TROISIÈME CHAPITRE : La fonction rythmique des circonstants dans le roman

1. Flaubert et la phrase poétique

Flaubert, tout au long de sa vie d’écrivain, avait un certain culte pour l’écriture et une aspiration acharnée à atteindre au style. Mais pour atteindre au style, il faut déjà connaître ‘‘les affres du style’’ 1 . Or les affres du style pour lui consistent à remanier et à corriger constamment tout ce qu’il écrit à tel point qu’il peut passer des heures et des heures pour faire une seule phrase :

‘« Ainsi, voilà deux jours entiers que je tourne et retourne un paragraphe sans venir à bout.- J’en ai envie de pleurer dans des moments » 2 .’

Mais pour atteindre ce but, il faut utiliser la langue comme moyen. Cette langue doit être constamment travaillée afin d’atteindre le langage poétique par le rythme et les assonances. Pour lui, l’œuvre d’art doit être appréciée selon la poétique dont elle est faite. Le vrai artiste est bien celui qui s’intéresse à la composition de l’oeuvre d’art en soi sans qu’il ait aucun souci pour tout autre chose. Or la poétique est encore mal définie selon lui :

‘« (Du temps de La Harpe, on était grammairien.- Du temps de Sainte-Beuve et de Taine, on est historien). Quand serait-on artiste, rien qu’artiste, mais bien artiste ? Où connaissez-vous une critique qui s’inquiète de l’œuvre en soi, d’une façon intense ? On analyse très finement le milieu où elle s’est produite et les causes qui l’ont amenées. – Mais la poétique insciente, d’où elle résulte ? Sa composition, son style ? Le point de vue de l’auteur ? Jamais ? » 3 . ’

La poétique pour Flaubert réside donc dans l’œuvre en soi, dans sa composition. Ecrire une phrase de prose, c’est pour l’auteur essayer de lui donner les mesures et les sonorités du vers poétique. La poétique est donc dans la phrase, dans son rythme et dans sa sonorité :

‘« Je croit pourtant qu’on peut lui donner la consistance du vers. Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore. Voilà du moins mon ambition (il y a une chose dont je suis sûr, c’est que personne n’a jamais en tête un type de prose plus parfait que moi ; mais quand à l’exécution, que de faiblesses, que de faiblesses mon Dieu !) » 4 .’

G. Bollème, en commentaire de ce rapprochement entre la phrase de prose et le vers poétique chez Flaubert, constate que cette tâche est loin d’être facile à réaliser et qu’il s’agit de l’une des caractéristiques les plus marquantes du style flaubertien :

‘« Vouloir donner à la prose le rythme du vers et écrire sans dénaturer le sujet…Unir le rythme du vers et la précision de la science. Idéal de poète et de peintre à la fois, mais aussi finalement idéal de romancier ; d’un romancier poète. Et voici l’ultime contradiction qui fonde et explique ce rêve de la perfection du style, rêve difficile, presque impossible […] » 5 .’

Le culte de tout ce qui est poétique dans la phrase culmine dans cette image tout à fait significative de ce qui doit être une phrase poétique. Elle doit avoir du sang, être vivante :

‘« Il faut avoir, avant tout, du sang dans les phrases, et non de la lymphe, et quand je dis du sang, c’est du cœur. Il faut que cela batte, que cela palpite, que cela émeuve. Il faut faire s’aimer les arbres et tressaillir les granits. On peut mettre un immense amour dans l’histoire d’un brin d’herbe » 6 . ’

La poétique que cherche Flaubert dans la phrase doit être recherchée dans sa linéarité et dans les différentes manipulations possibles. Tout le travail de style réside dans ce culte de la forme, dans l’agencement savant de l’ordre des mots, dans la recherche des combinaisons syntaxiques originales et dans le souci d’un rythme cadencé des phrases. Il s’agit, comme il le laisse entendre, des mêmes ingrédients, des mêmes matériels phrastiques sauf qu’à chaque fois on change de ‘‘sauce’’, c’est-à-dire de forme :

‘« La phrase la plus simple comme « il ferma la porte », « il sortit », etc., exige des ruses d’art incroyables ! Il s’agit de varier la sauce continuellement et avec les mêmes ingrédients » 7 .’

