2.1.1. La position

Du fait que ces circonstants sont au départ des circonstants intra-prédicatifs qui quittent le prédicat pour jouer le rôle des circonstants extra-prédicatifs, le déplacement est toujours accompagné par une virgule à l’écrit et une légère pause à l’oral qui donne, a priori, un signe de leur extra-prédicativité. Deux positions 1 sont donc reconnues pour ce genre de circonstants. La position préverbale avant le sujet (615 et 616a) et la position d’enclave entre le sujet et son verbe (616b) :

‘615. Le large trottoir, descendant, facilitait sa marche, la porte tournait presque d’elle‑même ; et la poignée, lisse au toucher, avait la douceur et comme l’intelligence d’une main dans la sienne. Insensiblement, il devint aussi ponctuel que Regimbart. (ES, p. 96.)’ ‘616. Quand l'enthousiasme de Rosanette pour les gardes mobiles se fut calmé, elle redevint plus charmante que jamais, et Frédéric prit l'habitude insensiblement de vivre chez elle. (ES, p. 466.)’ ‘(616a) […] elle redevint plus charmante que jamais, et, insensiblement, Frédéric prit l'habitude de vivre chez elle.’ ‘(616b) […] elle redevint plus charmante que jamais, et Frédéric, insensiblement, prit l'habitude de vivre chez elle.’

Au niveau du sens, (615), (616), (616a) et (616b) sont équivalents et ont à peu près la même interprétation. Mais ils ne sont pas équivalents au niveau du comportement syntaxique. Le circonstant en (616) est nettement intra-prédicatif, il est sous la portée de la négation alors que dans (615), (616a) et (616b), il est hors du champ de la négation. Voilà donc un premier indice de la différence entre l’emploi intra et extra-prédicatif :

‘(615) *Le large trottoir, descendant, facilitait sa marche, la porte tournait presque d’elle‑même ; et la poignée, lisse au toucher, avait la douceur et comme l’intelligence d’une main dans la sienne. Insensiblement, il ne devint pas aussi ponctuel que Regimbart. ’ ‘(616) et Frédéric ne prit pas l'habitude insensiblement de vivre chez elle. (ES, p. 466.) (mais il en était pleinement conscient)’

Dans (616), le circonstant intra-prédicatif est incident au verbe et à lui seul. Il forme avec lui un véritable verbe du discours. On peut le paraphraser par : la prise de l’habitude de vivre chez elle est insensible. Le circonstant ne caractérise aucun des éléments du prédicat que par l’intermédiaire du verbe. Cela veut dire que « le prédicat verbe + adverbe est construit avant que n’interviennent les autres compléments du verbe » 2 . Autrement dit, l’incidence du circonstant porte préférentiellement sur le verbe et éventuellement secondairement sur l’un des éléments du prédicat, à savoir le sujet de l’énoncé : Frédéric lui-même est inconscient 3 .

Mais dans le cas du circonstant du sujet-prédicat, et du fait de sa position, il n’est plus sous le champ de l’influence du verbe, il porte sur le sujet et le prédicat. Les différentes manipulations opérées dans (616) nous renseignent donc sur un certain nombre de choses.

‘(616c) […] elle redevint plus charmante que jamais, et Frédéric prit, insensiblement, l'habitude de vivre chez elle.’ ‘(616d) […] elle redevint plus charmante que jamais, et Frédéric prit l'habitude de vivre chez elle, insensiblement.

Nous pouvons remarquer tout d’abord que, théoriquement, toutes les positions qui sont à gauche du verbe correspondent généralement aux emplois extra-prédicatifs alors que celles de droite correspondent aux emplois intra-prédicatifs, exception faite bien sûr de (616c) qui se présente comme un cas problématique : peut-on le considérer comme une variante de l’emploi intra-prédicatif, ou bien comme la marque de l’intervention du locuteur qui commente son énoncé et il sera considéré alors comme un circonstant extra-prédicatif ? Le circonstant encadré par les deux virgules peut donc être glosé par : Je signale que cela se passe insensiblement pour Frédéric.

Dans (616d) par contre, le circonstant est en position finale et suscite beaucoup d’ambiguïtés. On ne sait plus si c’est Frédéric qui est inconscient de son acte ou bien la dame : Frédéric s’est habitué à vivre chez cette dame et cela se passe d’une manière insensible pour elle. Ces différentes manipulations signifient que la position canonique 4 du circonstant du sujet-prédicat est la position dans la zone préverbale, la zone qui est hors du champ d’influence du verbe 5 .

Cette zone est d’ailleurs un signe important pour la thématisation de ce circonstant dans la phrase. Il présente la manière du procès comme une information donnée et le procès lui-même devient l’élément d’information nouveau 6 . Ainsi dans le passage suivant, le contexte avant le circonstant montre que Frédéric fréquente la boutique d’Arnoux d’une manière insensible et le circonstant insensiblement se présente comme une chose donnée :

‘Frédéric eut un remords, et se montra plus assidu au journal. Les grandes lettres composant le nom d'Arnoux sur la plaque de marbre, au haut de la boutique, lui semblaient toutes particulières et grosses de significations, comme une écriture sacrée. Le large trottoir, descendant, facilitait sa marche, la porte tournait presque d'elle‑même ; et la poignée, lisse au toucher, avait la douceur et comme l'intelligence d'une main dans la sienne. Insensiblement, il devint aussi ponctuel que Regimbart. (ES, p. 96.)’

Le circonstant intra-prédicatif est donc incident au prédicat, mais sa portée peut rayonner ailleurs soit à droite soit à gauche du noyau verbal. Qu’en est-il alors des supports d’incidence du circonstant de sujet-prédicat et de ses éventuelles portées dans la phrase ?

Notes
1.

Guimier (1996) ne fait pas la différence entre ces deux positions et considère qu’il s’agit de deux variantes qui n’induisent pas de différence au niveau de l’interprétation de ces adverbes. Il s’agit donc d’une seule et même position. On se reporte donc à l’article de N. Le Querler qui fait l’opposition entre la position initiale du circonstants et les autres positions dans la phrase. Cf. N. Le Querler in : Guimier, 1993.

2.

Cf. Guimier, 1996, p. 71.

3.

Notons que la paraphrase par Frédéric est insensible n’est pas tout à fait juste car elle ne rend pas compte du sens du circonstant.

4.

Cette affirmation doit tout de même être nuancée. On est bien d’accord sur le fait que la position préverbale lève toute ambiguïté, mais l’interprétation ‘‘sujet-prédicat’’ serait aussi acceptable dans d’autres positions, à condition que le circonstant soit détaché.

5.

Cette zone donne une grande marge de manœuvre pour le locuteur grâce à laquelle il oriente son énoncé vers l’interprétation qu’il veut communiquer à son interlocuteur. Voir sur ce point S. Rémi-Giraud, 1998, p. 84.

6.

Rappelons que pour Guimier, «Cette propriété peut être simplement présenté comme telle. Plus précisément, l’adverbe peut prendre la position thématique afin de rhématiser sans ambiguïté le prédicat ». Guimier, 1996, p. 78.