2.1.1. Un effet de cadrage et d’ouverture

Les circonstants de temps et de lieu en tête de phrase ont la fonction de donner les coordonnés spatio-temporelles de l’événement ou le cadre du tableau qu’ils introduisent. A. Joly et D. O’kelly, dans leur article qui porte sur l’importance des circonstants de temps et de lieu dans l’incipit des romans, ont essayé d’effacer tous les circonstants du temps et de lieu dans l’incipit de quelques romans dont l’Education sentimentale et il s’est avéré que le texte ne tient plus debout et qu’il n’a plus de sens. Ils ont montré que la présence de ces circonstants dans la phrase, bien qu’elle ne soit pas importante sur le plan syntaxique est cruciale au niveau sémantique et au niveau même de la cohésion du texte. De ce point de vue, malgré la possibilité d’effacement des circonstants spatio-temporels dans l’incipit de l’ES, une lecture attentive de la suite du texte suivant montre que l’un ou l’autre ont une fonction narrative : ils ouvrent un espace mental dans lequel le lecteur est prêt à recevoir d’autres informations 1  :

‘« Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville‑de‑Montereau, prèsde partir, fumait à gros tour­billons devant le quai Saint‑Bernard ». (ES, p. 49.)’

Notons par ailleurs que cette phrase incipit a une puissance expressive et dénotative importante du fait qu’elle oriente et situe le roman dans son contexte fictif. Elle semble vouloir dire qu’il faut comprendre que tout ce qui va se passer ensuite doit être tenu et compris dans ce cadre, dans les jours et les lieux indiqués et non pas dans les autres jours et les autres lieux. Dans tout le roman, les circonstants de temps et de lieu en tête de phrase peuvent avoir cet effet de cadrage :

‘« Un soir, au théâtre du Palais‑Royal, il aperçut, dans une loge d'avant‑scène, Arnoux près d'une femme. Était‑ce elle ? L'écran de taffetas vert, tiré au bord de la loge, marquait son visage. Enfin la toile se leva ; l'écran s'abattit ». (ES, p. 79.)’ ‘« Le matin, ils se promenaient en manches de chemise sur leur terrasse ; le soleil se levait, des brumes légères pas­saient sur le fleuve, on entendait un glapissement dans le marché aux fleurs à côté ; ‑ et les fumées de leurs pipes tourbillonnaient dans l'air pur, qui rafraîchissait leurs yeux encore bouffis ; ils sentaient, en l'aspirant, un vaste espoir épandu ». (ES, p. 114.)’ ‘« La veille, Deslauriers lui fit faire une récapitulation qui se prolongea jusqu'au matin ; et, pour mettre à profit le dernier quart d'heure, il continua à l'interroger sur le trottoir, tout en marchant ». (ES, p. 122.)’ ‘« Un matin du mois de décembre, en se rendant au cours de procédure, il crut remarquer dans la rue Saint-jacques plus d’animation qu’à l’ordinaire ». (ES, p. 80)’ ‘« Les soirs d’été, quand ils avaient marché longtemps par les chemins pierreux au bord des vignes, ou sur la grande route en pleine campagne, et que les blés ondulaient au soleil tandis que des senteurs d’angélique passaient dans l’air, une sorte d’étouffement les prenait, et ils s’étendaient sur le dos, étourdis, enivrés ». (ES, p. 64.)’ ‘« La chose était facile, et ils convinrent du jour suivant. Hussonnet manqua le rendez‑vous ; il en manqua trois autres. Un samedi, vers quatre heures, il apparut. Mais, profitant de la voiture, il s'arrêta d'abord au Théâtre‑Fran­çais pour avoir un coupon de loge ; il se fit descendre chez un tailleur, chez une couturière ; il écrivait des billets chez les concierges ». (ES, p. 89.)’ ‘« Les fermières des alentours en tremblaient pour leurs maris, les bourgeoises le redoutaient pour leurs bonnes, parce que la cuisinière de M. le sous‑préfet y avait été surprise ; et c'était, bien entendu, l'obsession secrète de tous les adolescents. Or, un dimanche, pendant qu'on était aux vêpres, Fré­déric et Deslauriers, s'étant fait préalablement friser, cueillirent des fleurs dans le jardin de Mme Moreau, […] ». (ES, p. 551.)’

