2.1.2. Les circonstants de domaine (ou de point de vue)

C’est un groupe de circonstants qui a pour fonction de fixer le cadre notionnel de l’énoncé qui aide l’interlocuteur à décoder son message. Pour cela, il caractérise la visée de son discours :

‘« Que l’on considère que l’adverbe est plutôt orienté vers le locuteur en ce qu’il conditionne la possibilité de dire, ou plutôt vers le récepteur en ce qu’il lui donne une instruction pour le décodage, c’est toujours la visée de discours qui est en cause : vouloir dire, c’est vouloir transmettre un contenu informatif à un destinataire. Le destinataire, et la façon dont il doit percevoir le message, sont des éléments indispensables de la visée de discours » 1 .’

Ce groupe contient donc des adverbes du type : politiquement, linguistiquement, géographiquement, synchroniquement, diachroniquement et des groupes prépositionnels du type sur le plan politique, en principe, dans le domaine psychologique…etc. Sémantiquement et syntaxiquement, il est sur le même plan que les circonstants spatio-temporels de cadre :

‘728. Sexuellement, Marie n’est pas une affaire.’ ‘729. Au lit, Marie n’est pas une affaire.’

À propos de ces deux énoncés, Guimier fait remarquer que bien que la nature du circonstant ne soit pas la même dans les deux énoncés, ils sont pratiquement synonymes 2 et sont tous les deux compatibles avec la négation. Tous les deux aussi ont pour fonction de délimiter le champ référentiel du message et en fixent le cadre. Suite à Molinier (1984), l’auteur répartit ces circonstants en deux groupes : les adverbes de domaine contrastifs et les adverbes de domaine non contrastifs 3 .

Cette répartition est de nature sémantique. On entend par circonstants de domaine contrastifs, les circonstants qui permettent d’opposer un domaine référentiel à d’autres domaines possibles pour lesquels l’énoncé n’est peut-être pas vrai (exemple 730 ci-dessous). Il peut être paraphrasé par : d’un point de vue adj. Mais dans le cas des circonstants de domaine non contrastifs, l’énoncé ne semble pas impliquer l’existence de domaines complémentaires pour lesquels il serait faux (exemple 731 ci-dessous) :

‘730. Financièrement, cette opération fut un fiasco.’ ‘731. Chimiquement, l’oxygène est un corps simple. ’

Pour l’auteur, cette opposition sémantique a des conséquences sur le plan syntaxique. Les circonstants de domaine contrastifs, contrairement aux circonstants de domaine non contrastifs, peuvent se combiner avec la forme de participeparlant, servir de réponse avec oui ou non à une question totale, être le focus d’une phrase clivée et enfin être paraphrasés par l’adjectif correspondant rendu incident au nom, en particulier en phrase attributive :

‘(730a) D’un point de vue financier, cette opération fut un fiasco.’ ‘(730b) Financièrement parlant, cette opération fut un fiasco.’ ‘(730c) Cette opération fut-elle un fiasco ? – Financièrement oui (ou non) ’ ‘(730d) C’est financièrement que cette opération fut un fiasco.’ ‘(730e) Cette opération fut un fiasco financier.’

Syntaxiquement, ces circonstants partagent aussi les mêmes propriétés que les circonstants spatio-temporels de cadre. Ils sont compatibles avec presque toutes les modalités phrastiques sauf avec la modalité injonctive car le circonstant de domaine désigne un état. Or l’impératif est une invitation à réaliser un acte 4 .

‘732. Techniquement, c’est un exploit.’ ‘733. Techniquement, ce n’est pas un exploit.’ ‘734. Techniquement, est-ce un exploit ?’ ‘735. *Alphabétiquement, figure en premier sur la liste !’

Rappelons encore un autre fait important qui rapproche ces circonstants des circonstants spatio-temporels de cadre. C’est le fait que les circonstants de domaine peuvent être accumulés dans la même phrase comme c’est d’ailleurs le cas avec les spatio-temporels. Mais cette accumulation ne se fait pas de la même façon dans les deux cas. L’accumulation dans le cas des circonstants de domaine spécifie avec chaque circonstant le cadre de la validité de l’énoncé.

Chaque circonstant constitue un domaine isolé et l’énoncé est vu ainsi par des points de vue différents. Mais dans le cas des circonstants spatio-temporels, le circonstant de cadre caractérise 5 le circonstant qui le précède pour spécifier ensemble un seul cadre, qu’il soit temporel ou spatial ou même les deux à la fois :

‘736. Moralement, politiquement et économiquement, il est grand temps que le gouvernement prenne des mesures envers les plus défavorisés.’ ‘737. Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville‑de‑Montereau, prèsde partir, fumait à gros tour­billons devant le quai Saint‑Bernard. (ES, p. 49.)’ ‘738. Frédéric fut démoralisé par ce piètre commencement. Deslauriers, en face, dans le public, lui faisait signe que tout n'était pas encore perdu, et à la deuxième interrogation sur le droit criminel, il se montra passable. (ES, p. 129.)’

Quant au comportement syntaxique avec la négation et l’extraction en c’est…que, les circonstants de domaine se rapprochent aussi des circonstants de cadre spatio-temporels. Ils sont compatibles avec la négation et peuvent être extraits par c’est…que.

Nous avons pu donc réaliser quemalgré la nature différente de cadrage constatée pour les deux circonstants, ils partagent à peu près les mêmes caractéristiques syntaxiques. Quant à leur présence dans le corpus, les circonstants de cadrage spatio-temporels sont très nombreux. Mais les circonstants de domaine sont très rares :

‘739. Arnoux prit leur défense ; Frédéric s'en mêla, les appe­lant des maisons de commerce pareilles aux autres. Leurs écrivains, généralement, étaient des imbéciles, ou des blagueurs ; il se donna pour les connaître, et combattait par des sarcasmes les sentiments généreux de son ami. (ES, p. 456.)’
Notes
1.

Guimier, 1996, p. 142.

2.

Ibid., p. 149.

3.

Cf. Guimier, 1996, p. 143 et suiv.

4.

Ibid., p. 147.

5.

Les occurrences de ce genre de circonstants sont très élevées dans le corpus en particulier dans les positions préverbales.