Grâce à l’anthropologie, les historiens ont appris à ne plus considérer le système de classement et d’écriture des hommes médiévaux comme insignifiant, comme le souligne P. Chastang 68 . L’intérêt de l’histoire culturelle pour comprendre les représentations sous-jacentes exprimées dans l’élaboration d’objets et de gestes a conduit à étendre ces questions à tout texte, qu’il soit ou non littéraire 69 . Le document n’est jamais neutre, il est le résultat d’une élaboration dont il faut se rendre compte : l’écrit et la société suivent des rythmes propres, les changements de pratiques de l’écrit ont d’étroites relations avec l’évolution sociale. C’est pourquoi les modifications de l’écrit et des pratiques de l’écriture constituent un objet d’études fondamental pour l’observation des relations entre une société et ses propres productions et représentations.
Pour cerner l’identité des élites lyonnaises et comprendre leur rapport à l’écrit et à la mémoire, notre étude se déroulera en trois temps. D’abord, nous nous intéresserons au rédacteur de ces registres, le secrétaire de la ville, afin d’apprécier son degré d’influence sur ces documents et d’évaluer le filtre qu’il constitue pour appréhender l’identité consulaire. Puis il s’agira de comprendre la spécificité des registres consulaires, afin de tirer le maximum d’informations de cette source particulière, tout en gardant une prudence nécessaire. Enfin, la conception que ces élites ont de la memoria 70 devra être définie, par leurs rapports à la notion d’archive et aux productions écrites de l’institution consulaire.
P. Chastang, Lire, écrire, transcrire. Le travail des rédacteurs de cartulaires en Bas-Languedoc (XI e -XIII e siècles), Paris, édition du CTHS, 2001.
P. Toubert : « Tout est document », L’ogre historien, autour de J. Le Goff, sous la direction de J. Revel et J.Cl. Schmitt, Paris, 1998, p.85-105 ; R. Chartier, « Le monde comme représentation », Au bord de la falaise ? L’histoire entre certitudes et inquiétudes, Paris, 1998.
Cette thématique a fait l’objet de nombreuses études de la part des historiens allemands et anglo-saxons : O.G. Oexle, Memoria als Kultur, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1995. Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen-âge en France et en Allemagne, sous la direction de J.Cl. Schmitt et O.G. Oexle, Actes des colloques de Sèvres (1997) et Göttingen (1998), Publication de la Sorbonne, 2002. Cet ouvrage permet de faire un point complet sur l’état de la recherche en Allemagne sur le thème de la memoria (voirà ce propos trois excellents articles : M. Borgolte, « Memoria. Bilan intermédiaire d’un projet de recherche sur le Moyen-âge », p.53-69 ; M. Lauwers, « Memoria. A propos d’un objet d’histoire en Allemagne », p.105-126 ; H. Keller, « Oralité et écriture », p.127-142). Voir aussi J. Coleman, Ancient and medieval Memories : Studies in the Reconstruction of the past, Cambridge, 1992 ; M. Lauwers, La mémoire des ancêtres, le souci des morts. Morts, rites et société au moyen-âge (diocèse de Liège, XI e -XIII e siècles), Paris, Beauchesne, 1997. Deux thèmes principaux ont été abordés par ces historiens : la memoria du groupe nobiliaire (rôle dans la constitution des lignages, production de l’identité du groupe social des dominants, préservation du souvenir de l’ancêtre commun, liens de sang qui unissent, perpétuation de lieux, pratiques de dévotion), et la memoria monastique (commémoration des morts, pratiques liturgiques). Les historiens français se sont plutôt tournés vers la construction du pouvoir royal capétien, son affirmation et son enracinement, la constitution d’une memoria royale (réécriture du passé, histoire dynastique). Voir à ce sujet B. Guenée : « Chancellerie et monastères. La mémoire de la France au Moyen-âge », Les lieux de mémoire, la Nation, t.1, p.5-30.