2.2.3. Orientation vers l’interlocuteur

Soit les exemples suivants :

‘748. Honnêtement, qu’en penses-tu ? (Sois honnête dans ta réponse à ma question)’ ‘749. Sérieusement, pour qui as-tu voté aux dernières élections ?’ ‘750. *Franchement, veux-tu fermer la porte ?’

Dans (748), le locuteur demande à son interlocuteur d’être honnête dans la réponse qu’il va lui donner. Mais selon Guimier, (749) sera à l’origine de deux interprétations possibles et donc d’une ambiguïté 1  :

a. je suis sérieux en te demandant pour qui tu as voté.

b. je te demande d’être sérieux dans ta réponse à ma question.

Guimier précise que ce qui est en cause dans ces deux énoncés, c’est le destinataire en tant qu’il est la cible de l’acte illocutoire et que l’acceptabilité de l’adverbe est liée au type d’acte illocutoire propre à l’énoncé. Ce qui explique l’impossibilité de (750). L’acceptabilité de (748) et (749) vient donc du fait qu’ils expriment une requête de dire alors que (750) une requête de faire, ce qui n’est pas du tout la même chose. C’est pourquoi le circonstant peut redevenir acceptable dans (751) car il exprime une requête de dire :

‘751. Franchement, suis-je fascinant aujourd’hui ? (Paraphrase : dis-moi franchement est-ce que je suis fascinant aujourd’hui ?)’

Peuvent entrer donc dans cette catégorie, les circonstants du type entre nous car, dans une modalité interrogative, ils peuvent exprimer une requête de dire et en même temps, ils exigent une certaine confidentialité entre les interlocuteurs :

‘752. - Entre nous, est-il capable de surmonter cet obstacle ? (Dis-moi entre nous, est-il capable de surmonter cet obstacle ?)’

Reste à dire enfin que les adverbes ayant la fonction de circonstant illocutif en général, dans les positions post-verbales, s’utilisent endophrastiquement et se comportent comme les véritables circonstants intra-prédicatifs de manière 2 tels que ceux qu’on trouve ci-dessous :

‘753. Il se demanda, sérieusement, s'il serait un grand peintre ou un grand poète ; ‑ et il se décida pour la peinture, car les exigences de ce métier le rappro­cheraient de Mme Arnoux. (ES, p. 109.)
(La façon de se demander elle-même est sérieuse)’ ‘754. Arnoux, qui la connaissait, en avait profité pendant longtemps pour l'entretenir à peu de frais ; le bonhomme était venu, et ils avaient eu soin, tous les trois, de ne point s'expliquer franchement. (ES, p. 259.)
(Ils avaient eu soin de ne point expliquer avec franchise, ils refusaient toute explication franche) ’

D’après ce qui vient d’être dit, les circonstants illocutifs et les circonstants de cadre sont destinés à caractériser la visée du discours du locuteur. Mais est-ce qu’ils se comportent syntaxiquement de la même façon ?

Ils sont semblables au niveau de leur comportement avec la négation : tous les deux sont compatibles avec la négation. Mais pour l’interrogation, les circonstants de cadre sont compatibles avec une phrase interrogative alors que seuls les circonstants illocutifs orientés vers l’interlocuteur acceptent de figurer dans une phrase interrogative.

Pour leur position dans la phrase, les circonstants de cadre (les spatio-temporels en particulier) sont plus libres et plus mobiles que les circonstants illocutifs.

‘755. Nouvelles pro­messes de l'autre, nouvelles farces naturellement. Bref, avant‑hier matin, Mignot (…) l'a sommé (…) d'avoir à lui rendre (…), dans les vingt‑quatre heures (…), sans préjudice du reste, douze mille francs. (ES, p. 527.)’ ‘756. Confidentiellement, tu vas avoir une promotion au mois de juin.’ ‘(756a) *Tu vas, confidentiellement, avoir une promotion au mois de juin 3 .’

Les circonstants illocutifs ne peuvent enfin être extraits dans c’est…que à la différence des circonstants de cadre :

‘757. C’est le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, que la Ville‑de‑Montereau, près de partir, fumait à gros tour­billons devant le quai Saint‑Bernard.’ ‘758. C’est financièrement que cette opération fut un fiasco.’ ‘759. * C’est sincèrement que je m’attendais à un tel succès.’

Nous pouvons dire que cette divergence est peut-être due au fait que les deux types de circonstants, bien qu’ils caractérisent la visée de discours, ne sont pas sur le même niveau de caractérisation dans la mesure où les circonstants de cadre spécifient le cadre de la validité de l’énoncé alors que les circonstants illocutifs caractérisent l’acte illocutoire lui-même ou bien l’un de ses protagonistes.

Notes
1.

Ibid., p. 156.

2.

Nous rejoignons ici l’idée de M. Le Guern selon laquelle certains adverbes comme très, presque ou trop n’opèrent qu’en logique intensionnelle alors que certains d’autres comme peut-être opèrent en logique extensionnelle, mais entre les deux pôles, peuvent intervenir certains types d’adverbes comme franchement :

1. Il a reconnu franchement ses torts. (Franchement se combine avec reconnaître en logique intensionnelle)

2. Franchement, il nous ennuie. (la logique extensionnelle s’impose). Cf. M. Le Guern, Les deux logiques du langage, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 102.

3.

Notons d’ailleurs que cet énoncé est possible avec une certaine intonation : avec une pause avant les deux virgules qui encadrent le circonstant.