2.2.2. L’emploi de puis et de et dit de mouvement 1

Nous croyons que ces deux termes employés avant un circonstant de lieu permettent une rupture avec un repère spatial donné et un déplacement vers un autre repère. C’est, de nouveau, un effet qui dénote une implication apparente entre le temps et l’espace dans la phrase flaubertienne. L’adverbe puis exprime une suite ou une ordination dans le temps, c’est-à-dire qu’il suppose l’existence de deux événements qui se succèdent. Or ici, il est employé avant un circonstant de lieu, ce qui introduit l’idée de déplacement des repères : le personnage a été dans tel lieu et se déplace vers un autre.

‘« Frédéric prit un fiacre et partit. Au coin de la rue de Marbeuf, il lut sur une planche en grosses lettres : ‑ « Maison de santé et d'accouchement tenue par Mme Alessandri, sage‑femme de première classe, ex‑élève de la Maternité, auteur de divers ouvrages, etc. » Puis, au milieu de la rue, sur la porte, une petite porte bâtarde, l'enseigne répétait (sans le mot accou­chement) : « Maison de santé de Mme Alessandri », avec tous ses titres. Frédéric donna un coup de marteau ». (ES, p. 504.)’

Dans l’exemple précédent, il est clair que Frédéric se déplace entre deux repères : d’abord « Au coin de la rue de Marbeuf », ensuite au milieu de la rue, sur la porte. Ce changement de repères est marqué davantage par l’adverbe de coordinationpuis. Même effet aussi dans les deux exemples suivants :

‘« Enfin elle accepta son bras, et ils continuèrent le long des quais. Puis, à la hauteur du Châtelet, pendant vingt minutes au moins, ils se promenèrent sur le trottoir, comme deux marins faisant leur quart. Mais, tout à coup, ils traversèrent le pont au Change, le marché aux fleurs, le quai Napoléon. Fré­déric entra derrière eux. Deslauriers lui fit comprendre qu'il les gênerait, et n'avait qu'à suivre son exemple ». (ES, p. 140.)’ ‘« Les cochers baissaient le menton dans leurs cravates, les roues se mettaient à tourner plus vite, le macadam grinçait ; et tous les équipages descendaient au grand trot la longue avenue, en se frôlant, se dépassant, s'écartant les uns des autres, puis, sur la place de la Concorde, se dispersaient. Der­rière les Tuileries, le ciel prenait la teinte des ardoises ». (ES, p. 76.)’

Pour le et dit de mouvement, il importe de dire que c’est un des traits caractéristiques de l’écriture flaubertienne. Il faut donc se reporter à A. Thibaudet 2 qui a fait une analyse complète de ce terme. Dans cette étude, il a distingué trois types de et chez Flaubert : le et de liaison, le et de mouvement et le et de mouvement général.

D’abord pour le et de liaison, Thibaudet constate qu’il ne saurait contribuer bien puissamment au style, puisque le style est un mouvement. Quant au et de mouvement général, c’est un et qui se répète au commencement des phrases. Il s’agit, dit-il, d’une tentation inévitable du style épique et où Flaubert ne tombe qu’à son corps défendant.

Quant au et de mouvement, Thibaudet constate qu’il peut arriver à être tout le contraire du et de liaison. La fonction du et de mouvement est d’accompagner ou de signifier au cours d’une description ou d’une narration le passage à une tension plus haute, à un moment plus important ou plus dramatique. Le et chez Flaubert permet donc d’exprimer le plus souvent un détail saillant.

Nous pouvons ajouter que, suivi d’un circonstant de lieu, outre sa fonction de passage à des moments dramatiques plus importants, le et peut avoir la fonction, soit de préparer à un déplacement vers un autre espace, soit de contribuer avec le sémantisme et l’aspect du verbe à rendre compte d’un espace mouvant et dynamique :

‘« Frédéric fut d'abord ébloui par les lumières ; il n'aperçut que de la soie, du velours, des épaules nues, une masse de couleurs qui se balançait aux sons d'un orchestre caché par des verdures, entre des murailles tendues de soie jaune, avec des portraits au pastel, çà et là, et des torchères de cristal en style Louis XVI. De hautes lampes, dont les globes dépolis ressemblaient à des boules de neige, domi­naient des corbeilles de fleurs, posées sur des consoles, dans les coins ; ‑ et, en face, après une seconde pièce plus petite, on distinguait, dans une troisième, un lit à colonnes torses, ayant une glace de Venise à son chevet ». (ES, p. 187.)’ ‘« De longs cabarets, couleur sang de boeuf portaient à leur premier étage, entre les fenêtres, deux queues de billard en sautoir dans une couronne de fleurs peintes ; çà et là, une bicoque de plâtre à moitié construite était abandonnée. Puis, la double ligne de mai­sons ne discontinua plus ; et, sur la nudité de leurs façades, se détachait, de loin en loin, un gigantesque cigare de fer­blanc, pour indiquer un débit de tabac ». (ES, pp. 172-173.)’ ‘« Elle baissa ses beaux yeux d'une façon discrète et rési­gnée. Frédéric avait un plan. Il espérait que, grâce à la pluie ou au soleil, il pourrait la faire s'arrêter sous une porte, et qu'une fois sous la porte, elle entrerait dans la maison. Le difficile était d'en découvrir une convenable. Il se mit donc en recherche, et, vers le milieu de la rue Tronchet, il lut de loin, sur une enseigne : Appartements meublés ». (ES, p. 375.)’

Quant au troisième procédé qui peut aider à l’expression de l’espace mouvant, il s’agit de l’emploi de quelques circonstants de lieu qui, vu leur sémantisme, expriment l’idée de mouvement ou bien donnent l’impression qu’il y a un déplacement d’un espace vers un autre.

Notes
1.

Cette appellation est empruntée à Albert Thibaudet, Gustave Flaubert, Paris, N.R.F., 1935, (Voir infra).

2.

Cf. Albert Thibaudet, 1935, pp. 264-265.