2.1.2. Un effet d’enchaînement

Les circonstants, à la différence des syntagmes nominaux, ont la spécificité de ne pas être repris anaphoriquement dans le texte :

1. Il travaille le fer.

(1a) Le fer, il le travaille.

2. Il travaille la nuit.

(2a) La nuit, il travaille.

(2b) *La nuit, il la travaille.

Cette reprise anaphorique des syntagmes nominaux est un élément important qui assure la cohésion du texte. Mais pour les circonstants, on constate qu’ils peuvent être exprimés une seule fois dans le texte ou ne pas l’être du tout. Dans certains cas, ils apparaissent nécessairement dans le texte pour que le lecteur puisse saisir l’intégralité du message transmis par le narrateur. Or celui-ci les utilise souvent pour enchaîner les phrases et faire une lecture continue du texte.

Le premier type des circonstants qui peut assurer cette fonction dans l’ES, c’est le circonstant tout à coup en tête de phrase. Il signifie qu’il y a un événement de très courte durée qui va intervenir après un autre plus long qui le précède dans la phrase précédente. Sa valeur dans la phrase de Flaubert est dans le fait qu’il crée la rupture avec ce qui précède et annonce un événement imminent qui va durer très peu de temps. C’est pour cela que le verbe du deuxième événement est souvent au passé simple pour dénoter la rapidité de l’action :

‘« […] et, comme elle gesticulait beaucoup, sa chaîne de montre se prit dans son paquet de breloques, à un petit mouton d'or suspendu. Tout à coup, Rosanette pâlit extraordinairement ». (ES, p. 418.) ’ ‘« La foule les remplissait. Arnoux, devant lui, descendait l'esca­lier, marche à marche, donnant le bras aux deux femmes. Tout à coup, un bec de gaz l’éclaira. Il avait un crêpe à son chapeau. Elle était morte, peut‑être ? Cette idée tour­menta Frédéric si fortement, qu'il courut le lendemain à L'Art industriel, et, payant vite une des gravures étalées devant la montre, il demanda au garçon de boutique com­ment se portait M. Arnoux. ». (ES, p. 79.)’ ‘« Et la Sphinx buvait de l'eau‑de‑vie, criait à plein gosier, se démenait comme un démon. Tout à coup ses joues s'enflèrent, et, ne résistant plus au sang qui l'étouffait, elle porta sa serviette contre ses lèvres, puis la jeta sous la table ». (ES, p. 199.)’ ‘« Le quai de la gare se trouvant inondé, sans doute, on continua tout droit, et la campagne recommença. Au loin, de hautes cheminées d'usines fumaient. Puis on tourna dans Ivry. On monta une rue ‑, tout à coup il aperçut le dôme du Panthéon ». (ES, p. 172.)’

Cette temporalité est rendue sensible davantage par la présence de quand avant tout à coup, le circonstant étant alors une subordonnée conjonctive :

‘« On en voulait aux députés comme au Pouvoir. La foule augmentait de plus en plus, quand tout à coup vibra dans les airs le refrain de La Marseillaise ». (ES, pp. 376-377.)’ ‘« Frédéric les suivit. On avait arraché les grilles de l'Assomption. Plus loin, il remarqua trois pavés au milieu de la voie, le commencement d'une barricade, sans doute, puis des tessons de bouteilles, et des paquets de fil de fer pour embarrasser la cavalerie ; quand tout à coup s'élança d'une ruelle un grand jeune homme pâle, dont les cheveux noirs flottaient sur les épaules, prises dans une espèce de maillot à pois de couleur » (ES, p. 387.)’ ‘« Par sa protection cependant, Frédéric obtint un mauvais cabriolet qui, pour la somme de soixante francs, sans compter le pourboire, consentit à le mener jusqu'à la bar­rière d'Italie. Mais, à cent pas de la barrière, son conduc­teur le fit descendre et s'en retourna. Frédéric marchait sur la route, quand tout à coup une sentinelle croisa la baïon­nette ». (ES, p. 444.)’ ‘« Le désespoir de Louise fut immense, l'indignation de Mme Moreau non moins forte. Elle voyait son fils tour­billonnant vers le fond d'un gouffre vague, était blessée dans sa religion des convenances et en éprouvait comme un déshonneur personnel, quand tout à coup sa physio­nomie changea ». (ES, p. 520.)’

