3. Les circonstants et la description

Dans l’Éducation sentimentale, les circonstants jouent un rôle essentiel dans la description. À notre avis, ils peuvent avoir trois fonctions possibles dans le texte descriptif :

1. Ils permettent l’articulation entre récit et description.

2. Ils créent de la temporalité dans un tableau immobile.

3. Ils contribuent à décrire le tableau dans tous ses détails.

Il faut noter tout d’abord que les recherches sur la description ne manquent pas qu’elles soient dans le cadre de la narratologie ou dans celui de la linguistique textuelle. Il va sans dire qu’étudier la description chez un écrivain selon l’un ou l’autre de ces deux points de vue aura pour conséquence de révéler quelques aspects de son style. Dans le cadre de ces études, on fait toujours l’opposition entre description et récit. La description est toujours définie comme une pause dans le cours normal du récit. Pour faire connaître la différence entre récit et description, Philippe Hamon a écrit :

‘« Dans un récit, le lecteur attend des contenus plus au moins déductibles ; dans une description, il attend la déclinaison d’un stock lexical, d’un paradigme de mots latent ; dans un récit, il attend une terminaison, un terminus ; dans une description, il attend des termes » 1 .’

Le récit est donc lié à l’idée du temps et la description à l’idée de la pause dans la trame narrative. Pourtant, les deux systèmes ne s’excluent pas car l’un peut se trouver dans l’autre :

‘« […] nous constatons que les récits ne peuvent se passer d’un minimum de décor et d’acteurs : les événements (série temporelle de la narration) ont besoin de l’espace (série spatiale qui retiendra notre attention). En d’autres termes, la description semble avoir pour fonction essentielle de permettre le récit en assurant son fonctionnement référentiel » 2 .’

Pour cela, il est parfois difficile de tracer les frontières entre le récit et la description :

‘« Le texte possède en germe une composante descriptive ou narrative : narratif et descriptif ne sont pas si éloignés l’un de l’autre » 3 . ’

Nous n’allons pourtant pas faire la différence entre ces deux systèmes. Nous admettons l’idée de départ selon laquelle le récit évoque une temporalité et la description une pause ou un arrêt momentané dans le cours de ce récit. Dans l’Éducation sentimentale, nous constatons que la séquence narrative s’exprime le plus souvent par une série de verbes dynamiques au passé simple et que dans la séquence descriptive, c’est l’imparfait qui règne puisqu’il est le temps descriptif par excellence.

Les circonstants, surtout ceux qui portent sur le dire, sont considérés comme des éléments qui permettent l’articulation entre description et récit. Ils ont été définis dans notre étude syntaxique comme étant des circonstants de temps exophrastiques qui modalisent le dire de l’énonciateur. Ce sont des circonstants conjonctifs qui expriment l’ordination.

Leur rôle dans l’énoncé est d’organiser et d’agencer le discours du locuteur et de le mettre dans l’ordre dans lequel il veut transmettre à son interlocuteur. Ils soulignent en même temps le fait que cet ordre n’est pas fortuit et qu’il résulte d’un choix délibéré de l’énonciateur.

Pour cela, nous pouvons dire qu’ils peuvent avoir, sur le plan stylistique, le rôle de délimiter la séquence descriptive. Ils ont parfois le rôle de cheviller une séquence narrative à une séquence descriptive. Les circonstants du type enfin, puis, après dans le texte descriptif ont ainsi la fonction d’annoncer le passage d’une séquence descriptive à une séquence narrative ou d’une description à un récit.

D’abord, l’adverbe enfin suivi ou non par un signe de ponctuation permet ce passage d’une séquence descriptive à une séquence narrative :

