QUATRIÈME CHAPITRE : Le circonstant exophrastique

1. Introduction

Dans les chapitres précédents, nous avons montré que les circonstants de manière sont très présents dans le mode de fonctionnement intra-prédicatif du fait qu’ils caractérisent le prédicat verbal. Mais certains des circonstants de manière en –ment, en se déplaçant en position préverbale et au lieu de caractériser le prédicat, caractérisent soit la relation prédicative et son sujet (le circonstant de sujet-prédicat), soit la phrase tout entière et son sujet (le circonstant de sujet-phrase).

Certains des circonstants de temps et de lieu ne connaissent que le mode de fonctionnement intra-prédicatif (comme certains adverbes d’aspect et de fréquence) et la plupart d’entre eux, en position préverbale, tendent à avoir un type de fonctionnement extra-prédicatif. Il s’agit en effet d’une tendance de fonctionnement mais non pas d’une règle grammaticale précise. Nous allons donc étudier le mode d’emploi exophrastique des circonstants dans ce chapitre. Mais trois questions peuvent se poser maintenant :

(1) Est-il pertinent de parler des circonstants de manière extra-prédicatifs ?

(2) Quels sont les caractéristiques du mode de fonctionnement exophrastique ?

(3) Quels sont les types de circonstants de temps, de lieu ou éventuellement de ‘‘manière’’ qui peuvent avoir ce mode d’emploi ?

Rappelons tout d’abord que le mode de fonctionnement exophrastique est le mode le plus typique des fameux adverbes de phrase, une notion qui a fait l’objet de beaucoup de recherches 1 . Nous ne ferons pas ici la critique de ces tentatives d’explication mais il suffit de dire qu’elles sont unanimes sur le fait que l’adverbe de phrase porte sur la phrase comme un tout et qu’il peut caractériser soit le dit soit le dire de l’énoncé.

Notons que là encore la théorie psychomécanique paraît plus fructueuse et plus satisfaisante dans la mesure où elle prend en compte un autre niveau de discours préalable à ces deux niveaux effectifs (le niveau du dit et le niveau du dire), il s’agit du niveau de la visée du discours, le niveau qui concerne l’intention de signification qui constitue, comme le dit Guimier, l’étape liminaire de l’acte d’énonciation 2 . Or l’acte de l’énonciation met en cause un locuteur, une donnée événementielle et un interlocuteur. La visée du discours se présente alors comme le vouloir dire du locuteur. Mais vouloir dire implique qu’on dit d’une certaine façon. C’est là exactement qu’interviennent les circonstants de la visée du discours.

On aura donc trois niveaux bien distincts sur lesquels peuvent porter les circonstants exophrastiques : le niveau de la visée du discours, le niveau du dire et le niveau du dit. La question qui se pose maintenant est de savoir sur quel niveau portent les circonstants extra-prédicatifs de lieu, de temps et de manière ? Mais avant de répondre à cette question, nous devons répondre d’abord à la question que nous avons déjà posée sur le statut du circonstant extra-prédicatif de manière.

Depuis longtemps, on fait une opposition entre adverbe de phrase et adverbe de constituant . Les adverbes de manière sont considérés le plus souvent comme des adverbes de constituant. Cette manière de raisonnement se trouve justifiée et réaffirmée par les travaux récents sur la question. Ils sont généralement définis comme des circonstants de prédicat 3 .Pourtant, certains linguistes comme O. Mørdrup (1976) 4 , par exemple, considèrent que les adverbes de point de vue peuvent être tenus comme de véritables adverbes de manièrelesquels sont repartis chez lui en cinq catégories :

1. Adverbes de sujet-phrase.

2. Adverbes de sujet-manière.

3. Adverbes de verbe-manière1.

4. Adverbes de verbe-manière2.

5. Adverbe de point de vue.

Les adverbes de sujet-phrase correspondent aux circonstants de sujet-phrase dans notre typologie, les adverbes de sujet-manière aux circonstants de sujet-prédicat, les adverbes de verbe-manière1 aux circonstants intra-prédicatifs qui portent sur le verbe et sur l’objet, les adverbes de verbe-manière2 aux circonstants intra-prédicatifs qui portent sur le verbe. La seule raison pour le classement des circonstants de point de vue parmi les circonstants de manière réside dans le fait qu’ils acceptent le clivage en c’est…que :

‘700. Marie est mariée légalement. ’ ‘701. Légalement, Marie est mariée.’

Mais ce clivage est-il possible pour le circonstant en (700) ou en (701) ou bien pour tous les deux à la fois ?

‘702. C’est légalement que Marie est mariée.’

