2.2.1. La phrase qui se termine sur un seul circonstant

Nous constatons que la plupart des circonstants qui figurent dans cette position sont des circonstants de manière (adverbes en –ment, syntagmes nominaux prépositionnels, subordonnées comparatives ou propositions subordonnées nominales) et des circonstants en ant (participe présent et gérondif). Dans notre étude du comportement syntaxique des circonstants de manière en -ment, nous avons déjà souligné que si on a recours à ce type d’emploi, ce sera peut-être dans le but de réparer un oubli ou de rectifier une vérité :

‘« […] sous le dernier volant de sa robe, son pied passait dans une mince bottine en soie, de couleur marron ; la tente de coutil formait un large dais sur sa tête, et les petits glands rouges de la bordure tremblaient à 1a brise, perpétuellement ». (ES, p. 58.)’ ‘« […] on entendait toutes sortes de bruits paisibles, des battements d'ailes dans des cages, le ronfle­ment d'un tour, le marteau d'un savetier ; et les marchands d'habits, au milieu des rues, interrogeaient de l'oeil chaque fenêtre, inutilement ». (ES, p. 128.)’ ‘« Deux galeries moresques s'étendaient à droite et à gauche, parallèlement. Le mur d'une maison, en face, occupait tout le fond, et le quatrième côté (celui du restau­rant) figurait un cloître gothique à vitraux de couleurs ». (ES, p. 134.)’ ‘« Ses yeux pétillaient sous ses lunettes, il s'exaltait et buvait des petits verres, coup sur coup, machinalement ». (ES, p. 264.)’ ‘« Frédéric s'enquit d'une voiture, on n'en trouvait qu'à la gare. Il y retourna. Une calèche disloquée, attelée d'un vieux cheval dont les harnais décousus pendaient dans les brancards, stationnait devant le bureau des bagages, soli­tairement ». (ES, p. 278.)’

Le circonstant dans le dernier exemple peut être interprété par : une calèche disloquée stationnait devant le bureau des bagages, je précise, elle stationnait solitairement. De plus, cet emploi est stylistiquement marqué car, en détachant le circonstant en fin de phrase, il est mis nettement en valeur.

La plupart des circonstants de manière en –ment sont dérivés d’adjectifs. Or en les rejetant en fin de phrase, le narrateur met en relief toute la charge affective qu’ils peuvent avoir grâce à cette base adjectivale. On peut dire aussi que le circonstant détaché en fin de phrase et suivi du point final annonce la clôture de la phrase tout en causant sa chute brutale. Cet effet de clôture et de chute est donc à l’origine de la mise en relief du circonstant.

Le participe présent et le gérondif expriment des relations logiques et circonstancielles de nature différente. Ils expriment les mêmes valeurs circonstancielles et logiques que celles des subordonnées circonstancielles. La valeur principale du participe et du gérondif est à la fois de réaliser l’économie de discours et de multiplier les possibilités d’interprétations chez le lecteur. Le participe présent par exemple sert d’économie du discours car il remplace la forme personnelle (qui + verbe) :

1. Le vent, soufflant (= qui souffle) avec violence, arrache les dernières feuilles.

2. Le vent, soufflant (= qui soufflait) avec violence, a arraché les dernières feuilles.

3. Le vent, soufflant (= qui soufflera) avec violence, arrachera les dernières feuilles 1 .

Le lecteur est donc obligé de considérer le temps du verbe de la principale pour pouvoir interpréter la valeur temporelle du participe. On ajoute aussi à cette valeur d’économie du sens une valeur commune aux formes en –ant. Il s’agit de leur valeur rythmique. Le participe en position finale assure le rythme mineur et sera à l’origine d’une chute à la fin de la phrase. Notons d’ailleurs que la position finale du participe est stylistiquement marquée du fait qu’il exprime une relation logique inversée : il exprime la cause et la principale, antéposée, exprime la conséquence :

