peuvent quantifier les occurrences du déroulement du procès sans le caractériser directement. Ils ressemblent, syntaxiquement, aux circonstants extra-prédicatifs par leur comportement avec les tests déjà cités.
Passons maintenant à l’étude de la position d’enclave, c’est-à-dire la position où le circonstant est encadré entre l’auxiliaire et son participe :
‘526. Tandis qu'il était perdu dans ses réflexions, Arnoux, d'une voix monotone et avec un regard un peu ivre, contait d'incroyables anecdotes où il avait toujours brillé, grâce à son aplomb ; et Frédéric (cela tenait sans doute à des ressemblances profondes) éprouvait un certain entraînement pour sa personne. (ES, p. 256.)’ ‘527. Au coin de la rue Montmartre, il se retourna ; il regarda les fenêtres du premier étage ; et il rit intérieurement de pitié sur lui‑même, en se rappelant avec quel amour il les avait si souvent contemplées ! (ES, p. 99.)’Nous reprenons ici l’idée de Guimier selon laquelle la plupart des circonstants de manière qui sont interposés entre l’auxiliaire et le participe peuvent avoir par rapport à leur sens de départ une nuance pour signifier la quantité. Nous constatons aussi que certains circonstants de temps peuvent avoir aussi la même nuance.
Le circonstant dans cette position peut souligner à la fois la fréquence élevée du procès et sa quantification. Cette idée est renforcée dans (527) par la présence de l’adverbe de degré si.On notera d’ailleurs que la position ci-dessus est la plus courante pour ce genre de circonstants. La position finale du circonstant est une position qui peut être le plus souvent marquée par une virgule. Cette position est problématique et source de beaucoup d’ambiguïtés :
‘528. […] ; sousle dernier volant de sa robe, son pied passait dans une mince bottine en soie, de couleur marron ; la tente de coutil formait un large dais sur sa tête, et les petits glands rouges de la bordure tremblaient à 1a brise, perpétuellement. (ES, p. 58)’ ‘529. Il songea que plus Arnoux serait détaché de sa femme, plus il aurait de chance auprès d'elle. Alors, il se mit à faire l'apologie de Rosanette, continuellement ; il lui représenta tous ses torts à son endroit, conta les vagues menaces de l'autre jour, et même parla du cachemire, sans taire qu'elle l'accusait d'avarice. (ES, p. 228.)’ ‘530. D'ailleurs Frédéric, plein de l'idée de Mme Arnoux, parlait de son mari souvent ; et Deslauriers commença une intolérable scie, consistant à répéter son nom cent fois parjour, àla fin de chaque phrase, comme un tic d'idiot. (ES, p. 121.)’Nous constatons que les circonstants en (528) et (529) ne posent pas de problèmes, ils sont de véritables circonstants intra-prédicatifs. Ils sont dans une position de mise en valeur. Comme les circonstants de manière, ils prennent en charge de réparer un oubli ou de rectifier un manque possible dans l’énoncé précédent. Ils sont toujours sous la portée de la négation et de l’interrogation 6 . Dans (530), l’histoire de Mme Arnoux et de Frédéric constitue le thème essentiel de toute l’oeuvre. L’objet de la phrase, en l’occurrence son mari « le mari de Mme Arnoux », se trouve lui aussi thématisé, car il se rapporte à elle, à Mme Arnoux, et le circonstant vient en position finale pour apporter quelque chose de nouveau sur ce thème et donner par la suite une valeur émotionnelle très importante au circonstant.
Dan Van Raemdonck, « Est-il pertinent de parler d’une classe d’adverbe de temps ? », www.ucm.es/info/circulo)no7/vanraemdonck.htm , 2001, p. 7.
Cf. Christian Molinier, « Les adverbes de fréquence en français », Lexique, n° 1, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1982, p. 95.
Ibid., p. 96.
Le mode de fonctionnement de ces circonstants sera étudié dans le quatrième chapitre de cette partie.
Guimier, 1996, p. 153.
Cf. Ch. Molinier, 1982, p. 97.