Dans la plupart des cas, ces circonstants s’accumulent dans les positions initiales de la phrase et semblent créer à ce moment-là des effets de suite pour apporter plus de précision sur les circonstances de l’action ou donner plus de poids et de relief à chaque nouveau circonstant. Cette accumulation dans la position initiale qui constitue logiquement le thème de la phrase, a aussi pour effet de laisser le lecteur sur sa faim jusqu’à ce qu’il arrive au rhème 2 qui porte l’information essentielle. Le lecteur sera livré ainsi à un état de suspens et d’attente :

‘« Chaque année, aux premières feuilles, durant plusieurs jours de suite, il décampait le matin, faisait de longues courses à travers champs, buvait du lait dans les fermes, batifolait avec les villageoises, s'informait des récoltes, et rapportait des pieds de salade dans son mouchoir ». (ES, pp. 144-145.)’ ‘« Les soirs d’été, quand ils avaient marché longtemps par les chemins pierreux au bord des vignes, ou sur la grande route en pleine campagne, et que les blés ondulaient au soleil tandis que des senteurs d’angélique passaient dans l’air, une sorte d’étouffement les prenait, et ils s’étendaient sur le dos, étourdis, enivrés ». (ES, p. 64.)’ ‘« La chose était facile, et ils convinrent du jour suivant. Hussonnet manqua le rendez‑vous ; il en manqua trois autres. Un samedi, vers quatre heures, il apparut. Mais, profitant de la voiture, il s'arrêta d'abord au Théâtre‑Fran­çais pour avoir un coupon de loge ; il se fit descendre chez un tailleur, chez une couturière ; il écrivait des billets chez les concierges ». (ES, p. 89.)’ ‘« Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard ». (ES, p. 49.)’ ‘« À droite, près d'un cartonnier, un homme dans un fauteuil lisait le journal, en gardant son chapeau sur sa tête ; les murailles disparaissaient sous des estampes et des tableaux, gra­vures précieuses ou esquisses de maîtres contemporains, ornées de dédicaces, qui témoignaient pour Jacques Arnoux de l'affection la plus sincère ». (ES, p. 90.)’ ‘« Elle emmena Frédéric à l'écart, et lui apprit comment Dussardier avait reçu sa blessure. Le samedi, au haut d'une barricade, dans la rue Lafayette, un gamin enveloppé d'un drapeau tricolore criait aux gardes nationaux : « Allez‑vous tirer contre vos frères ! » ». (ES, p. 447.)’ ‘« Ils s'arrêtèrent près du théâtre Bobino, devant une mai­son où l'on pénétrait par une allée. Dans la lucarne d'un grenier, entre des capucines et des pois de senteur, une jeune femme se montra, nu‑tête, en corset, et appuyant ses deux bras contre le bord de la gouttière ». (ES, p. 89.)’

Yves le Hir note à ce propos que Flaubert aime jouer sur l’attente de l’idée essentielle ; après s’être débarrassé de notations accessoires, il pose ainsi en relief mots et images qui ont une charge affective particulière 3 .

Le circonstant de temps qui exprime la fréquence élevée (souvent) placé en tête de phrase, peut avoir comme fonction de montrer le degré de rattachement à une certaine allure ou à un certain comportement chez les personnages 4 . Il peut servir donc comme un des éléments qui peuvent composer le portrait physique ou moral de ces personnages :

‘« La pauvre Maréchale n'en avait jamais connu de meilleure. Souvent, quand elle considérait Frédéric, des larmes lui arrivaient aux paupières, puis elle levait les yeux, ou les projetait vers l'horizon, comme si elle avait aperçu quelque grande aurore, des perspectives de félicité sans bornes. (ES, p. 442.)’ ‘« Après la séance chez Arnoux, il (Regimbart) entrait à l'estaminet Bordelais, pour prendre le vermouth ; puis, au lieu de rejoindre sa femme, souvent il préférait dîner seul, dans un petit café de la place Gaillon, où il voulait qu'on lui servît « des plats de ménage, des choses naturelles » ! ». (ES, p. 97, c’est nous qui soulignons)’ ‘« Il travaillait chez Pellerin. Mais souvent Pellerin était en courses, ‑ ayant coutume d'assister à tous les enterrements et événements dont les journaux devaient rendre compte; ‑ et Frédéric passait des heures entièrement seul dans l'ate­lier ». (ES, p. 115.)’ ‘« Il (M. Roque) s'était marié par tendresse pour sa fille, et ne voulait pas qu'on la tourmentât. Souvent elle (Mlle Roque) portait une robe blanche en lambeaux avec un pantalon garni de dentelles ; et, aux grandes fêtes, sor­tait vêtue comme une princesse, afin de mortifier un peu les bourgeois, qui empêchaient leurs marmots de la fré­quenter, vu sa naissance illégitime ». (ES, p. 161, c’est nous qui soulignons)’ ‘« Elle (Mlle Roque) entrait parfois dans de véritables colères ; on avait recours à M. Frédéric pour la calmer. Souvent il l'emmenait avec lui dans ses promenades ». (ES, p. 162, c’est nous qui soulignons)’ ‘« On se lançait de loin une orange, un bouchon ; on quittait sa place pour causer avec quelqu'un. Souvent Rosanette se tournait vers Delmar, immobile derrière elle ; Pellerin bavardait, M. Oudry souriait ». (ES, p. 198.)’ ‘« Quand il ne dînait pas chez eux, vers neuf heures, il se postait au coin de la rue ; et, dès qu'Arnoux avait tiré la grande porte, Frédéric montait vivement les deux étages et demandait à la bonne d'un air ingénu :
‑ « Monsieur est là ? »
Puis faisait l'homme surpris de ne pas le trouver. Arnoux, souvent, rentrait à l'improviste. Alors, il fallait le suivre dans un petit café de la rue Sainte‑Anne, que fréquentait maintenant Regimbart ». (ES, p. 255.) ’