Peut-on dire que le circonstant dans les deux cas est un circonstant de manière ? Nous croyons que non parce que même le circonstant de (701) ne peut être placé en position initiale comme les véritables circonstants de manière, comme c’est le cas par exemple en (703a) :

‘703. Le président de la République a accueilli la reine d’Angleterre avec beaucoup de gentillesse. ’ ‘(703a) Avec beaucoup de gentillesse, le président de la République a accueilli la reine d’Angleterre. ’

Guimier, suite à Mørdrup et en commentaire des exemples (700) et (701), constate que la négation peut aider à révéler la différence de fonctionnement entre les deux circonstants :

‘(700a) Marie n’est pas mariée légalement.’ ‘(701a) Légalement, Marie n’est pas mariée.’

En fait, la deuxième phrase implique que Marie n’est pas mariée :

‘« Le mariage étant régi par la loi, l’adverbe est un adverbe de domaine non-contrastif et il ne peut être sous la portée de la négation (Marie peut se considérer comme mariée, mais si aux yeux de la loi, elle ne l’est pas, de fait, elle ne l’est pas). L’adverbe exophrastique peut être paraphrasé par d’un point de vue légal, du point de vue de la loi » 5 . ’

Mais pour la première phrase, deux interprétations sont possibles. Dans la première interprétation, l’adverbe peut être considéré comme un véritable adverbe de manière intra-prédicatif et la phrase peut signifier que Marie est mariée même si on peut douter du caractère légal de la procédure.

Pour la deuxième interprétation, la phrase sera considérée comme synonyme de (701a) où l’adverbe est en mode d’emploi exophrastique. Cette interprétation

‘« […] se traduit par une rupture intonative qui isole l’adverbe du verbe. Son fonctionnement exophrastique apparaît au travers de la possibilité de le faire suivre du participeparlant :
Marie n’est pas mariée, légalement parlant.
Légalement parlant, Marie n’est pas mariée.
* Marie n’est pas mariée, légalement parlant (sans rupture intonative avant l’adverbe) » 6 .’

Notons que ces mêmes circonstants sont classés parmi les adverbiaux contextuels chez H. Nølke (1990) du fait qu’ils précisent, comme le dit l’auteur, la dimension thématique du contexte non spatio-temporel qui dépend du contexte propositionnel. Ils sont classés d’ailleurs parmi les adverbiaux de cadre chez Schlyter (1977).

L’unanimité n’est donc pas faite non plus sur cette notion. Peut-être que cette divergence vient-elle des particularités qu’on peut observer dans ces théories. Les thèses présentées par Nølke, par exemple, sont de nature sémantico-pragmatique et les arguments 7 qu’il présente pour justifier le classement de ces circonstants parmi les adverbiaux contextuels sont de même nature et ne sont pas toujours satisfaisants :

(1) Ces adverbiaux précisent la dimension thématique du contexte non spatio-temporel qui dépend évidemment du contenu propositionnel.

(2) Ils se présentent comme le résultat d’un choix, d’où la focalisabilité.

Un dernier point qui nous paraît paradoxal dans cette approche, c’est que l’auteur considère que tout adverbial contextuel est assimilable à un connecteur 8 . Or les adverbes de point de vue, à la différence des connecteurs, acceptent le clivage en c’est…que et peuvent modifier aussi le verbe dans leur emploi intra-prédicatif.

Nous pouvons dire donc que les adverbes de point de vue ne peuvent pas se comporter comme les vrais connecteurs (voir exemples 706, 707 et 708 ci-dessous) :

‘704. Logiquement, la première proposition équivaut à la seconde (adv. de point de vue)’ ‘705. Paul a analysé logiquement la deuxième Provinciale (adv. de manière, exemples cités par Guimier, 1996, p. 144.)’ ‘706. C’est logiquement que la première phrase équivaut à la seconde.’ ‘707. Entre nous, Paul a vendu sa voiture.’ ‘708. *C’est entre nous que Paul a vendu sa voiture.’

Il s’agit donc d’une différence au niveau de leur mode de fonctionnement. Il n’y a donc pas de raison évidente pour les classer parmi les connecteurs ni même parmi les circonstants de manière. C’est peut-être pour cela que Guimier les classe parmi le groupe des circonstants qui caractérisent la visée de discours, plus précisément encore, parmi les circonstants de cadre, comme le fait Schlyter (1977). Les deux groupes partagent presque les mêmes caractéristiques syntaxico-sémantiques. Nous y reviendrons.

