2.2.3. L’emploi de quelques circonstants qui dénotent un changement de repère

Les circonstants qui expriment un changement de repère ou un déplacement vers un autre repère sont du type : de loin, au loin, de loin en loin, un peu plus loin, plus loin, ailleurs et à travers. Il faut noter que l’espace exprimé par les circonstants composés de loin se présente comme étant un espace indéfini au regard du narrateur du fait que la distance qui sépare les repères est approximative et parfois subjective. Par son sémantisme, il peut signifier justement que le deuxième repère est inaccessible et que pour mieux l’assimiler, il est nécessaire de se déplacer vers lui. Ce qui conduit à un changement à la fois de regard et de repère.

Notons que même si on se déplace vers ce repère et en s’en approchant, il se peut qu’il change soit de forme soit de physionomie vu l’amélioration de la vision d’une distance de plus près. La preuve en est que la distance entre les deux repères peut être quantifiée : au loin, de loin en loin, un peu plus loin. C’est pour cela que nous avons considéré les circonstants en loin comme des circonstants qui expriment un mouvement du regard dans l’Éducation sentimentale.

Il est intéressant de dire que la distance suggérée par ce circonstant correspond à une autre distance d’ordre psychologique qui sépare les personnages de la réalité vécue. L’espace représenté par le circonstant comme lointain se présente à la perception comme étant une nouvelle découverte, une nouvelle surprise. Cette distance est donc subjective. C’est pourquoi, dans la plupart des cas on trouve après le circonstant des verbes qui expriment la découverte :

‘« Le bateau pouvait s'arrêter, ils n'avaient qu'à descendre ; et cette chose bien simple n'était pas plus facile, cependant, que de remuer le soleil ! Un peu plus loin, on découvrit un château, à toit pointu, avec des tourelles carrées. Un parterre de fleurs s'étalait devant sa façade ; et des avenues s'enfonçaient, comme des voûtes noires, sous les hauts tilleuls ». (ES, p. 56.)’ ‘« Frédéric, à toute force, voulut aller voir ce qui se passait. Il descen­dait vers les Champs‑Élysées, d'où les coups de feu étaient partis. À l'angle de la rue Saint‑Honoré, des hommes en blouse le croisèrent en criant :
‑ « Non ! pas par là ! au Palais‑Royal ! »’ ‘Frédéric les suivit. On avait arraché les grilles de l'Assomption. Plus loin, il remarqua trois pavés au milieu de la voie, le commencement d'une barricade, sans doute, puis des tessons de bouteilles, et des paquets de fil de fer pour embarrasser la cavalerie ; […] ». (ES, p. 387.)’ ‘« Frédéric, n’y tenant plus, partit. Mais la barrière du passage était close. Il fallut attendre que deux convois eussent défilé.
Enfin il se précipita dans la campagne. La verdure monotone la faisait ressembler à un immense tapis de billard. Des scories de fer étaient rangées, sur les deux bords de la route, comme des mètres de cailloux. Un peu plus loin, des cheminées d'usine fumaient les unes près des autres ». (ES, p. 279.)’

Mais la distance qui sépare les repères peut être relativement grande car le personnage qui regarde est placé largement loin du repère localisé. Ce repère est donc placé à perte de vue. Le circonstant un peu plus loin exprime cette relativité :

‘« Le bateau pouvait s'arrêter, ils n'avaient qu'à descendre ; et cette chose bien simple n'était pas plus facile, cependant, que de remuer le soleil ! Un peu plus loin, on découvrit un château, à toit pointu, avec des tourelles carrées. Un parterre de fleurs s'étalait devant sa façade ; et des avenues s'enfonçaient, comme des voûtes noires, sous les hauts tilleuls ». (ES, p. 56.)’ ‘« Frédéric, n’y tenant plus, partit. Mais la barrière du passage était close. Il fallut attendre que deux convois eussent défilé.
Enfin il se précipita dans la campagne. La verdure monotone la faisait ressembler à un immense tapis de billard. Des scories de fer étaient rangées, sur les deux bords de la route, comme des mètres de cailloux. Un peu plus loin, des cheminées d'usine fumaient les unes près des autres ». (ES, p. 279.)’

Cette relativité peut être amoindrie et la distance qui sépare les repères raccourcie. Il ne s’agit là que d’un subit changement de vue. C’est le circonstant plus loin qui exprime ce changement :

‘« Frédéric, à toute force, voulut aller voir ce qui se passait. Il descen­dait vers les Champs‑Élysées, d'où les coups de feu étaient partis. À l'angle de la rue Saint‑Honoré, des hommes en blouse le croisèrent en criant :
‑ « Non ! pas par là ! au Palais‑Royal ! »
Frédéric les suivit. On avait arraché les grilles de l'Assomption. Plus loin, il remarqua trois pavés au milieu de la voie, le commencement d'une barricade, sans doute, puis des tessons de bouteilles, et des paquets de fil de fer pour embarrasser la cavalerie ; […] ». (ES, p. 387.)’ ‘« Au centre des carrefours, une croix éten­dait ses quatre bras ; ailleurs, des poteaux se penchaient comme des arbres morts, et de petits sentiers courbes, en se perdant sous les feuilles, donnaient envie de les suivre ; au même moment, le cheval tournait, ils y entraient, on enfonçait dans la boue ; plus loin, de la mousse avait poussé au bord des ornières profondes. Ils se croyaient loin des autres, bien seuls ». (ES, p. 434.)’ ‘« Ils se croyaient presque au milieu d'un voyage, en Italie, dans leur lune de miel. Avant de repartir, ils allèrent se promener le long de la berge. Le ciel d'un bleu tendre, arrondi comme un dôme, s'appuyait à l'horizon sur la dentelure des bois. En face, au bout de la prairie, il y avait un clocher dans un village ; et, plus loin, à gauche, le toit d'une maison faisait une tache rouge sur la rivière, qui semblait immobile dans toute la longueur de sa sinuosité ». (ES, p. 437.)’ ‘« La fosse de M. Dambreuse était dans le voisinage de Manuel et de Benjamin Constant. Le terrain dévale, en cet endroit, par une pente abrupte. On a sous les pieds des sommets d'arbres verts ; plus loin, des cheminées de pompes à feu, puis toute la grande ville ». (ES, p. 501.)’

