Les délibérations consulaires de Lyon : une source, des méthodes d’analyse.

Les sources principales pour étudier le langage de ces élites lyonnaises sont les registres des délibérations consulaires de Lyon, conservés aux Archives Municipales de Lyon 12 . Ces comptes rendus journaliers des décisions consulaires sont rédigés en moyen français 13 . Il s’agit d’un ensemble documentaire riche et homogène ; les délibérations sont conservées depuis la fin de 1416, mais, même s’il ne nous en reste pas de trace, nous savons qu’elles existaient dès la fin du XIVe siècle 14 . Ces archives connaissent quelques lacunes : entre le 8 mars 1429 et le 20 septembre 1433, et entre le 24 mars 1436 et le 20 mai 1446 15 . Les années 1416 – 1450 ont été éditées entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle par M.-C. et G. Guigue 16  ; le reste des registres du XVe siècle est inédit. Les bornes chronologiques de cette étude sont donc comprises entre 1416 et la fin des années 1510, ce qui représente une quarantaine de registres différents 17 . Ce choix d’étude sur un siècle est motivé par la volonté de pouvoir mener des études à la fois synchroniques et diachroniques, abordées un peu plus loin.

Le premier problème que l’on rencontre en voulant traiter de la ville de Lyon est historiographique. L’évènementiel lyonnais est bien connu grâce à plusieurs ouvrages contemporains dus à A. Steyert, A. Kleinclausz, et plus récemment à A. Pelletier et J. Rossiaud 18 . En revanche, le jugement que l’on peut porter sur les ouvrages plus précis concernant la période du XVe siècle est en demi-teinte : plusieurs livres phares éclairent des pans de la société lyonnaise, alors que d’autres aspects sont complètement négligés. Si les travaux de L. Caillet sur la guerre de Cent Ans et J. Deniau sur les relations de Lyon avec Charles VII et Louis XI 19 , sont des références pour comprendre l’histoire politique de la ville de Lyon, il n’existe aucune étude sur les rapports de Lyon avec la Savoie et le Dauphiné. Lyon est une « bonne ville » depuis 1320, mais la présence de l’archevêque de Lyon, des différents chapitres de la ville et de l’abbaye d’Ainay font que le poids de l’Eglise reste une réalité avec laquelle il faut compter et composer. Or mis à part les travaux de G. Beyssac 20 , il n’y a pas d’ouvrages pour le XVe siècle qui étudient ce pouvoir 21 , ni les relations entre le clergé et les laïcs dans la ville. Une partie de la société lyonnaise laïque nous est connue grâce à l’ouvrage majeur de R. Fédou sur les hommes de loi lyonnais 22 , ainsi que par les travaux de N. Gonthier sur la délinquance et la justice ainsi que sur les pauvres 23 , mais il n’existe sur les marchands aucune somme comparable à celle de R. Gascon 24 qui porte sur le XVIe siècle, et rien sur l’élite politique qui fasse suite à l’ouvrage de G. de Valous qui s’intéresse aux XIIIe et XIVe siècles 25 . La municipalité de Lyon n’a guère intéressé les historiens. Pourtant outre la série des registres des comptes rendus de séances qui nous occupent, les archives municipales possèdent le fond énorme et inexploité des registres de sa comptabilité. Là encore on peut regretter qu’il n’existe aucun ouvrage de synthèse sur la fiscalité et les relations économiques de la ville au XVe siècle 26 , à l’image de ce qui a pu être fait pour d’autres cités 27 . Les artisans et le petit peuple dans son ensemble n’ont pas suscité beaucoup de recherches 28 , ni d’ailleurs les nombreux étrangers, essentiellement italiens et allemands, présents en ville à cause des foires et du rayonnement commercial de Lyon 29 . Sur la vie quotidienne dans les campagnes lyonnaises, on peut citer les travaux remarquables de M. Gonon et M.-Th. Lorcin 30 , mais personne ne s’est penché précisément sur les relations entre Lyon et son plat pays. Enfin dernier ouvrage clé sur Lyon, celui de J.B. Wardsworth 31 qui porte sur la vie culturelle à Lyon à la fin du XVe siècle, annonciateur de la Renaissance : il s’agit de l’unique ouvrage qui aborde la culture au Bas Moyen-âge à Lyon.