‘« Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville‑de‑Montereau, prèsde partir, fumait à gros tour­billons devant le quai Saint‑Bernard. Des gens arrivaient hors d’haleine ; des barriques, des câbles, des corbeilles de linge gênaient la circulation ; les matelots ne répondaient à personne ; on se heurtait ; les colis montaient entre les deux tambours, et le tapage s’absorbait dans le bruissement de la vapeur, qui, s’échappant par des plaques de tôle, enveloppait tout d’une nuée blanchâtre, tandis que la cloche, à l'avant, tintait sans dis­continuer. Enfin le navire partit […] » (ES, p. 49.)’ ‘« Il passait des heures à regarder, du haut de son balcon, la rivière qui coulait entre les quais grisâtres, noircis, de place en place, par la bavure des égouts, avec un ponton de blanchisseuses amarré contre le bord, où des gamins quel­quefois s'amusaient, dans la vase, à faire baigner un caniche. Ses yeux délaissant à gauche le pont de pierre de Notre‑Dame et trois ponts suspendus, se dirigeaient tou­jours vers le quai aux Ormes, sur un massif de vieux arbres, pareils aux tilleuls du port de Montereau. […]. Enfin, pour se débarrasser de lui‑même, il sortait ». (ES, p. 127.)’ ‘« Elle était dans son pays, près de sa mère malade. Il n'osa faire de questions sur la durée de cette absence. Il demanda seulement quel était le pays de Mme Arnoux.’ ‘‑ « Chartres ! Cela vous étonne ? »
‑ « Moi ? non ! pourquoi ? Pas le moins du monde ! »
Ils ne trouvèrent, ensuite, absolument rien à se dire. Arnoux, qui s'était fait une cigarette, tournait autour de la table, en soufflant. Frédéric, debout contre le poêle, con­templait les murs, l'étagère, le parquet ; et des images charmantes défilaient dans sa mémoire, devant ses yeux plutôt. Enfin il se retira ». (ES, pp. 126-127.)’

Puis peut permettre aussi un tel passage :

‘« Un jeune homme de dix‑huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras, restait auprès du gouver­nail, immobile. À travers le brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont il ne savait pas les noms ; puis il embrassa, dans un dernier coup d'oeil, l'île Saint‑Louis, la Cité, Notre‑Dame ; et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir ».
« Un parterre de fleurs s'étalait devant sa façade ; et des avenues s'enfonçaient, comme des voûtes noires, sous les hauts tilleuls. Il se la figura pas­sant au bord des charmilles. À ce moment, une jeune dame et un jeune homme se montrèrent sur le perron, entre les caisses d'orangers. Puis tout disparut ». (ES, p. 56.)’

Le syntagme nominal prépositionnel après + SN peut exprimer aussi ce moment de passage entre description et récit :

‘« « Comment n’avait-il pas songé à elle, plus tôt ? La faute venait de Deslauriers, et il s’avança vers la boutique, il n’entra pas, cependant ; il attendit qu’Elle parût. Les hautes glaces transparentes offraient aux regards, dans une disposition habile, des statuettes, des dessins, des gravures, des catalogues, des numéros de L'Art industriel ;et les prix de l'abonnement étaient répétés sur la porte, que décoraient à son milieu, les initiales de l'éditeur. […]. Après des hésitations infinies, il entra ». (ES, p. 73.)’

Les circonstants dans le texte descriptif donnent quelquefois une impression de mouvement dans une scène qui apparaît immobile. Dans le passage suivant, nous constatons qu’il y a un effet de contraste entre d’une part, un bateau en mouvement et, de l’autre, un fait en stagnation et en pure immobilité. Le bateau qui porte Frédéric vers Nogent est en plein mouvement ; sa description est esquissée dès le début du roman. Mais ce mouvement n’empêche pas qu’on jette la lumière sur les choses immobiles : Un homme assis pêchait :

‘«  La rivière était bordée par des grèves de sable. On rencontrait des trains de bois qui se mettaient à onduler sous le remous des vagues, ou bien, dans un bateau sans voiles, un homme assis pêchait ; puis les brumes errantes se fondirent, le soleil parut, la colline qui suivait à droite le cours de la Seine peu à peu s’abaissa, et il en surgit une autre, plus proche, sur la rive opposée ». (ES, p. 50.)’

