Introduction

Les élites urbaines ont été abondamment analysées à partir des critères de l’histoire politique, sociale ou économique 1 . Pour notre part, c’est à partir de leur langage que nous avons choisi d’aborder les pratiques et les représentations culturelles des élites lyonnaises. Ce langage nous intéresse en tant qu’habitus linguistique et production discursive de cet habitus, et nous l’appréhenderons dans un lieu socialement déterminé et symboliquement fort : le conseil consulaire de Lyon. Le pouvoir municipal est aux mains des vieilles familles lyonnaises et de l’élite économique ou juridique de la cité. Ces marchands et ces juristes sont élus par leurs pairs et non par la population : l’accès au consulat est donc réservé à un groupe restreint, composé de personnes choisies, qui sont issues d’une fraction de la population, certes réduite mais capitale par le rôle qui lui est dévolu dans la ville 2 .

Réfléchir à partir du langage des conseillers lyonnais du XVe siècle, c’est tenter de pénétrer dans leur univers mental. Aborder leurs mentalités à partir des propos consignés dans les registres des délibérations a pour but de montrer comment se crée, au cours du XVe siècle, une identité consulaire, qui s’affirme par la parole et par la trace que l’on choisit de donner de celle-ci. Il s’agit d’une construction, avec des développements et des choix conscients, réfléchis, mais aussi avec des orientations inconscientes qui n’apparaissent que lorsqu’elles viennent à maturation. Le consulat, en tant qu’espace où sont proférées des paroles, est aussi un lieu de normalisation. En effet les autres institutions de la ville, qu’elles soient ecclésiastiques ou royales, ne peuvent assurer la fonction de normalisation de la langue puisqu’elles utilisent dans leurs écrits le latin et non la langue vulgaire. Le consulat apparaît ainsi comme le lieu où peut s’élaborer une scripta, une manière d’écrire, un modèle qui produit petit à petit des conventions d’écriture. Les registres consulaires témoignent de la création et du développement d’une norme langagière, et cette référence culturelle qui désigne le bien parler constitue petit à petit un critère de reconnaissance des membres de l’élite. C’est pourquoi le conseil lyonnais est à envisager comme un lieu de compétence linguistique. Mais si le langage est un élément de la culture, il est aussi le véhicule de toute culture. Dans cette optique, on peut donc le considérer comme un miroir : miroir de ce que pensent être ces élites lyonnaises et miroir de ce que la ville et ses habitants sont pour elles 3 . Le langage est donc le matériel par excellence d’analyse des « mentalités », parce qu’il est un instrument de mise en ordre, de conceptualisation et de théâtralisation du monde. « Une langue n’est pas seulement un système de signes, elle incarne en elle-même, un système précis de valeurs et de représentations » 4 .

Les historiens des mentalités se sont intéressés aux représentations qu’une société se fait d’elle-même. L’un des premiers, M. Bloch a notamment consacré une partie de son ouvrage La société féodale 5 , aux « conditions de vie et à l’atmosphère mentale » de cette époque. G. Duby a lui aussi fait des représentations sociales l’un de ses grands axes de recherche. Cela l’a conduit à « mettre l’accent sur ‘les langages’, c’est-à-dire tous les systèmes de signes qui relèvent d’une sémiologie : rituels de cérémonies, liturgies, iconographie, représentations figurées, contenus et thèmes d’œuvres expressives, représentations religieuses, artistiques, thèmes romanesques, folklore, et à en rechercher le temps propre, l’évolution, les transformations » 6 . Il a notamment étudié les relations de parenté, les formes de sexualité, les cadres mentaux des célibataires de la classe aristocratique, par opposition aux seigneurs mariés et pourvus de biens fonciers, ou les nouveaux rituels que se forge une classe dominante menacée 7 . Il soulignait déjà que l’historien ne devait pas ignorer les apports de la linguistique car « parmi les outils dont l’étude, en effet s’impose, vient en premier lieu le langage – entendons les divers moyens d’expression que l’individu reçoit du groupe social où il vit, et qui servent de cadre à toute sa vie mentale » 8 . Cependant, l’intérêt pour le langage est resté longtemps très relatif : A. Dupront constate que l’historiographie a traité le langage « comme tous les autres signes, de la façon la plus brute et la plus extérieure, braquée sur ce qu’il disait, non sur ce qu’il voulait dire » 9 . Il faut véritablement attendre les années 1970, pour que l’interdisciplinarité entre histoire et linguistique soit assumée et revendiquée : en 1974, dans le recueil Faire de l’histoire, la langue et le langage figurent parmi les « Nouveaux objets » de recherche 10 . On prend conscience que « le langage est le butin naturel et nécessaire de l’historien » 11  ; le scruter, c’est se pencher sur les mentalités.

Notes
1.

Ces différentes approches sont bien représentées dans l’ouvrage collectif portant sur Les élites urbaines au moyen-âge (XXVIIe Congrès de la SHMES, Publication de la Sorbonne, Ecole française de Rome, Paris-Rome, 1997). De nombreux titres pourraient être cités quant à l’étude des élites urbaines : pour plus de détails, nous renvoyons à notre bibliographie, section « Ville et élites urbaines ». Ce type d’analyses reste fécond, comme le montre l’ouvrage récent de B. Bove sur les échevins parisiens (Dominer la ville : prévôts des marchands et échevins parisiens de 1260 à 1350, Paris, Edition du CTHS, 2004).

2.

Nous considérons les conseillers de Lyon en tant que groupe social spécifique. « Prendre en considération la société médiévale uniquement comme société d’ordres montre comment elle s’oppose à l’époque contemporaine, alors que considérer la société médiévale sous l’aspect des groupes montre au contraire la modernité du moyen âge », O.T.Oexle, « Les groupes sociaux du Moyen-âge et les débuts de la sociologie contemporaine », Annales ESC, mai-juin 1992, p761.

3.

« Le langage reproduit le monde, mais en le soumettant à son organisation propre », E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1975, p.25.

4.

A.J. Gourevitch, Les catégories de la culture médiévale, NRF, Gallimard, Paris, 1972, p.131.

5.

M. Bloch, La société féodale, Paris, 1939, 1ère édition.

6.

R. Robin, Histoire et linguistique, Paris, Armand Colin, 1973, p.66.

7.

G. Duby, Hommes et structures du Moyen Age, Paris-La Hayes, 1973 ; Mâle Moyen Age. De l’amour et autres essais, Paris, 1988 ; Les trois ordres ou l’imaginaire sur le féodalisme, Paris, 1978 ; Le chevalier, la femme et le prêtre. Le mariage dans la France médiévale, Paris, 1981.

8.

G. Duby, « Histoire des mentalités », L’histoire et ses méthodes, Encyclopédie de la Pléiade, p.953.

9.

A. Dupront, « Sémantique historique et histoire », Colloque de lexicologie politique à l’ENS de Saint-Cloud, 1968, Cahier de lexicologie, 1969, I, II, p.16.

10.

J.-Cl. Chevalier, « La langue. Linguistique et histoire », Faire de l’histoire. III : Nouveaux objets, sous la direction de J. le Goff et P. Nora, Paris, Gallimard, 1974, p.130-155.

11.

A. Dupront, « Sémantique historique… », op. cit., p.14.