L’adverbe bientôt suivi ou non par une virgule en tête de phrase, peut lui aussi avoir cette valeur d’enchaînement. L’emploi de ce circonstant dans la position initiale semble marquer le style de Flaubert dans l’Éducation sentimentale :

‘« L'expression bouleversée de sa figure l'arrêta. Puis il fit un pas. Mais elle [Mme Arnoux] se reculait, en joignant les deux mains.
‑ « Laissez‑moi ! au nom du ciel ! de grâce ! »
Et Frédéric l'aimait tellement, qu'il sortit. Bientôt, il fut pris de colère contre lui‑même, se déclara un imbécile, et, vingt‑quatre heures après, il revint ». (ES, p. 368.)’ ‘« C'était une béatitude indéfinie, un tel enivrement, qu'il en oubliait jusqu'à la possibilité d'un bonheur absolu. Loin d'elle, des convoitises furieuses le dévoraient.
Bientôt il [Frédéric] y eut dans leurs dialogues de grands intervalles de silence ». (ES, p. 372.)’ ‘« Frédéric se mit à parcourir la rue Tronchet, en regardant devant lui et derrière lui. […].
Et, par désoeuvrement, il examinait les rares boutiques : un libraire, un sellier, un magasin de deuil. Bientôt il connut tous les noms des ouvrages, tous les harnais, toutes les étoffes ». (ES, pp. 377-378.)’ ‘« Elle aurait voulu le battre. Il dit qu'il reviendrait dans la soirée.
Bientôt les horribles quintes recommencèrent. Quelque­fois, l'enfant se dressait tout à coup ». (ES, p. 380.)’ ‘« Ce n'était pas son inconduite qui l'indignait. Mais elle paraissait souffrir dans son orgueil, et laissait voir sa répu­gnance pour cet homme sans délicatesse, sans dignité, sans honneur.
‑ « Ou plutôt il est fou ! » disait‑elle.
Frédéric sollicitait adroitement ses confidences. Bien­tôt, il connut toute sa vie ». (ES, p. 253.)’

Il peut être précédé par un et de mouvement pour augmenter sa valeur temporelle de l’imminence :

‘« À partir de ce jour‑là, Arnoux fut encore plus cordial qu'auparavant ; il l'invitait à dîner chez sa maîtresse, et bientôt Frédéric hanta tout à la fois les deux maisons ». (ES, p. 224.)’ ‘« Le banquier était un brave homme, décidément. Frédéric ne put s'empêcher de réfléchir à son conseil, et bientôt, une sorte de vertige l'éblouit ». (ES, p. 403.)’ ‘« Elle lui envoyait des fleurs ; elle lui fit une chaise en tapisserie ; elle lui donna un porte‑cigares, une écritoire, mille petites choses d'un usage quotidien, pour qu'il n'eût pas une action indépendante de son souvenir. Ces prévenances le charmèrent d'abord, et bientôt lui parurent toutes simples ». (ES, p. 490.)’

Mais cette temporalité est paradoxalement indéfinie car le temps dans le roman est sans finalité. Les actions progressent mais vers un dénouement incertain. Toute la vie de Frédéric est considérée comme un va-et-vient continuel entre des sentiments et des prises de positions contrariés : une recherche d’amour et une déception de cet amour, un espoir et un désespoir, une joie et une détresse, une activité et une inertie, un voyage et un retour. Pour cela, on comprend que le fait que la phrase soit parfois introduite par de temps à autre,

‘« […] la détache de ce qui précède et la dilue dans l’à-peu-près d’une périodicité incertaine. L’expression circonstancielle nous interdit de voir l’action dans sa singularité, elle la noie dans le pluriel indécis qu’elle suggère. Du coup, l’action en acquiert une sorte d’intemporalité, d’inertie » 1 . ’

Le circonstant de temps à autre constitue donc un autre type des circonstants de temps qui assurent l’enchaînement des phrases dans le texte :

