3. Les circonstants qui portent sur le dire

Nous allons étudier maintenant le comportement syntaxique des circonstants de temps et de lieu qui peuvent se trouver éventuellement sur l’un ou l’autre des deux niveaux discursifs de l’acte de l’énonciation : le niveau du dire et le niveau du dit. Mais nous croyons utile de donner une définition des deux niveaux avant l’exploration de ses composantes. Le niveau du dire est le niveausur lequel portent les circonstants qui prennent en compte le mécanisme qui gère la production de la chaîne parlée dans l’énoncé.

Dans la typologie de Guimier, il y a trois types d’adverbes qui portent sur le dire : les adverbes conjonctifs, les adverbes métalinguistiques et les adverbes paradigmatisants de H. Nølke. Les conjonctifs par exemple, comme l’indique leur nom, sont destinés à relier deux contextes ou deux unités de discours. Ils sont riches au niveau des catégories sémantiques.

Ils peuvent exprimer l’ordination : premièrement, deuxièmement, la distribution : respectivement, successivement, l’analogie : parallèlement, simultanément, l’opposition : inversement, contrairement, la consécution : conséquemment, justement, et la condition : autrement, différemment.

Quant au niveau du dit, il est souvent défini comme le résultat de tout acte d’énonciation. Il constitue donc l’étape ultime de l’acte d’énonciation,

‘« ce vers quoi il tend tout entier à partir du moment où il est enclenché. Le dit lui-même est le résultat d’une opération antécédente (ou plus exactement d’une série d’opérations antécédentes), qui consistent pour l’essentiel à dérouler une chaîne parlée linéarisée » 1 .’

Ce qui nous intéresse pour l’étude des circonstants qui portent sur le dire, ce sont les circonstants qui dénotent un rapport logique de temps du type d’abord, ensuite, enfin,…etc. Ils sont des circonstants de temps exophrastiques qui modalisent le dire de l’énonciateur. Ils sont des circonstants conjonctifs qui expriment l’ordination. Leur rôle est en effet d’organiser et d’agencer le discours du locuteur et de le mettre dans l’ordre dans lequel il veut transmettre à son interlocuteur.

Ils soulignent en même temps le fait que cet ordre n’est pas fortuit et qu’il résulte d’un choix délibéré de son énonciateur 2  :

‘760. D'abord, on causa des choses du jour, entre autres du Stabat de Rossini ; Sénécal, interrogé, déclara qu'il n'allait jamais au théâtre. Pellerin ouvrit la boîte de couleurs. (ES, p. 111.)’ ‘761. Elle semblait irritée ; tout la gênait. Enfin, Marthe ayant fermé les yeux, elle tira le bouquet et le lança par la por­tière, puis saisit au bras Frédéric, en lui faisant signe, avec l'autre main, de n'en jamais parler. Ensuite, elle appliqua son mouchoir contre ses lèvres, et ne bougea plus. (ES, p. 150.)’ ‘762. Elle se dit heureuse de lui voir un état, car ils n'étaient pas aussi riches que l'on croyait ; la terre rapportait peu ; les fermiers payaient mal ; elle avait même été contrainte de vendre sa voiture. Enfin, elle lui exposa leur situation. (ES, p. 155.)’

Du fait que ces circonstants sont de préférence dans les positions initiales, D. Raemdonck, qui les considère d’ailleurs comme des connecteurs, les rapproche des vrais circonstants de cadre :

‘« Les adverbiaux connecteurs fonctionnent bien comme les autres adverbiaux, incidents à une incidence en cours. Ils recouvrent les mêmes notions et les mêmes positions structurelles que les adverbiaux de cadre » 3 . ’

Or les deux groupes de circonstants n’ont pas le même comportement syntaxique avec c’est…que. Nous ne pouvons donc pas accepter cette position qui rapproche les circonstants qui caractérisent le dire de ceux qui caractérisent la visée de discours :

‘763. C’est le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, que la Ville‑de‑Montereau, près de partir, fumait à gros tour­billons devant le quai Saint‑Bernard.’ ‘764. C’est financièrement que cette opération fut un fiasco.’ ‘765. * C’est d'abord qu’on causa des choses du jour, entre autres du Stabat de Rossini ; Sénécal, interrogé, déclara qu'il n'allait jamais au théâtre. Pellerin ouvrit la boîte de couleurs.’