Seul le style, la phrase élaborée et les structures formelles réalisées à force de travail et de recherche permettront de communiquer l’idée ou la vision à transmettre. C’est donc à l’aide du style travaillé et soigné qu’on accède au lyrisme et au style, peu importe les sujets qu’on veut traiter dans une œuvre d’art :

‘« C’est pour cela qu’il n’y a ni beaux ni vilains sujets et qu’on pourrait presque établir comme axiome, en se posant au point de vue de l’Art pur, qu’il n’y en a aucun, le style étant à lui tout seul une manière absolue de voir les choses » 8 .’

L’écriture poétique s’avère être à la fois un moyen et un but à atteindre. L’auteur constate que la forme prosodique est plus riche que la forme versifiée et qu’il est fort possible qu’on atteigne aux mêmes techniques poétiques dans la prose. Mais la prose semble être plus libre et plus prometteuse que le vers. C’est un domaine un peu vierge qu’on doit découvrir :

‘« La prose est née d’hier, voilà ce qu’il faut se dire. Le vers est la forme par excellence des littératures anciennes. Toutes les combinaisons prosodiques ont été faites, mais celles de la prose, tant s’en faut » 9 . ’

Dans une lettre à Louise Colet, Flaubert déclare que son ambition est de :

‘« […] donner à la prose le rythme du vers (en la laissant prose et très prose) » 10 .’ ‘« Grâce à la sonorité et à la justesse, les phrases doivent s’agiter dans un livre comme les feuilles dans une forêt, toutes dissemblables dans leur ressemblance » 11 . ’

Du fait que le vers a ses métriques et ses lois rigoureuses, la prose a le privilège d’exprimer plus les idées que de toucher les sens. Une seule phrase peut exprimer l’idée de tout un sonnet :

‘« Et déjà le vers, par lui-même est si commode à déguiser l’absence d’idées ! Analyse une belle tirade de vers et une autre de prose, tu verras laquelle la plus pleine. La prose, art plus immatériel (qui s’adresse moins au sens, à qui tout manque de ce qui fait plaisir), a besoin d’être bourrée de choses sans qu’on les aperçoive. Mais vers les moindres paraissent. Ainsi la comparaison la plus inaperçue dans une phrase de prose peut fournir tout un sonnet. Il y a beaucoup de troisièmes et quatrièmes plans en prose. Doit-il y en avoir en poésie ? » 12 .

De tout ce qui précède, nous pouvons dire que la plupart des manipulations ou des corrections faites par l’auteur dans ses œuvres ont toujours des fins esthétiques et poétiques. Utiliser les mêmes ingrédients et changer la ‘‘sauce’’ n’a qu’un seul but dans la tête de l’auteur : créer du style qui fait l’Art.

Nous pouvons dire enfin que les principes de toute œuvre d’art sont pour Flaubert d’arriver à faire de la phrase non pas une unité syntaxique à part entière, mais plutôt une unité stylistique et un domaine de travail très élargi. Il faut qu’elle soit chantante et poétique par tous les moyens possibles. Nous allons découvrir cet aspect poétique à travers l’étude du rôle rythmique des circonstants dans l’Éducation sentimentale.

Notes
1.

Il écrivait dans une lettre adressée à George Sand le 27 novembre 1866 : « Il me faut de grands travaux d’art avant d’obtenir une cascade.- Ah ! je les aurai connues, les affres du style ! », Corresp. III, p. 566.

2.

Corresp. II, lettre à George Sand le 5 décembre, 1866, p. 50.

3.

Corresp. IV, lettre à Georges Sand, mardi le 2 Février, 1869, p. 15.

4.

Corresp. II, lettre à Louise Colet, Juillet, 1852, p. 469.

5.

G. Bollème, La leçon de Flaubert, Paris, Julliard, 1964, p. 95.

6.

Corresp. II, lettre à Louise Colet, le 22 Avril 1854, p. 557.

7.

Ibid., p. 536.

8.

Ibid., lettre à Louise Colet de 6 Jan. 1852, pp. 345-346.

9.

Ibid., lettre à Louise Colet datée samedi le 24 Avril 1852, p. 79.

10.

Ibid., pp. 142-143.

11.

Ibid., p. 545. lettre à Louise Colet le 7 avril 1854.

12.

Ibid., lettre à Louise Colet datée du vendredi 30 septembre 1853, pp. 445-446.