Etudier l’élaboration de l’identité des élites lyonnaises grâce aux registres consulaires de la ville soulève une autre difficulté. Pour parfaire son approche des mentalités, l’historien est obligé de faire appel aux acquis d’autres disciplines. En effet pour J. Le Goff 32 , l’histoire des mentalités ne peut se définir sans le contact avec d’autres sciences humaines comme l’ethnologie, la sociologie, la psychologie historique ou la méthode structuraliste 33 . Dans notre étude, la sociologie et la linguistique se sont avérées être des outils indispensables pour mener des analyses puisque c’est « le discours en tant qu’aspect du comportement » 34 qui nous intéresse. Ces travaux sur le langage nous ont aussi été inspirés par ceux menés par J. Rossiaud 35 . Cependant, il ne faut pas perdre de vue que l’explication historique reste la seule à atteindre, même s’il est parfois tentant de se laisser aller à des analyses purement littéraires ou sociologiques ; il est aussi délicat de rester à mi-chemin entre signifié et signifiant quand on fait appel à la linguistique. Un juste équilibre a été recherché, afin de cantonner la sociologie et la linguistique dans leur rôle d’outil et de laisser à l’histoire l’analyse finale.

Notes
12.

Les registres des délibérations consulaires ont été étudiés d’un point de vue paléographique et codicologique dans un mémoire de maîtrise : C. Rotoloni, Pratiques culturelles et mémoire municipale. La présentation des archives lyonnaises au XV e siècle, Mémoire sous la direction de J. Rossiaud, Université Lyon II, 1994.

13.

Les conseillers lyonnais s’expriment en moyen-français : pour mener à bien notre étude, nous avons largement utilisé les grands dictionnaires sur la langue de la fin du moyen-âge (Tobler-Lommatzsch, Godefroy, Wartburg, Huguet ainsi que le Littré et pour le dialecte francoprovençal apparaissant dans nos textes l’ouvrage de Puitspellu. Les références complètes de ces ouvrages sont dans la bibliographie). Leur consultation nous a fourni de bonnes bases préalables à toute analyse du vocabulaire, bien que G. Salmon déplore certains travers de ces outils de travail : significations non attestées, correspondances simplificatrices, trop grande généralité de certaines définitions, lacune dans le découpage sémantique des dictionnaires modernes… G. Salmon, « Le moyen français, source d’affinement de la description sémantique du lexique français », Le moyen français, Actes du colloque international sur le moyen français de Milan, mai 1985, Pubblicazioni della Università Cattolica, Milano, 1986, volume 2, p.181-195.

14.

R. Fédou, Les hommes de loi lyonnais à la fin du Moyen Age. Etudes sur les origines de la classe de robe, Paris, 1964, p.234.

15.

On ne sait pas vraiment à quoi sont dues ces lacunes, mais il est possible que ces documents aient été détruits dans l’incendie de l’hôtel de ville la nuit du 19 mars 1513 : il est dit dans les registres de l’époque qu’une partie des archives a brûlé à cette occasion.

16.

Recueil des délibérations de la commune de 1416 à 1421, publiés par M.C. Guigue, t.1, Lyon, A. Brun, 1882 ; le second volume (1422-1450) a été publié par G. Guigue, sous le même titre, Lyon, Archives et bibliothèque de la ville, 1926. Les informations tirées de ces registres consulaires édités seront indiquées de la manière suivante : numéro de page précédé de RCL1 si elles se trouvent le tome 1, ou de RCL2 si elles sont dans le tome 2.

17.

BB1 à BB40. Les archives citées sont toutes conservées aux Archives municipales de Lyon (sauf indications contraires), nous ne le repréciserons donc pas dans les notes de bas de pages : seules les cotes des documents seront indiquées.

18.