Reste à examiner un type particulier des circonstants en avec ou de + nom en début de phrase. Sont-ils des circonstants de manière exophrastiques ? Examinons les trois exemples suivants :

‘709. Enfin, avec beaucoup de périphrases, il exposa le but de sa visite : se fiant à la discrétion de son ami, il venait pour qu'il l'assistât dans une démarche, après laquelle il se regarderait définitivement comme un homme ; et Frédéric ne le refusa pas. (ES, p. 142.)’ ‘710. Alors, la bonne dame employa une autre méthode. D'une voix tendre et avec de petits sanglots, elle se mit à lui parler de sa solitude, de sa vieillesse, des sacrifices qu'elle avait faits. (ES, p. 158.)’ ‘711. Tandis qu'il était perdu dans ses réflexions, Arnoux, d'une voix monotone et avec un regard un peu ivre, contait d'incroyables anecdotes où il avait toujours brillé, grâce à son aplomb ; […]. (ES, p. 256.)’

Il nous paraît bien évident qu’il ne s’agit pas d’un circonstant exophrastique (extra-prédicatif) qui quitte le prédicat mais il s’agit plutôt d’un circonstant intra-prédicatif déplacé dans cette position de focalisation pour des fins purement stylistiques. Il est simplement mis en valeur. Cette observation est corroborée par l’impossibilité de ces phrases avec la négation et la possibilité avec la formule en c’est…que :

‘(709a) *Enfin, avec beaucoup de périphrases, il n’exposa pas le but de sa visite.’ ‘(709b) Enfin, c’est avec beaucoup de périphrases qu’il exposa le but de sa visite.’ ‘(710a) *D'une voix tendre et avec de petits sanglots, elle ne se mit pas à lui parler de sa solitude, de sa vieillesse, des sacrifices qu'elle avait faits. ’ ‘(710b) C’est d'une voix tendre et avec de petits sanglots qu’elle se mit à lui parler de sa solitude, de sa vieillesse, des sacrifices qu'elle avait faits. ’ ‘(711a) *Tandis qu'il était perdu dans ses réflexions, Arnoux, d'une voix monotone et avec un regard un peu ivre, ne contait pas d'incroyables anecdotes où il avait toujours brillé, grâce à son aplomb.’ ‘(711b) Tandis qu'il était perdu dans ses réflexions, c’est d'une voix monotone et avec un regard un peu ivre qu’Arnoux contait d'incroyables anecdotes où il avait toujours brillé, grâce à son aplomb.’

De ce qui précède, nous pouvons conclure que les circonstants de manière proprement dit ne peuvent pas connaître le mode de fonctionnement exophrastique. Mais cela n’empêche pas le fait qu’il puisse y avoir des cas où le circonstant exophrastique peut se trouver dans la position postverbale et se comporter comme un véritable circonstant intra-prédicatif.

Ainsi l’adverbe heureusement, qui se comporte comme un circonstant exophrastique dans la position initiale, est-il susceptible de se comporter comme un véritable circonstant de manière intra-prédicatif, comme dans les deux exemples suivants :

‘712. Heureusement, il est parti. (Emploi exophrastique extra-prédicatif)’ ‘713. Il est parti heureusement. (Emploi endophrastique intraprédicatif)’

On peut dire donc que le fonctionnement exophrastique n’est pas une variante du fonctionnement intra-prédicatif, lequel reste le mode de fonctionnement de base de ces circonstants 9 .

La catégorie des circonstants de manière étant exclue de ce mode d’emploi extra-prédicatif exophrastique, il est temps de savoir quelle place les circonstants exophrastiques de temps et de lieu peuvent avoir dans notre typologie. Notre analyse se repose sur les trois niveaux fondamentaux de l’acte de l’énonciation : le niveau de la visée du discours, le niveau du dire et le niveau du dit.

Notes
1.

Pour une étude critique de cette notion ainsi que le passage en revue de quelques travaux, voir ici-même 1ère partie, 4ème chapitre.

2.

Guimier, 1996, p. 141. Sur la notion de l’acte d’énonciation et de la visée de discours voir ici-même 2èmepartie, 3ème chapitre.

3.

Nous entendons par là leur mode de fonctionnement très général comme intra-prédicatifs endophrastiques mais non pas le cas particulier de leur emploi comme extra-prédicatifs endophrastiques (Cf. les circonstants de sujet-phrase et les circonstants de sujet-prédicat).

4.

Ole Mørdrup, Une analyse non-transformationnelle des adverbes en –ment, Revue Romane, numéro spécial 11, Copenhague, Akademisk Forlag, 1976, p. 105.

5.

Guimier, 1996, p. 145. Le soulignement est dans le texte.

6.

Ibid., p. 146.

7.

Cf. H. Nølke, 1990, p. 22.

8.

Ibid., p. 26.

9.

Cf. Guimier, 1996, p. 151.