2.1. Le rythme au niveau des paragraphes

Comme nous l’avons déjà signalé, le rythme ternaire se trouve partout dans le roman. Il peut se trouver tout d’abord dans la façon dont se groupent certains paragraphes pour former une petite triade.

Quelques exemples :

Tout l’épisode qui décrit l’état des gens sur le navire qui transporte Frédéric vers son pays natal, la rivière et le paysage qui les entoure, tout cela a été composé sous forme d’un rythme ternaire au niveau de trois paragraphes consécutifs. Ces paragraphes constituent ensemble une petite triade :

‘« Le tumulte s’apaisait ; tous avaient pris leur place ; quelques- uns, debout, se chauffaient autour de la machine, et la cheminée crachait avec un râle lent et rythmique son panache de fumée noire ; […]
La rivière était bordée par des grèves de sable. On ren­contrait des trains de bois qui se mettaient à onduler sous le remous des vagues, ou bien, dans un bateau sans voiles, un homme assis pêchait ; […]
Des arbres la couronnaient parmi des maisons basses couvertes de toits à l'italienne. […] ». (ES, p. 50.)’

L’apparition de Mme Arnoux pour la première fois dans le roman a été décrite sous la forme d’une tirade de trois paragraphes aussi :

‘« Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; […]
Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses […]
Comme elle gardait la même attitude, il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manœuvre […] ». (ES, p. 53.)’

Le souci de l’écrivain qui tient manifestement à ce modèle rythmique est apparent dans la description de la première visite de Frédéric chez les Dambreuse, rue d’Anjou (ES, p. 71.). Cet épisode a été décrit aussi par des séquences composées de trois paragraphes :

1. L’arrivée de Frédéric :

‘Quand il eut poussé une des deux portes cochères, il traversa la cour, gravit le perron et entra dans un vestibule pavé en marbre de couleur.
Un double escalier droit, avec un tapis rouge à baguettes de cuivre, s'appuyait contre les hautes murailles en stuc luisant.
Un timbre sonna ; un valet parut, et introduisit Frédéric dans une petite pièce […]’

2. L’intervention de M. Dambreuse :

‘Il parcourut la lettre du père Roque […]’ ‘De loin, à cause de sa taille mince […]’ ‘Enfin, s’étant levé, il adressa au jeune homme […]’

3. Le départ de Frédéric :

‘Un coupé bleu […]’ ‘Frédéric, en même temps qu’elle, arriva […]’ ‘Frédéric s’en revint à pied […] ’

Nous constatons que le plus souvent, cette disposition ternaire est rendue plus sensible par l’emploi de quelques circonstants du type enfin, puis et ensuite. C’est le cas dans les trois premiers paragraphes du roman :

‘« Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville‑de‑Montereau, prèsde partir, fumait à gros tour­billons devant le quai Saint‑Bernard.
Des gens arrivaient hors d’haleine ; des barriques, des câbles, des corbeilles de linge gênaient la circulation ; les matelots ne répondaient à personne ; on se heurtait ; les colis montaient entre les deux tambours, et le tapage s’absorbait dans le bruissement de la vapeur, qui, s’échappant par des plaques de tôle, enveloppait tout d’une nuée blanchâtre, tandis que la cloche, à l'avant, tintait sans dis­continuer.
Enfin le navire partit […] » (ES, p. 49.)’

Le rythme ternaire est donc bien marqué par le circonstant de temps (le 15 septembre 1840) qui ouvre la tirade et le circonstant (enfin) qui dénote la conclusion de ce premier mouvement. Nous pouvons citer d’autres exemples aussi où le rythme ternaire qui structure les paragraphes est nettement marqué par les circonstants :

‘1. « Il eut recours à la préfecture de Police. Il erra d'escalier en escalier, de bureau en bureau. Celui des renseignements se fermait. On lui dit de repasser le lendemain.
Puis il entra chez tous les marchands de tableaux qu'il put découvrir, pour savoir si l'on ne connaissait point Arnoux. M. Arnoux ne faisait plus le commerce.
Enfin, découragé, harassé, malade, il s'en revint à son hôtel et se coucha. Au moment où il s'allongeait entre ses draps, une idée le fit bondir de joie :
« Regimbart ! quel imbécile je suis de n'y avoir pas songé ! ». (ES, p. 175.)’ ‘2. « Le Turc observa, tout haut, qu'on n'avait pas vu sortir M. Oudry. Aucun ne releva cette malice, tant on était fati­gué.
Puis, en attendant les voitures, on s'embobelina dans les capelines et les manteaux. Sept heures sonnèrent. L’Ange était toujours dans la salle, attablée devant une compote de beurre et de sardines ; et la Poissarde, près d'elle, fumait des cigarettes, tout en lui donnant des conseils sur l'exis­tence.
Enfin, les fiacres étant survenus, les invités s'en allèrent. Hussonnet, employé dans une correspondance pour la pro­vince, devait lire avant son déjeuner cinquante‑trois jour­naux ; la Sauvagesse avait une répétition à son théâtre, Pellerin un modèle, l'Enfant de choeur trois rendez‑vous ». (ES, p. 201-202.)’ ‘3. « Dans la pénombre du crépuscule, il n'apercevait que ses yeux sous la voilette de dentelle noire qui masquait sa figure.
Quand elle eut déposé au bord de la cheminée un petit portefeuille de velours grenat, elle s'assit. Tous deux res­tèrent sans pouvoir parler, se souriant l'un à l'autre.
Enfin, il lui adressa quantité de questions sur elle et son mari ». (ES, p. 542.)’

Il faut signaler que cet emploi quasiment récurrent du rythme ternaire dans tout le roman constitue un élément important qui exprime l’unité du ton et du style de l’auteur. Nous allons étudier maintenant le rôle que peuvent jouer les circonstants dans le rythme à l’intérieur du paragraphe et à l’intérieur même de la phrase.