On constate dans cette scène que tous les mots suggèrent le mouvement tandis que la vision du pêcheur assis dans un bateau sans voiles a une valeur étrangement existentielle à cause de l’immobilité et du singulier qui contraste avec le mouvement et le pluriel. Le circonstant de temps « puis » fait le passage entre ces deux états et favorise l’impression d’un mouvement. Philippe Hamon note à ce propos que

‘« […] les « d’abord », les « tandis que », les « ensuite », les « puis », les « enfin », etc., qui fournissent également tant de « chevilles » aux systèmes descriptifs « optiques », voire les simples « et » qui coordonnent les éléments de telle liste d’outils, rythment une temporalité de l’aventure en accord avec le déroulement des moments de l’écriture […]. Il se passe quelque chose pendant le temps que dure la description, la description n’est plus « contre-temps » » 4 . ’

Les circonstants de temps du type puis, enfin, tout à coup et de temps à autre employés avec les verbes dynamiques ont alors pour fonction de temporaliser le texte descriptif :

‘« La rivière était bordée par des grèves de sable. On rencontrait des trains de bois qui se mettaient à onduler sous le remous des vagues, ou bien, dans un bateau sans voiles, un homme assis pêchait ; puis les brumes errantes se fondirent, le soleil parut, la colline qui suivait à droite le cours de la Seine peu à peu s’abaissa, et il en surgit une autre, plus proche, sur la rive opposée ». (ES, p. 50.)’ ‘« Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras, restait auprès du gouvernail, immobile. À travers le brouillard, il contemplait des cloches, des édifices dont il ne savait pas les noms ; puis il embrassa, dans un dernier coup d’œil, l’île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame ; et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir ». (ES, p. 49.)’ ‘« Elle aurait voulu le battre. Il dit qu'il reviendrait dans la soirée. Bientôt les horribles quintes recommencèrent. Quelque­fois, l'enfant se dressait tout à coup. Des mouvements convulsifs lui secouaient les muscles de la poitrine, et, dans ses aspirations, son ventre se creusait comme s'il eût suffoqué d'avoir couru ». (ES, p. 380.) ’ ‘« Elle courut après un fiacre ; Deslauriers la rattrapa. Il marchait près d’elle, en lui parlant avec des gestes expressifs. Enfin elle accepta son bras, et ils continuèrent le long des quais. Puis, à la hauteur du Châtelet, pendant vingt minutes au moins, ils se promenèrent sur le trottoir, comme deux marins faisant leur quart. Mais, tout à coup, ils traversèrent le pont au Change, le marché aux fleurs, le quai Napoléon ». (ES, p. 140.)’ ‘« Le plafond, bas et tout blanc, rabattait une lumière crue. Frédéric, en face, distinguait l'ombre de ses cils. Elle trempait ses lèvres dans son verre, cassait un peu de croûte entre ses doigts ; le médaillon de lapis‑lazuli, attaché par une chaînette d'or à son poignet, de temps à autre sonnait contre son assiette ». (ES, pp. 55-56.)’ ‘« À mesure que l'on avançait, la foule devenait moins grosse. Les sergents de ville, de temps à autre, se retournaient d'un air féroce ; et les tapageurs n'ayant plus rien à faire, les curieux rien à voir, tous s'en allaient peu à peu ». (ES, p. 86.)’ ‘« Tous les jours, Regimbart s’asseyait au coin du feu, dans son fauteuil, s'emparait du National, ne le quittait plus, et exprimait sa pensée par des exclamations ou de simples haussements d'épaules. De temps à autre, il s'essuyait le front avec son mouchoir de poche roulé en boudin, et qu'il portait sur sa poitrine, entre deux boutons de sa redingote verte ». (ES, p. 96.)’

Les circonstants de temps, de lieu et de manière dans le texte descriptif peuvent avoir la fonction de transmettre le tableau décrit dans tous ses détails réalistes. Le fait de préciser de façon détaillée la localisation des objets dans l’espace et dans le temps jusqu’à donner l’impression de n’avoir rien négligé, permet de redessiner le tableau décrit devant le lecteur à chaque fois qu’il relit le texte. Toutes sortes de compléments dans cette scène, qu’ils soient essentiels ou de vrais circonstants, participent à redessiner cette scène réaliste.