Notons qu’avec ces deux circonstants un peu plus loin et plus loin, le regard du personnage est incapable d’apporter les moindres détails, comme c’est le cas exactement dans le dernier exemple plus loin, des cheminées de pompes à feu, puis toute la grande ville. Avec le circonstant au loin, la distance est encore moins grande entre les deux repères mais on reste encore dans l’incapacité d’identifier clairement l’espace :

‘« Le quai de la gare se trouvant inondé, sans doute, on continua tout droit, et la campagne recommença. Au loin, de hautes cheminées d'usines fumaient. Puis on tourna dans Ivry. On monta une rue ‑, tout à coup il aperçut le dôme du Panthéon ». (ES, p. 172.)’ ‘« Des hommes des faubourgs passaient, armés de fusils, de vieux sabres, quelques‑uns portant des bonnets rouges, et tous chantant La Marseillaise ou Les Girondins. Çà et là, un garde national se hâtait pour rejoindre sa mairie. Des tambours, au loin, résonnaient ».
« Arnoux l’avait appelée « Marie ». Il cria très haut « Marie !» Sa voix se perdit dans l’air. Une large couleur de pourpre enflammait le ciel à l'occident. De grosses meules de blé, qui se levaient au milieu des chaumes, projetaient des ombres géantes. Un chien se mit à aboyer dans une ferme, au loin ». (ES, p. 58.)’

Ce n’est plus le cas avec le circonstant de loin qui raccourcit encore plus la distance entre les deux repères à tel point qu’on commence à les identifier :

‘« Une sorte de toiture chinoise abritait l'estrade où jouaient les musiciens ; le sol autour était couvert d'asphalte, et des lanternes vénitiennes accrochées à des poteaux formaient, de loin, sur les quadrilles, une couronne de feux multico­lores ». (ES, p. 134.)’ ‘« Tous les jours, Regimbart s’asseyait au coin du feu, dans son fauteuil, s'emparait du National, ne le quittait plus, et exprimait sa pensée par des exclamations ou de simples haussements d'épaules. De temps à autre, il s'essuyait le front avec son mouchoir de poche roulé en boudin, et qu'il portait sur sa poitrine, entre deux boutons de sa redingote verte. Il avait un pantalon à plis, des souliers‑bottes, une cravate longue ; et son chapeau à bords retroussés le faisait reconnaître, de loin, dans les foules ». (ES, pp. 96-97.)’ ‘« Chacun prenait sa place au coin du feu et se mettait à la besogne. Ils ne tardaient pas à l'interrompre. C'étaient des épanchements sans fin, des gaietés sans cause, et des dis­putes quelquefois, à propos de la lampe qui filait, ou d'un livre égaré, colères d'une minute, que des rires apaisaient. La porte du cabinet au bois restant ouverte, ils bavar­daient de loin, dans leur lit ». (ES, p. 114.)’

Ce qui sépare les deux premiers types de circonstants un peu plus loin et plus loin avec au loin et de loin est le fait que le repère identifié par les deux derniers au loin et de loin devient de plus en plus proche du sujet regardeur à tel point que celui-ci arrive à le comparer avec d’autres repères :

‘« Les trois autres salons regorgeaient d'objets d'art : pay­sages de maîtres contre les murs, ivoires et porcelaines au bord des tables, chinoiseries sur les consoles ; des para­vents de laque se développaient devant les fenêtres, des touffes de camélias montaient dans les cheminées ; et une musique légère vibrait, au loin, comme un bourdonnement d'abeilles ». (ES, pp. 239-240.)’ ‘« Des cheminées du château, il s'échappait d'énormes tourbillons de fumée noire, qui emportaient des étincelles. La sonnerie des cloches faisait, au loin, comme des bêle­ments effarés. De droite et de gauche, partout, les vain­queurs déchargeaient leurs armes. Frédéric, bien qu'il ne fût pas guerrier, sentit bondir son sang gaulois ». (ES, p. 396.)’ ‘« Quand les étudiants eurent fait deux fois le tour de la Madeleine, ils descendirent vers la place de la Concorde. Elle était remplie de monde, et la foule tassée semblait, de loin, un champ d'épis noirs qui oscillaient ». (ES, p. 377.)’

Le mouvement spatial exprimé par les circonstants de lieu évoque un certain mouvement dans l’âme du héros qui le met à l’affût de ce qui va le surprendre. On connaît bien la fébrilité de Frédéric et son incapacité à prendre des décisions. Il ne décide pas, c’est la nature qui décide pour lui. Son âme et sa conscience sont fortement influencées par l’espace. Après chaque déception d’un projet d’amour ou d’un rendez-vous manqué, il se livre à l’espace.

Après avoir étudié la fonction sémantique des circonstants de lieu dans le roman ainsi que leur rôle dans la représentation de l’espace, nous allons étudier maintenant la fonction sémantique des circonstants de temps et aussi leur rôle dans la représentation du temps.