A. Steyert, Nouvelle histoire de Lyon et des provinces du Lyonnais, Forez, Beaujolais, Franc-Lyonnais et Dombes, Lyon, 1895-1899. Le principal défaut de cet ouvrage est qu’il est dépourvu de références. A. Kleinclausz, Histoire de Lyon, Lyon, 1939, réédition Marseille, 1978. A. Pelletier, J. Rossiaud, Histoire de Lyon : Antiquité et Moyen Age, Roanne, Horvath, 1990. Les premières histoires de Lyon ont rédigées au XVIe siècle par des érudits lyonnais : Symphorien Champier (De origine et commendatione civitatis lugdunenisi, Lyon, 1507), Guillaume Paradin de Cuyseaulx (Mémoires de l’histoire de Lyon par Guillaume Paradin de Cuyseaulx, doyen de Beaujeu, avec une table des choses mémorables contenues en ce présent livre, Lyon, 1573) et Claude De Rubys (Histoire véritable de la ville de Lyon, contenant ce qui a été omis par maistres Symphorien Champier, Paradin et autres qui cy-devant ont escript sur le subject, Lyon, 1604). Mais c’est l’Histoire civile et consulaire de la ville de Lyon, de Cl. F. Ménestrier en 1696, qui est « le grand ouvrage qui fut vraiment le créateur de l’historiographie lyonnaise ». Le grand mérite de Ménestrier est d’avoir résisté à l’engouement de l’époque pour la période romaine et mis en lumière l’intérêt de l’histoire du Moyen-âge. A. Kleinclausz (op. cit., p. XI.) souligne que des efforts ont été faits au XIXe siècle pour extraire des archives des documents inédits ; ces études ont notamment donné lieu à de nombreux articles dans la Revue du Lyonnais et la Revue d’histoire de Lyon. Parmi les auteurs de ces articles on peut citer Breghot du Lut, Vital de Valous, A. Péricaud, E. Vial et M.-C. et G. Guigue. On trouvera toutes ces références et bien d’autres dans la Bibliographie critique de l’histoire de Lyon depuis les origines jusqu’à 1789, de M. Charléty, Lyon, 1902.

19.

L. Caillet, Relations de la commune de Lyon avec Charles VII et Louis XI (1417-1483), Lyon, 1909 ; J. Deniau, La commune de Lyon et la guerre bourguignonne, Paris, Masson, 1936.

20.

Noter que ces travaux sont essentiellement prosopographiques : Les grands prêtres de l’Eglise de Lyon, Lyon, 1903 ; Les chanoines de l’Eglise de Lyon, Lyon, 1914.

21.

Il manque une thèse qui serait le pendant pour le XVe siècle de celle de Bruno Gallant pour la période antérieure : Deux archevêchés entre la France et l’Empire. Les archevêques de Lyon et les archevêques de Vienne, du milieu du XII e au milieu du XIV e siècle (1992), Paris, 1994.

22.

R. Fédou, Les hommes de loi …, op. cit.

23.

N. Gonthier, Délinquance, justice et société dans le Lyonnais médiéval (fin du XIII e –début du XVI e siècle), Paris, Ed. Argument, 1993 ; N. Gonthier, Lyon et ses pauvres au Moyen-âge, Paris, 1976.

24.

R. Gascon, Grand commerce et vie urbaine au XVI e siècle. Lyon et ses marchands (1520-1580), Paris, Mouton, La Haye, 1971.

25.

G. de Valous, Le patriciat lyonnais aux XIII e et XIV e siècles, Paris, 1973.

26.

Cette absence d’arrière-plan économique et fiscal complique grandement l’appréhension de la gestion de la ville par les consuls, et cela a parfois été une gêne pour cette étude.

27.

On peut penser notamment aux travaux de A. Rigaudière sur Saint-Flour : Saint-Flour ville d’Auvergne au bas Moyen Age. Etude d’histoire administrative et financière, Paris, PUF, 1982.

28.

Ceci à l’exception notable des travaux de J. Baudrier : Bibliographie lyonnaise. Recherches sur les imprimeurs, libraires, relieurs et fondeurs de lettres de Lyon au XVI e siècle, Paris, 1964.

29.

M. Vigne aborde le cosmopolitisme commercial de la ville de Lyon assez brièvement pour la période qui nous intéresse dans : La banque à Lyon du XV e au XVIII e siècles, Lyon-Paris, 1903.

30.

M. Gonon, La vie quotidienne en Lyonnais d’après les testaments (XIV e -XV e siècles), Paris, 1969 ; M.-Th. Lorcin, Vivre et mourir en Lyonnais à la fin du Moyen Age, Paris, CNRS, 1981.

31.

J.B. Wardsworth, Lyon, 1473-1503. The beginnings of cosmopolitanism, Cambridge Massachusetts, 1962.

32.

J. Le Goff, « Les mentalités, une histoire ambiguë », Faire de l’histoire. III. Nouveaux objets, sous la direction de J. Le Goff et P. Nora, Gallimard, 1974, p.106-129.

33.

J. Le Goff, « Les mentalités… », op. cit., p.109-111.

34.

E. Sapir, Linguistique, Paris, 1968, p.37.

35.

J. Rossiaud, « Du bilinguisme des patriciens lyonnais à la fin du XVe siècle », Histoire et société, Mélanges offerts à G. Duby, Aix-en-Provence, 1992, vol.4, p.45-55 ; et surtout Dictionnaire du Rhône médiéval. Identités et langages, savoirs et techniques des hommes du fleuve (1300-1550), Grenoble, 2002, 2 volumes.