2.1.1. Les circonstants de lieu comme un cadre de l’espace

Généralement, la plupart des circonstants qui expriment le cadre figurent normalement dans les positions initiales de la phrase et les autres circonstants figurent dans les positions postverbales 1 . Le cadrage de l’espace dans le roman peut être effectué selon deux facteurs : l’angle du regard et la situation de la chose regardée.

Dans le premier cas, le cadrage de l’espace se fait depuis un angle précis du regard. On peut parler dans ce cas d’un effet de zoom grandissant qui donne les détails d’ensemble de la chose vue car, à ce moment-là, le regard ne permet pas d’embrasser toute la scène et il serait impossible de donner les petits détails :

‘« Ils s'arrêtèrent près du théâtre Bobino, devant une mai­son où l'on pénétrait par une allée. Dans la lucarne d'un grenier, entre des capucines et des pois de senteur, une jeune femme se montra, nu‑tête, en corset, et appuyant ses deux bras contre le bord de la gouttière ». (ES, p. 89.)’

Mais on constate que ce cadrage est le plus souvent subjectif car il peut se faire par rapport à un personnage :

‘« Un soir que, du haut de son balcon, il venait de les regarder partir, il vit de loin Hussonnet sur le pont d'Arcole. Le bohème se mit à l'appeler par des signaux, […] ». (ES, p. 143.)’ ‘« Il passait des heures à regarder, du haut de son balcon, la rivière qui coulait entre les quais grisâtres, noircis, de place en place, par la bavure des égouts, avec un ponton de blanchisseuses amarré contre le bord, où des gamins quel­quefois s'amusaient, dans la vase, à faire baigner un caniche ». (ES, p. 127)’

Le pronom personnel il  et l’adjectif possessif son  dans ces deux exemples sont les indices d’une telle subjectivité. Le narrateur peut aussi en être le complice et le pronom indéfini on est l’indice de cette complicité :

‘« Par les fenêtres ouvertes, on apercevait tout le jardin avec la longue pelouse que flanquait un vieux pin d'Écosse, aux trois quarts dépouillé ; des massifs de fleurs la bombaient inégalement; et, au‑delà du fleuve, se déve­loppaient, en large demi‑cercle, le bois de Boulogne, Neuilly, Sèvres, Meudon. Devant la grille, en face, un canot à la voile prenait des bordées ». (ES, p. 146.)’

Il arrive parfois que l’angle de la prise de vue puisse être plus étroit permettant au héros de voir avant de savoir. Ce qui fait naître un effet de surprise et de découverte :

‘« Il y avait dans l'air quelque chose de gaillard et de belliqueux. Frédéric marchait toujours. L'agitation de la grande ville le rendait gai.
À la hauteur de Frascati, il aperçut les fenêtres de la Maréchale ; une idée folle lui vint, une réaction de jeu­nesse. Il traversa le boulevard ». (ES, p. 383.)’ ‘« Et, comme il cherchait son regard, Mme Arnoux, afin de l'éviter, prit sur une console des boulettes de pâte, prove­nant des rajustages manqués, les aplatit en une galette, et imprima dessus sa main.
‑ « Puis‑je emporter cela ? » dit Frédéric.
‑ « Êtes‑vous assez enfant, mon Dieu ! »
Il allait répondre, Sénécal entra.
M. le sous‑directeur, dès le seuil, s'aperçut d'une infrac­tion au règlement ». (ES, p. 283.)’

Mais dans le deuxième cas, la situation de la chose regardée est déterminée par rapport à d’autres éléments dans l’espace. On parle souvent de la cible pour désigner l’objet à localiser dans l’espace et du site pour désigner le domaine dans lequel cet objet est localisé 2 . Les circonstants de lieu ont donc la fonction de désigner le site :

‘« Près de l'auberge, une fille en chapeau de paille tirait des seaux d'un puits ; ‑ chaque fois qu'ils remontaient, Frédéric écoutait avec une jouissance inexprimable le grincement de la chaîne ». (ES, p. 438.)’ ‘« Devant la loge du concierge, ils rencontrèrent Martinon, rouge, ému, avec un sourire dans les yeux et l'auréole du triomphe sur le front. Il venait de subir sans encombre son dernier examen ». (ES, p. 124.)’ ‘« Des jeunes gens, par bandes inégales de cinq à douze, se promenaient en se donnant le bras et abordaient les groupes plus considérables qui stationnaient çà et là ; au fond de la place, contre les grilles, des hommes en blouse péroraient, tandis que, le tricorne sur l'oreille et les mains derrière le dos, des sergents de ville erraient le long des murs, en fai­sant sonner les dalles sous leurs fortes bottes ». (ES, p. 81.)’

Outre cette fonction de cadrage, les circonstants de lieu ont aussi la fonction de localiser les lieux dans l’espace. Mais cette localisation se fait dans l’Éducation sentimentale selon deux visions : une vision objective et une vision subjective.

Notes
1.

Nous avons déjà constaté que le circonstant dans les positions postverbales peut produire un effet de cadrage à l’envers (un recadrage) dans la mesure où il vient après coup pour rectifier le contenu du message véhiculé dans l’énoncé. L’auteur semble vouloir dire qu’étant donné que P s’est produit, je voudrais préciser que cela se passait dans tel lieu et dans tel temps. Cf. ici-même IVe chapitre, IIe partie.

2.

Pour plus de détails sur ces deux notions, cf. Andrée Borillo « À propos de la localisation spatiale », Langue française, n° 86, 1990.