2. Le rythme dans l’Éducation sentimentale

La signification est dans les mots qui forment des phrases, mais c’est le rythme qui leur confère l’expressivité. Le rythme est souvent défini comme la mise en forme du sens dans la phrase.

‘« La ponctuation et le rythme concernent la prose de façon primordiale. La question n’est pas de pure forme. La ponctuation et le rythme sont des mises en forme du sens » 1 .’

Dans Le dictionnaire de rhétorique et de poétique d’Henri Morier 2 , le rythme est défini par le retour, à intervalles semblablement égaux, d’un repère constant. Il se distingue par le fait qu’il tente de rompre une habitude et provoque une surprise dans le texte ou dans la phrase.

En fait, le rythme a une importance capitale dans l’Éducation sentimentale car il constitue un paramètre important dans une étude de la structure poétique de la phrase. Avant d’aborder l’étude du rôle rythmique des circonstants, il importe de dire quelques mots sur la dominante rythmique dans le roman.

Pour arriver aux phrases harmonieuses et chantantes tant cherchées par Flaubert, il faut adopter un rythme qui soit capable d’assurer leur vivacité. Le rythme adopté dans l’Education sentimentale est donc le rythme ternaire. C’est le rythme chantant par excellence. Léon Cellier, dans son étude des structures ternaires dans l’Éducation sentimentale affirme que le rythme ternaire constitue un élément important qui fait de l’Éducation sentimentale un roman poétique :

‘« Celui qui aime l’Éducation sentimentale, découvre à chaque lecture de nouvelles merveilles, et c’est en vérité faire à ce chef-d’œuvre un honneur obscur que de ne voir en lui que le prototype du roman naturaliste. L’Éducation sentimentale est un roman poétique. Celui qui se demande dans quelle mesure la structure contribue à cette poésie finit par constater non seulement que la vision binoculaire ne rend pas compte de l’essentiel, mais que par surcroît Flaubert, à mesure qu’il élaborait son roman, changeait son mode de vision et passait à sa vision que l’on peut appeler de triple » 3 . ’

L. Cellier a fait remarquer que le rythme ternaire peut se trouver partout dans le roman à tel point qu’il donne l’impression que Flaubert a une certaine prédilection pour le chiffre 3 dans l’ensemble du roman. Nous croyons que l’insistance sur ce chiffre doit avoir une signification dans la structure du roman. Nous reprenons quelques exemples cités par cet auteur :

‘« Il était retourné à l’Art industriel. Il y retourna une troisième fois, et il vit en fin Arnoux […]. Au dessus de la boutique d’Arnoux, il y avait au premier étage trois fenêtres ». (ES, p. 75.)’ ‘« En portant sous son bras un buvard tout neuf, il se rendit à l’ouverture des cours. Trois cents jeunes gens, nu-tête, emplissaient un amphithéâtre où un vieillard en robe rouge dissertait d’une voix monotone ; des plumes grinçaient sur le papier ». (ES, p. 73.)’ ‘« Hussonnet manque le rendez-vous ; il en manqua trois autres ». (ES, p. 89.)’ ‘« Il était assis à trois places au-dessous d’elle ». (ES, p. 107.)’ ‘« Alors commencèrent trois mois d’ennui ». (ES, p. 123.)’ ‘« Frédéric passa la sienne trois jours après ». (ES, p. 152.)’ ‘« Cela, d'ailleurs, était complètement impossible, n’ayant que trois mille francs de rente ». (ES, p. 157.) ’ ‘« Ces lamentations se répétèrent vingt fois par jour durant trois mois »’

On peut dire en effet que le rythme ternaire est le mieux adapté à l’Éducation sentimentale car il est le modèle le plus conforme à exprimer le mouvement de l’immobile. Les événements du roman ne sont pas liés ni cohérents : le roman parle des allers-retours multiples de Frédéric entre Paris et la campagne soit à la recherche de l’amour soit à l’issue d’un projet amoureux qui a échoué.

Malgré cette immobilité, on a l’impression que quelque chose se passe, la vie bouge et le temps passe. Mais c’est un mouvement qui reste tout de même dans l’immobilité. Il y a un certain va-et-vient de presque les mêmes événements : voyages, retours, rencontres, isolement accompagnés de presque les mêmes sentiments de joie, d’enthousiasme, de bonheur et de détresse.

Toutes ces actions qui s’enroulent sur elles-mêmes, les récurrences, le cercle qui se referme font que l’insignifiance se trouve signifiée par l’architecture du discours autant que par l’histoire elle-même. On assiste donc à des inversions, à des coupures inattendues dans les phrases, à des émiettements qui rendent les événements inconsistants. L’auteur adopte donc un rythme ternaire qui a pour objectif de mettre un peu de l’ordre dans tous ces émiettements dans le roman.

Il faut souligner cependant que rythme ternaire ou rythme binaire ne sont pas des choses voulues par l’auteur lors de l’écriture de son roman ; ils ne sont que des moules qu’il trouve à sa disposition et qui sont les mieux adaptés pour formuler sa pensée ou son état d’âme. Mais comme l’affirme L. Cellier, le passage au ternaire constitue un élément essentiel qui n’est pas seulement une prédilection personnelle mais aussi un besoin pour donner au roman son aspect poétique.

Le profit de ce type de rythme est de donner à la phrase des effets musicaux bien particulier. Selon A. Thibaudet, c’est à partir de ce rythme que se crée justement le sentiment qu’il y a une symphonie musicale qui s’installe dans l’écriture flaubertienne 4 .

Nous constatons que le rythme ternaire peut se trouver aussi bien au niveau des paragraphes qu’au niveau des phrases tout au long de l’Éducation sentimentale. Pour ce qui intéresse notre étude du rôle des circonstants dans le rythme du roman, nous allons étudier d’abord leur rôle rythmique au niveau des paragraphes qui peuvent constituer ensemble une petite triade, puis à l’intérieur du paragraphe et de la phrase.

Notes
1.

Anne Herschberg Pierrot, Stylistique de la prose, Paris, Belin, 1993, p. 265.

2.

Cf. Henri Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, Presses Universitaires de France, 1961, p. 1052.

3.

Léon Cellier, « Structure de l’Éducation sentimentale », Archives des lettres modernes, n° 56, 1964, pp. 4-5.

4.

Cf. A. Thibaudet, 1935, p. 230.