‘« Autour des tables rondes, des bourgeois mangeaient, un garçon de café circulait ; M. et Mme Arnoux étaient dans le fond, à droite ; il s’assit sur la longue banquette de velours, ayant ramassé un journal qui se trouvait là ». (ES, p. 55.) ’ ‘« Frédéric et son camarade réclamèrent, hardiment, celui qu'on venait de mettre en prison. Le factionnaire les menaça, s'ils insistaient, de les y fourrer eux‑mêmes. Ils demandèrent le chef du poste, et déclinèrent leur nom avec leur qualité d'élèves en droit, affirmant que le prisonnier était leur condisciple ». (ES, p. 86.)’ ‘« Ils redoublaient leur pantomime. Dussardier comprit enfin qu'ils venaient pour le servir ; et il se tut, craignant de les compromettre ». (ES, p. 87.)’ ‘« Quand il arrivait de bonne heure, il le surprenait dans son mauvais lit de sangle, que cachait un lambeau de tapisserie ; car Pellerin se couchait tard, fréquentant les théâtres avec assiduité ». (ES, p. 95.)’ ‘« Il enviait le talent des pianistes, les balafres des soldats. Il souhaitait une maladie dangereuse, espérant de cette façon l'intéresser ». (ES, p. 133.)’

Dans cette position, il peut, dans la mesure où il y a une construction verbale, introduire aussi quelques détails descriptifs qui concernent les allures ou les manières d’agir des personnages :

‘« Chaque mot qui sortait de sa bouche semblait à Frédéric être une chose nouvelle, une dépendance exclu­sive de sa personne. Il regardait attentivement les effilés de sa coiffure, caressant par le bout son épaule nue ; et il n'en détachait pas ses yeux, il enfonçait son âme dans la blan­cheur de cette chair féminine ; cependant, il n’osait lever ses paupières, pour la voir plus haut, face à face ». (ES, pp. 107-108.)’ ‘« À la fin du spectacle, il se précipita dans les couloirs. La foule les remplissait. Arnoux, devant lui, descendait l'esca­lier, marche à marche, donnant le bras aux deux femmes ». (ES, p. 79.)’ ‘« Puis il éprouva le besoin de voir Rosanette. Après tant de laideurs et d'emphase, sa gentille personne serait un délassement. Elle savait qu'il avait dû, le soir, se présenter dans un club. Cependant, lorsqu'il entra, elle ne lui fit pas même une question.
Elle se tenait près du feu, décousant la doublure d'une robe ». (ES, p. 416.)’ ‘« Elle tomba sur le divan, toute tremblante, balbutiant des injures, versant des larmes ». (ES, p. 419.)’

La subordonnée en comme employée souvent en fin de phrase exprime le plus souvent une comparaison qui accroche l’attention et qui fait rêver si bien qu’elles introduit un effet de suspension et de prolongement dans la phrase :

‘« Il s'était arrêté au milieu du pont Neuf, et, tête nue, poitrine ouverte, il aspirait l'air. Cependant, il sentait monter du fond de lui‑même quelque chose d'intarissable, un afflux de tendresse qui l'énervait, comme le mouvement des ondes sous ses yeux ». (ES, p. 109.)’ ‘« Il aurait fallu, pour cela, subvertir la destinée ; et, incapable d'action, maudissant Dieu et s'accusant d'être lâche, il tournait dans son désir, comme un prisonnier dans son cachot ». (ES, p. 133.)’ ‘« C'était une femme pâle, à nez retroussé, avec des mitaines jusqu'aux coudes et de grandes boucles noires qui pendaient le long de ses joues, comme deux oreilles de chien ». (ES, p. 136.)’ ‘« Paris se rapportait à sa personne, et la grande ville avec toutes ses voix, bruissait, comme un immense orchestre, autour d'elle ». (ES, p. 127.)’

Notes
1.

Ces exemples sont de P. Le Goffic cités in P. Le Goffic, 1997, p. 124.