‘« Tous les jours, Regimbart s’asseyait au coin du feu, dans son fauteuil, s'emparait du National, ne le quittait plus, et exprimait sa pensée par des exclamations ou de simples haussements d'épaules. De temps à autre, il s'essuyait le front avec son mouchoir de poche roulé en boudin, et qu'il portait sur sa poitrine, entre deux boutons de sa redingote verte ». (ES, p. 96.)’ ‘« Il était assis trois places au‑dessous d'elle, sur le même côté. De temps à autre, elle se penchait un peu, en tournant la tête pour adresser quelques mots à sa petite fille ; et, comme elle souriait alors, une fossette se creusait dans sa joue, ce qui donnait à son visage un air de bonté plus déli­cate ». (ES, p. 107.)’ ‘« Le conseil de Deslauriers vint à sa mémoire ; il en eut horreur. Alors, il vagabonda dans les rues. Quand un piéton s'avançait, il tâchait de distinguer son visage. De temps à autre, un rayon de lumière lui passait entre les jambes, décrivait au ras du pavé un immense quart de cercle ; et un homme surgissait, dans l'ombre, avec sa hotte et sa lanterne. Le vent, en de certains endroits, secouait le tuyau de tôle d'une cheminée ; des sons lointains s'élevaient, se mêlant au bourdonnement de sa tête, et il croyait entendre, dans les airs, la vague ritour­nelle des contredanses ». (ES, p. 141.)’ ‘« Quoique n'ayant besoin de rien prendre, Frédéric avala un verre de rhum, puis un verre de kirsch, puis un verre de curaçao, puis différents grog, tant froids que chauds. Il lut tout Le Siècle du jour, et le relut ; il examina, jusque dans les grains du papier, la caricature du Charivari ; à la fin, il savait par coeur les annonces. De temps à autre, des bottes réson­naient sur le trottoir, c'était lui ! et la forme de quelqu'un se profilait sur les carreaux ; mais cela passait toujours ! ». (ES, p. 176.)’ ‘« Elle avait mis près d'elle la nièce de son mari, jeune personne assez laide. De temps à autre, elle se dérangeait pour recevoir celles qui entraient ; et le murmure des voix féminines, augmentant, faisait comme un caquetage d'oi­seaux ». (ES, p. 243.)’

L’adverbe alors est employé dans l’Éducation sentimentale soit comme un connecteur temporel au début de la phrase, soit comme un véritable circonstant de temps intra-prédicatif parfois à l’intérieur d’une subordonnée en comme. Nous pouvons dire que l’un et l’autre de ces deux types d’emploi peuvent aussi assurer l’enchaînement des phrases dans le texte. Le premier car il relie logiquement et temporellement deux événements consécutifs :

‘« Il se levait très tard, et regardait par sa fenêtre les atte­lages de rouliersqui passaient. Les six premiers mois, surtout, furent abominables. En de certains jours, pourtant, une indignation le prenait contre lui‑même. Alors, il sortait ». (ES, p. 159.) ’ ‘« Il reçut, dans la même semaine, une lettre où Deslau­riers annonçait qu'il arriverait à Paris, jeudi prochain. Alors, il se rejeta violemment sur cette affection plus solide et plus haute ». (ES, p. 101.)’ ‘« Il reçut, dans la même semaine, une lettre où Deslau­riers annonçait qu'il arriverait à Paris, jeudi prochain. Alors, il se rejeta violemment sur cette affection plus solide et plus haute ». (ES, p. 101.)’ ‘« À l'horloge d'une église, une heure sonna, lentement, pareille à une voix qui l'eût appelé. Alors, il fut saisi par un de ces frissons de l'âme où il vous semble qu'on est transporté dans un monde supé­rieur ». (ES, p. 109.)’

Le deuxième car, étant dans la deuxième proposition, il fait référence à un point temporel exprimé dans la première :

‘« De temps à autre, elle se penchait un peu, en tournant la tête pour adresser quelques mots à sa petite fille ; et, comme elle souriait alors, une fossette se creusait dans sa joue, ce qui donnait à son visage un air de bonté plus déli­cate ». (ES, p. 107.) (Comme elle souriait alors = comme elle souriait à ce moment-là)’ ‘« À part quelques bourgeois, aux Première, c'étaient des ouvriers, des gens de boutique avec leurs femmes et leurs enfants. Comme on avait coutume alors de se vêtir sordidement en voyage, presque tous portaient de vieilles calottes grecques ou des chapeaux déteints […] ». (ES, p. 52.) (Comme on avait coutume alors = comme on avait coutume à ce moment-là) ’ ‘« La foule témoignait à son président une grande défé­rence. Il était de ceux qui, le 25 février, avaient voulu l'organisation immédiate du travail ; le lendemain, au Prado il s'était prononcé pour qu'on attaquât l'Hôtel de Ville ; et, comme chaque personnage se réglait alors sur un modèle, l'un copiant Saint‑Just, l'autre Danton, l'autre Marat, lui, il tâchait de ressembler à Blanqui, lequel imitait Robes­pierre ». (ES, p. 408.) (Comme chaque personnage se régalait alors = se réglait à ce moment là)’
Notes
1.

Cf. A. Brichier, L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert, architecture et procédés stylistiques, Thèse de doctorat, Université des sciences humaines de Strasbourg, 1972, p. 378.