2.1.3. Un effet de perspective

Cet effet est lié aux circonstants en –ant 1 . En effet, ces circonstants, notamment au début de la phrase, « créent un effet de perspective sans produire une rupture 2  ». Cet effet de perspective correspond donc à la notion de l’aspect sécant, selon les termes de P. Le Goffic :

‘« […] le participe présent marque un procès en accomplissement, en vision sécante, sans repérage par rapport au moment d’énonciation ; il doit donc être rapporté aux coordonnées associées à une autre forme verbale (le verbe principale, à quelque temps ou mode qu’il soit), par rapport à laquelle il ne peut marquer autre chose que la simultanéité » 3 . ’

Ils ont donc la fonction de marquer l’action en train de se faire et d’introduire dans la phrase un aspect concomitant qui aide à fixer le mouvement et laisser la phrase en suspens :

‘1) Les voitures devenaient plus nombreuses, et, se ralentissant à partir du Rond‑Point, elles occupaient toute la voie ». (ES, p. 76.)’ ‘2) Tout à coup, un bec de gaz l'éclaira. Il avait un crêpe àson chapeau. Elle était morte, peut‑être ? Cette idée tour­menta Frédéric si fortement, qu'il courut le lendemain à L'Art industriel, et, payant vite une des gravures étalées devant la montre, il demanda au garçon de boutique com­ment se portait M. Arnoux ». (ES, p. 79.)’ ‘3) Bientôt la multitude se fendit d'elle‑même ; plusieurs têtes se découvrirent ; on saluait l'illustre professeur Samuel Rondelot, qui, enveloppé de sa grosse redingote, levant en l'air ses lunettes d'argent, et soufflant de son asthme, s'avançait à pas tranquilles, pour faire son cours». (ES, pp. 83-84.)’ ‘4) « La foule oscilla, et, se pressant contre la porte de la cour qui était fermée, elleempêchait le professeur d'aller plus loin ». (ES, p. 84.)’ ‘5) « […] puis il embrassa, dans un dernier coup d'oeil,l'île Saint‑Louis, la Cité, Notre‑Dame ; et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir ». (ES, p. 49.)’

Dans tous ces exemples, le participe crée effectivement ce genre de perspective dans la mesure où l’événement exprimé par lui est perçu en train de se faire  mais nous sommes toujours dans l’incapacité d’en préciser la fin. Or ce procédé a été exploité au maximum par Flaubert. Il lui permet soit de passer facilement d’un temps verbal à un autre temps verbal (de l’imparfait au passé simple, du passé simple à l’imparfait), soit de créer une certaine continuité entre deux événements exprimant le même temps verbal [passé simple et passé simple (exemple 2 ci-dessus), imparfait et imparfait (exemple 3 ci-dessus)].

Pour Albert Thibaudet, le participe présent se présente comme la plaque tournante par laquelle Flaubert fait la transition entre l’imparfait et le passé simple et vice-versa.

‘« Flaubert manque rarement à cette règle, qui me paraît une de ses inventions, et nous éclaire sur le rôle du participe présent dans son style. Le participe présent, se joignant indifféremment à un passé ou à un présent, sera la plaque tournante sur laquelle la phrase passera de l’un à l’autre » 4 . ’

Dans l’exemple (4) ci-dessus, le participe présent facilite le passage d’une séquence au passé simple à une autre à l’imparfait, ce qui crée un changement et une variété dans le ton. Une autre valeur d’emploi de participe présent, grâce à son aspect sécant, est aussi d’éterniser les moments et de faire vivre les tableaux. Ainsi dans l’exemple (3), le participe éternise les actions qui nous semblent banales et de valeur minimes : levant en l'air ses lunettes d'argent, et soufflant de son asthme. C’est un tableau relativement court au milieu des événements qui prennent place : on saluait l'illustre professeur Samuel Rondelot qui […] s'avançait à pas tranquilles. Notons d’ailleurs que le participe présent et le gérondif sont des éléments qui introduisent le plus souvent une dimension temporelle aussi bien dans la phrase que dans le texte.