‘« Comme elle gardait la même attitude, il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manœuvre ; puis il se planta tout près de son ombrelle, posée contre le banc, et il affectait d’observer une chaloupe sur la rivière ». (ES, p. 53.) ’ ‘« Une plaine s'étendait à droite ; à gauche un herbage allait doucement rejoindre une colline, où l'on apercevait des vignobles, des noyers, un moulin dans la verdure, et des petits chemins au‑delà, formant des zigzags sur la roche blanche qui touchait au bord du ciel. Quel bonheur de monter côte à côte, le bras autour de sa taille, pendant que sa robe balayerait les feuilles jaunies en écoutant sa voix, sous le rayonnement de ses yeux. Un peu plus loin, on découvrit un château, à toit pointu, avec des tourelles carrées. Un parterre de fleurs s'étalait devant sa façade ; et des avenues s'enfonçaient, comme des voûtes noires, sous les hauts tilleuls. Il se la figura pas­sant au bord des charmilles. À ce moment, une jeune dame et un jeune homme se montrèrent sur le perron, entre les caisses d'orangers. Puis tout disparut ». (ES, p. 56.)’ ‘« Quel­quefois, il s'arrêtait au Louvre devant de vieux tableaux ; et son amour l'embrassant jusque dans les siècles disparus, il la substituait aux personnages des peintures. Coiffée d'un hennin, elle priait à deux genoux derrière un vitrage de plomb. Seigneuresse des Castilles ou des Flandres, elle se tenait assise, avec une fraise empesée et un corps de baleines à gros bouillon. Puis elle descendait quelque grand escalier de porphyre, au milieu des sénateurs, sous un dais de plumes d'autruche, dans une robe de brocart ». (ES, p. 132.)’

Nous remarquons que dans les trois exemples précédents, les différents compléments de temps, de lieu et de manière contribuent à restituer cette scène emplie de rêverie. On peut multiplier les exemples à l’infini mais nous nous bornons à en citer quelques-uns seulement :

‘« Frédéric s'arrêta plusieurs fois dans l'escalier, tant son coeur battait fort. Un de ses gants trop juste éclata ; et, tandis qu'il enfonçait la déchirure sous la manchette de sa chemise, Arnoux, qui montait par‑derrière, le saisit au bras et le fit entrer. L’antichambre, décorée à la chinoise, avait une lanterne peinte, au plafond, et des bambous dans les coins. En tra­versant le salon, Frédéric trébucha contre une peau de tigre. On n'avait point allumé les flambeaux, mais deux lampes brûlaient dans le boudoir tout au fond ». (ES, p. 104.)’ ‘« Le matin, ils se promenaient en manches de chemise sur leur terrasse ; le soleil se levait, des brumes légères pas­saient sur le fleuve, on entendait un glapissement dans le marché aux fleurs à côté ; ‑ et les fumées de leurs pipes tourbillonnaient dans l'air pur, qui rafraîchissait leurs yeux encore bouffis ; ils sentaient, en l'aspirant, un vaste espoir épandu. Quand il ne pleuvait pas, le dimanche, ils sortaient ensemble ; et, bras dessus bras dessous, ils s'en allaient par les rues. Presque toujours la même réflexion leur sur­venait à la fois, ou bien ils causaient, sans rien voir autour d'eux ». (ES, pp. 114-115.)’ ‘« Deux galeries moresques s'étendaient à droite et à gauche, parallèlement. Le mur d'une maison, en face, occupait tout le fond, et le quatrième côté (celui du restau­rant) figurait un cloître gothique à vitraux de couleurs. Une sorte de toiture chinoise abritait l'estrade où jouaient les musiciens ; le sol autour était couvert d'asphalte, et des lanternes vénitiennes accrochées à des poteaux formaient, de loin, sur les quadrilles, une couronne de feux multico­lores. Un piédestal, çà et là, supportait une cuvette de pierre, d'où s'élevait un mince filet d'eau. On apercevait dans les feuillages des statues en plâtre, Hébés ou Cupi­dons tout gluants de peinture à l'huile ; et les allées nom­breuses, garnies d'un sable très jaune soigneusement ratissé, faisaient paraître le jardin beaucoup plus vaste qu'il ne l'était ». (ES, p. 134.) ’

Nous avons donc étudié la fonction structurale des circonstants au niveau de la phrase et dans la description. Dans les pages qui vont suivre, nous allons étudier leur fonction rythmique dans le roman.

Notes
1.

Philippe Hamon, Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981, p. 44.

2.

J-M Adam, Le texte descriptif, Paris, Nathan, 1989, p. 4.

3.

Eric Le Calvez, Génétique et poétique de la description, l’Education Sentimentale de Flaubert, thèse de Doctorat, Université de Paris III, 1990, p. 22.

4.

Philippe Hamon, 1981, p. 206.