Nous constatons donc que les deux groupes de circonstants sont sur deux niveaux discursifs différents, celui de la visée de discours et celui de dire et ils ne peuvent pas être traités comme les éléments d’une même classe. Quant aux deux autres catégories de circonstants qui caractérisent le dire, la première, celle des adverbes métalinguistiques, comporte, selon Guimier, les adverbes qui permettent à l’énonciateur de donner des indications relatives à la forme linguistique de son énoncé : choix des termes utilisés, consignes pour l’interprétation d’unités susceptibles d’être ambiguës, commentaires sur la longueur de l’énoncé, reformulations, etc. 4 .

Exemples :

‘766. D'après une commande, dont Frédéric avait été le témoin, il lui avait apporté deux tableaux. Le marchand, alors, s'était permis des critiques. Il avait blâmé la com­position, la couleur et le dessin, le dessin surtout, bref, à aucun prix n'en avait voulu. (ES, p. 100.)’ ‘767. Nouvelles pro­messes de l'autre, nouvelles farces naturellement. Bref, avant‑hier matin, Mignot l'a sommé d'avoir à lui rendre, dans les vingt‑quatre heures, sans préjudice du reste, douze mille francs. (ES, p. 527.) ’

Pour la deuxième catégorie, il s’agit des adverbes paradigmatisants 5 de Nølke. Un adverbe paradigmatisant a pour fonction de sélectionner un élément parmi un paradigme d’éléments virtuels. Ce groupe comporte les éléments du type : même, seulement, particulièrement, en particulier, ...etc.

‘768. Deslauriers lui fit de la morale, se montra même singu­lièrement gai, farceur ; et, comme il était fort tard, demanda la permission de passer la nuit sur un fauteuil. (ES, p. 534.)’ ‘769. Le banquier haïssait particulièrement Lamartine (pour avoir soutenu Ledru‑Rollin) et avec lui Pierre Leroux, Proudhon, Considérant, Lamennais, tous les cerveaux brûlés, tous les socialistes. (ES, p. 427.)’

Dans (768), il s’aperçoit que Deslauriers remonte le moral de Rosanette. Mais le fait de se montrer singulièrement gai et farceur est le plus important dans cette situation. L’adverbe paradigmatisant sélectionne alors le groupe adjectival gai et farceur parmi tout un paradigme d’adjectifs susceptibles de jouer le même rôle. Il n’est pas dit par exemple que Delauriers se montrait singulièrement gentil et convenant du fait que l’auteur voulait mettre en vedette les deux adjectifs gai et farceur mais rien d’autre. Dans (769), l’accent est mis sur le complément d’objet. Le circonstant sélectionne un groupe d’auteurs, à savoir tous les socialistes, parmi un autre groupe plus grand.

Les métalinguistiques et les paradigmatisants peuvent se trouver dans les différentes positions de la phrase aussi bien préverbales que post-verbales. Ils sont exophrastiques par définition. Mais cela n’empêche pas le fait que certains d’entre eux, dans les positions postverbales, peuvent se comporter comme les véritables circonstants intra-prédicatifs de manière. Certains autres sont susceptibles de deux interprétations intra-prédicative et extra-prédicative à la fois :

‘770. On découvre chez l'autre ou dans soi‑même des précipices ou des fanges qui empêchent de poursuivre , on sent, d'ailleurs, que l'on ne serait pas compris ; il est difficile d'exprimer exactement quoi que ce soit ; aussi les unions complètes sont rares. (ES, p. 442.)’ ‘(Il est difficile d’exprimer de façon exacte)’

Après ce tour d’horizon un peu rapide sur les circonstants qui portent sur le niveau de dire, nous avons pu constater que le nombre des circonstants qui entrent dans la catégorie de temps et qui peuvent le caractériser est très limité. Une bonne partie de ces circonstants peuvent s’employer endophrastiquement selon leurs positions dans l’énoncé. Nous allons explorer maintenant les circonstants qui portent sur le niveau du dit.

Notes
1.

Guimier, 1996, p. 105.

2.

Ibid., p. 126.

3.

D. Raemdonck, 2001, p. 4.

4.

Guimier, 1996, p. 133.

5.

Pour une étude plus détaillée de ce groupe d’adverbes, voir la 1ère partie, 4ème chapitre.