Nous revenons ici sur l’économie que permet de réaliser le participe. On sait déjà que Flaubert a une certaine haine par rapport aux que et aux qui et il a eu même des critiques sévères envers les auteurs qui les utilisent avec excès 5 . Mais il semble que l’absence de ces mots aura des conséquences indésirables dans la phrase. A. Thibaudet parle des effets néfastes que peut laisser ce genre d’économie :

‘« Le participe présent fait l’économie d’un (qui), mais il énerve la phrase, l’alourdit d’une ligne molle et sans caractère. C’est un défaut dans lequel Flaubert tombe quelquefois. Cependant, il y échappe généralement en donnant au participe présent une raison suffisante d’exister, en l’employant avec une valeur de diminution, de faiblesse, de mollesse, en l’introduisant dans une dissonance » 6 . ’

Et dans un autre article il précise que

‘« La mollesse du participe présent se fait sentir quand il commence et surtout quand il finit une phrase […], une construction naturelle à la langue consiste à encadrer cette valeur faible du participe, comme dans une cordée, entre deux valeurs, entre deux verbes qui le soutiennent […] » 7 .’

Malgré ces effets négatifs du participe dans la phrase de Flaubert, il reste le moyen privilégié pour focaliser sur les événements. La phrase énoncée au participe, surtout dans les positions initiales, n’a pas d’importance en soi. Le regard du locuteur porte ici sur l’événement qui va suivre. C’est justement le cas dans l’exemple (5) ci-dessus :

‘« […] puis il embrassa, dans un dernier coup d'oeil,l'île Saint‑Louis, la Cité, Notre‑Dame ; et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir ». (ES, p. 49.)’

Ici le segment focalisé, c’est l’état d’âme du jeune homme et non pas les objets qui l’entourent. Même effet aussi dans l’exemple suivant :

‘« Les jours de soleil, il continuait sa promenade jusqu'au bout des Champs‑Élysées. Les femmes, nonchalamment assises dans des calèches, et dont les voiles flottaient au vent, défilaient près de lui, au pas ferme de leurs chevaux, avec un balancement insensible faisait craquer les cuirs vernis. Les voitures devenaient plus nombreuses, et, se ralentissant à partir du Rond‑Point, elles occupaient toute la voie ». (ES, p. 72.)’

De tout ce qui précède, nous pouvons dire que les circonstants placés en tête de phrase ont une importance : un effet de cadrage et d’ouverture, un effet de suite et de suspens mais aussi un effet d’enchaînement, de cohésion et de perspective. Nous allons étudier maintenant leur fonction en fin de phrase pour découvrir les valeurs stylistiques qu’ils peuvent acquérir dans cette position.

Notes
1.

Les grammaires considèrent comme circonstants les syntagmes prépositionnels et les adverbes mais pas les adjectifs ni les formes en fonction adjectivale « les participes passé et présent » que nous avons considérées comme de vrais circonstants dans les deux premières parties du fait qu’ils entretiennent avec le verbe auquel ils sont incidents de différentes relations circonstancielles. Dans une étude stylistique, il serait donc artificiel d’exclure ces adjectifs et formes assimilées. Il s’agit là, nous semble-t-il, d’un problème de terminologie grammaticale.

2.

Cf. Frédéric Deloffre, Stylistique et poétique française, Paris, SEDES, 1974, p. 183.

3.

P. Le Goffic, « Formes en –ant et contexte » in : Co-texte et calcul du sens, Actes de la table ronde tenue à Caen les 2 et 3 février 1996, publiés sous la direction de Claude Guimier, 1997, p. 128.

4.

A. Thibaudet, 1935, p. 254.

5.

Flaubert a écrit à Louise Colet le 6 juin 1853 : « Mais je répète encore une fois que jusqu’à nous, jusqu’aux très modernes, on n’avait pas l’idée de l’harmonie soutenue du style. Les qui, les que enchevêtrés les uns dans les autres reviennent incessamment dans ces grands écrivains-là. Ils ne faisaient nulle attention aux assonances, leur style très souvent manque de mouvement, et ceux qui ont du mouvement (comme Voltaire) sont secs comme du bois ». Corresp. II, p. 350. 

6.

A. Thibaudet, 1935, p. 255.

7.

A. Thibaudet, « Réflexions sur la littérature à Marcel Proust » in : G. Philippe, Flaubert savait-il écrire ? Une querelle grammaticale (1919-1921), Grenoble, ELLUG, 2004, p. 114.