Nous remarquons aussi que le circonstant composé du mot le matin qui figure dans les incipit de plusieurs chapitres du roman peut dénoter le commencement d’une certaine aventure chez Frédéric. Le premier chapitre du roman commence ainsi :

‘« Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard ». (ES, p. 49.) ’

Le troisième chapitre de la première partie commence aussi par ce circonstant :

‘« Deux mois plus tard, Frédéric, débarqué un matin rue Coq-Héron, songea immédiatement à faire sa grande visite ». (ES, p. 70.)’

Le quatrième chapitre de la première partie commence par cette phrase lapidaire :

‘« Un matin du mois de décembre, en se rendant au cours de procédure, il crut remarquer dans la rue Saint­-Jacques plus d'animation qu'à l'ordinaire ». (ES, p. 81.)’

Et au début du cinquième chapitre, on trouve cette indication :

‘« Le lendemain, avant midi, il s'était acheté une boîte de couleurs, des pinceaux, un chevalet. Pellerin consentit à lui donner des leçons, et Frédéric l'emmena dans son logement pour voir si rien ne manquait parmi ses ustensiles de peinture ». (ES, p. 111.)’

Mais dans le dernier chapitre de la deuxième partie, c’est le circonstant (le soir) et le circonstant (à la fin du mois d’août) qui apparaissent pour annoncer, nous semble-t-il, la fin de l’histoire :

‘« Son retour à Paris ne lui causa point de plaisir ; c'était le soir, à la fin du mois d'août, le boulevard semblait vide, les passants se succédaient avec des mines renfrognées, çà et là une chaudière d'asphalte fumait, beaucoup de maisons avaient leurs persiennes entièrement closes ; il arriva chez lui ; de la poussière couvrait les tentures ; et, en dînant tout seul, Frédéric fut pris par un étrange sentiment d'aban­don ; alors il songea à Mlle Roque ». (ES, p. 350.)’

Et dans le dernier chapitre du roman, c’est le mot hiver qui figure dans le circonstant initial pour signaler que la fin de l’histoire est imminente :

‘« Vers le commencement de cet hiver, Frédéric et Deslau­riers causaient au coin du feu, réconciliés encore une fois, par la fatalité de leur nature qui les faisait toujours se rejoindre et s'aimer ». (ES, p. 548.)’

Outre les effets stylistiques que nous venons d’étudier, nous constatons qu’il y a un certain nombre de circonstants de temps en tête de phrase qui ont la fonction de permettre l’enchaînement temporel des phrases et la lecture contenue du texte.

Notes
1.

Cf. André Joly & Dairine O’Kelly, 1998, p. 351.

2.

Il est utile de rappeler, entre parenthèse, que sur le plan sémantique, le circonstant n’a pas toujours la même interprétation dans les positions initiales que dans les positions finales.

Exemple :

1. Le 15 décembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard.

2. La Ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard, le 15 décembre 1840, vers six heures du matin.

Dans (1), le circonstant est antéposé, il est fortement thématisé et à ce moment-là, il peut servir de réponse à la question en que se passait-il le 15 septembre 1840, vers six heures du matin ? Mais dans (2), il peutservir de réponse à la question en quand fumait la Ville‑de‑Montereau à gros tour­billons devant le quai Saint‑Bernard ?

3.

Cf. Yves le Hir, Styles, Paris, Klincksieck, 1972, p. 178. Cette remarque vaut aussi pour les circonstants accumulés en tête de phrase qui retardent l’arrivée de l’information essentielle (cf. Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard).

4.

Dans notre étude syntaxique, nous avons déjà montré que ce circonstant n’a pas la même valeur sémantique selon qu’il est antéposé ou qu’il est postposé. Dans le premier exemple ci-dessus, le circonstant porte sur toute la phrase complexe et montre que le procès dans son ensemble se répète plusieurs fois dans le temps. Mais ce même circonstant, déplacé dans les positions après le verbe, risquerait de changer de valeur sémantique et interprétative ; il porterait sur l’un des verbes inclus dans la phrase complexe. À ce moment-là, il n’aurait donc plus la même valeur stylistique ni la même puissance dénotative.