Nous constatons que le rythme ternaire qu’on a pu constater au niveau de la triade composée de trois paragraphes peut être repris non seulement au niveau du paragraphe mais aussi au niveau de la phrase et au niveau même des membres de la phrase :
‘« (1) À travers le brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont il ne savait pas les noms; (2) puis il embrassa, dans un dernier coup d'oeil, l'île Saint‑Louis, la Cité, Notre‑Dame; (3) et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir (3) ». (ES, p. 50.)’ ‘« À chaque détour de la rivière, on retrouvait le même rideau de peupliers pâles. (1) La campagne était toute vide. (2) Il y avait dans le ciel de petits nuages blancs arrêtés, (3) - et l’ennui, vaguement répandu, semblait alanguir la marche du bateau et rendre l’aspect des voyageurs plus insignifiant encore ». (ES, p. 52.)’ ‘« (1) N'ayant jamais vu le monde qu'à travers la fièvre de ses convoitises, (2) il se l'imaginait comme une création artificielle, (3) fonctionnant en vertu de lois mathématiques. (1) Un dîner en ville, (2) la rencontre d'un homme en place, (3) le sourire d'une jolie femme pouvaient, par une série d'actions se déduisant les unes des autres, avoir de gigantesques résultats ». (ES, p. 143.)’ ‘« (1) Son visage s'offrait à lui dans la glace. (2) Il se trouva beau ; (3) ‑ et resta une minute à se regarder». (ES, p. 110.)’ ‘« (1) Rosanette trouvait ses compliments fort gentils. (2) On fixa le jour de la séance prochaine ; (3) Frédéric se chargeait d'apporter les accessoires». (ES, p. 232.)’ ‘« (1) Quand ils rentrèrent, Mme Arnoux ôta son chapeau. (2) La lampe, posée sur une console, éclaira ses cheveux blancs. (3) Ce fut comme un heurt en pleine poitrine». (ES, p. 545.) ’Ainsi dans le premier exemple, nous constatons que le rythme ternaire de ce court paragraphe comporte un autre rythme du même type au niveau des phrases et au niveau même des membres des phrases :
‘1. À travers le brouillard (1)Constatons que ce même rythme est repris dans :
‘l’île Saint-Louis (1)’ ‘la Cité (2)’ ‘Notre-Dame (3) ’Même constat aussi pour le deuxième exemple où le rythme ternaire du paragraphe est repris au niveau de la dernière phrase :
‘La campagne était toute vide (1)Le rythme de la dernière phrase est donc :
‘et l’ennui (1)Selon la formule de Thibaudet 1 , le style de Flaubert consiste à exprimer le caractère de l’objet par une beauté verbale, à transposer la nature des choses en des natures de phrases, on constate aussi que le rythme de la phrase peut évoquer la nature des objets qu’il décrit. Ainsi dans le troisième exemple ci-dessus, le rythme de la phrase met en valeur l’état d’âme euphorique de Frédéric à la suite d’une invitation à dîner chez les Dambreuse. Une visite qui va le rapprocher de la femme aimée et l’introduire pour la première fois au sein de cette famille.
Notons que les circonstants ont aussi un rôle important dans le maintien du rythme ternaire à l’intérieur de la phrase :
‘« Frédéric se mit à parcourir la rue Tronchet, en regardant devant lui et derrière lui. […].Dans le dernier exemple, les circonstants sont des éléments importants qui marquent le rythme ternaire. La puissance rythmique du premier et du deuxième circonstants dans cette phrase est significative. Le premier circonstant (bientôt) qui est composé par deux syllabes, peut assurer la cadence majeure de la phrase alors que le deuxième circonstant (vingt-quatre heures après) constitué de six syllabes introduit une cadence mineure comme pour donner un effet de contraste avec la première cadence.
Le paradoxe installé entre les deux cadences rythmiques faites par les circonstants a pour effet de signifier l’état de faiblesse éprouvé par Frédéric et son incapacité à prendre des décisions responsables devant Mme Arnoux : alors qu’il se blâme lui-même de sortir, il revient chez elle après vingt-quatre heures encore une fois.
Il arrive parfois que le rythme ternaire soit assuré dans la phrase grâce aux circonstants qui se trouvent encadrés de droite et de gauche par deux virgules au milieu de la phrase. Ils peuvent être des circonstants de manière en –ment :
‘« Une faculté extraordinaire, dont il ne savait pas l'objet, lui était venue. (1) Il se demanda, (2) sérieusement, (3) s'il serait un grand peintre ou un grand poète ; ‑ et il se décida pour la peinture, car les exigences de ce métier le rapprocheraient de Mme Arnoux ». (ES, p. 109.)’ ‘« (1) Un jour qu’il prenait des notes, (2) tranquillement, (3) la porte s’ouvrit et le domestique annonça Mme Arnoux ». (ES, p. 271.)’ ‘« (1) Il écarta les bras, (2) largement, (2) comme Frédéric Lemaître dans Robert Macaire ». (ES, p. 82.)’ ‘« Puis ses yeux, abandonnant son ouvrage, se portaient sur les écaillures de la muraille, parmi les bibelots de l'étagère, le long des torses où la poussière amassée faisait comme des lambeaux de velours ; (1) et, tel qu'un voyageur, perdu au milieu d'un bois et que tous les chemins ramènent à la même place, (2) continuellement, (3) il retrouvait au fond de chaque idée le souvenir de Mme Arnoux ». (ES, pp. 115-116.)’Ils peuvent être aussi des circonstants de lieu :
‘« ‑ « Je ne sais plus le reste ! Mais il est tard, si nous partions ? »Notons aussi que les circonstants entre eux peuvent constituer une petite triade dans la phrase. Nous allons revenir sur ce type d’emploi ultérieurement. Exemple :
‘« À force de privations, il économiserait quatre mille francs ; et, s’il ne devait rien toucher de la succession maternelle, il aurait toujours de quoi travailler (1) librement, (2) pendant trois années, (3) en attendant une position ». (ES, p. 65.)’Nous avons pu donc donner un aperçu très rapide sur la façon dont se construit le rythme dans l’Éducation sentimentale et le rôle des circonstants dans la disposition de ce rythme. Dans les lignes qui vont suivre, nous allons revenir avec plus de précision sur le rôle et les effets rythmiques des circonstants dans la phrase.
Cf. A. Thibaudet, 1935, p. 281.