Le secrétaire dénonce parfois à juste titre la lourdeur de sa tâche :
‘« ilz ont esté d’accors que attendu les affaires que j’ay pour le fait de la ville, tant faire lettres et mémoires, comme pour poursuir les causes de la ville, que je soye excusez d’aller en France avec Aymé de Nièvre et Bernert de Varey » 101 . ’Il est vrai que cette fonction regroupe à la fois une charge de secrétaire et de procureur de la ville, or ce travail n’est pas toujours rétribué avec exactitude, ce qui oblige parfois le secrétaire à se payer lui-même 102 . La charge est rapidement trop lourde pour un seul homme et un suppléant lui est adjoint. Ainsi il est fait mention en 1407 d’un « clerc du procureur », au service de Jean de Belmont ; ce notaire épaule le secrétaire tout en redistribuant à son tour les écritures courantes à de jeunes confrères 103 . En son absence, des clercs le remplacent et écrivent ce qu’ils entendent 104 : on ne sait pas si le secrétaire corrige les minutes à son retour. Rolin de Mascon se trouve lui-même un second, il choisit à chaque fois un bon notaire, Guillaume Testu, puis Gillet de Chaveyrie 105 , mais il doit le rétribuer lui-même. Dans les années 1440, Jacques Mathieu choisit Pierre Bernerd pour le seconder 106 .
L’essentiel des écrits du consulat est rédigé par le procureur-secrétaire de la ville : ses clercs ont surtout pour travail de mettre au propre ou de faire des copies de documents qu’il a rédigés ou qui ont été reçus par les conseillers 107 . Le travail de mise par écrit des débats du consulat est essentiellement le fait du secrétaire. Le clerc du procureur assiste rarement aux délibérations pour les prendre en notes, si ce n’est lorsqu’il doit remplacer le secrétaire en déplacement à cause de sa charge de procureur. Sa présence n’est pas cachée, il note d’ailleurs avec soin que c’est lui qui écrit lors de certaines séances 108 ; parfois il s’inquiète même dans les registres d’avoir des « nouvellez de [son] meistre le procureur » 109 .
Le fait que le consulat ne semble pas voir l’intérêt de rétribuer les clercs du secrétaire, souligne une certaine indifférence à ses conditions de travail et traduit, ou trahit, la méconnaissance ou le manque d’intérêt que lui portent la plupart des conseillers.
Le secrétaire constitue pourtant un personnage clé au sein du consulat : en étant le rédacteur des registres, il contribue à construire l’image des conseillers. Il est un filtre qu’ils ont choisi, il est le reflet de leurs censures, de leurs tabous. Il sait pratiquement tout ce qui se trame, connaît toutes les opinions et les disputes, les décisions et les mensonges. Cette connaissance intime et parfaite du consulat, associée à son savoir technique, lui donne un vrai pouvoir dont il est conscient, cet extrait de 1436 le prouve :
‘« au regard de moy, Roulin 110 , procureur, qui pareillement suis adjourné en personne, lesdis Estienne de Villenove et Guerrier, me excuseront et se comparistront pour moy et pour les autres conseillers et je demourray pour les affaires communs, attendu que lesdis Aynart de Villenove et Chaponnay ont rapporté que monseigneur le chancellier de France et monseigneur Christofle de Harecourt leur distrent, à leur départie devers le Roy, qu’il n’estoit là besoing que je y alasse, attendu les affaires tant du Roy que de ladicte ville où il falloit que je feusse continuelement comme procureur et saichant mieulx les fais de la ville que nul autre » 111 .’Le secrétaire est fier de son pouvoir, bien que celui-ci ne soit pas encore perçu par tous les conseillers. Or « saichant mieulx les fais de la ville que nul autre », sa valeur réelle au consulat dépasse celle de sa fonction : il est dans l’ombre des conseillers mais c’est lui qui connaît parfaitement tous les évènements qui agitent le consulat et qui veille à l’image de l’institution en mettant en forme les comptes rendus des délibérations. Il trie instinctivement ce qui doit figurer et sous quelle forme dans les comptes rendus : nous possédons pour certains jours à la fois ses notes et ses mises au net, or il est frappant de constater l’absence de différences entre les deux versions d’un même texte. Il peut arriver qu’un mot soit changé ou ajouté, mais les phrases sont les mêmes, ses notes ne sont pas un brouillon abrégé des délibérations, elles sont déjà une reconstruction à part entière des débats. Cette mise en scène du consulat apparaît parfois dans sa manière de rapporter des évènements :
‘« ilz ont concluz que Léonard Caille et Pierre Bastier, dit Sapigne, escripront aux marchands du Puy qu’ilz finent embasseurs ce qui leur fera besoing [...]. Lesqueulx départirent mercredi XIV de février et revindrent le lendemain jeudi » 112 .’ ‘[Deux hommes sont choisis le dimanche pour aller devers mons. de Bourbon] : « et le lundi ensuivant ledit Jehan de Chaponnay va dire qu’il n’y povoit aller » 113 .’Le décalage apparaît entre la minute et la mise au net : la succession des évènements tels que les rapporte la minute est abolie par la mise au net qui raccourcit le temps en rendant concomitantes des actions. Certes, dans un souci de meilleure lisibilité, le secrétaire regroupe en un paragraphe les épisodes d’une même décision ; cela nous permet de le voir à l’œuvre et de bien comprendre que ces registres sont une construction ; l’aspect brut des délibérations nous échappe forcément.
Cependant on peut se demander si le fait que le secrétaire ait des clercs ne biaise pas un peu cette analyse : lorsqu’il est absent et que ce sont eux qui prennent en notes les délibérations, peut-on déceler un style différent ? Le filtre que représente le rédacteur ne se trouve-t-il pas amplifié du fait que les registres sont écrits à plusieurs mains ?
Outre le fait qu’on ne connaisse pas le nom et le nombre de tous les clercs des secrétaires et que ces différents rédacteurs ne voient pas l’utilité de signaler qui écrit quoi, l’activité de ces divers scripteurs est masquée par plusieurs autres éléments. Tout d’abord, les registres sont des documents qui possèdent une norme formelle précise qui est respectée scrupuleusement. Chaque journée est présentée de manière identique : cette rigidité est appliquée consciencieusement par chaque secrétaire comme par ses scribes, ce qui rend délicate toute tentative de différenciation entre leurs rédactions. Les actes consulaires sont indiqués sous forme de paragraphes de longueur irrégulière, mais qui ont tous la même largeur. Chaque séance est retranscrite sur le papier de la même manière : un premier paragraphe indique invariablement la date et le lieu de la réunion ; un second donne la liste des conseillers, maîtres des métiers et notables présents, chaque groupe étant présenté séparément ; puis suivent les exposés des choses débattues, rapportées au moyen d’un paragraphe pour chaque décision. Les copies des lettres patentes, closes ou missives sont rédigées sur plusieurs pages, d’un seul tenant.
La clarté étant la qualité première requise pour ces registres, les annotations sont peu fréquentes, rarement interlinéaires. On trouve cependant quelques ratures, et des passages barrés. Dans un souci de mise en page, les blancs sont assez réguliers, du moins dans les mises au net. Pour la lisibilité des textes, le premier mot de chaque paragraphe est mis en caractères gras, ainsi que la date. Les majuscules sont là pour articuler le texte, mettre en valeur le nom des personnes ou attirer l’attention.
Peut-on alors par la comparaison des écritures repérer différents rédacteurs ? Outre le fait que toute étude graphologique contient inévitablement une part d’incertitudes 114 , force est de constater que cette hypothèse de travail ne conduit qu’à une impasse. Dans les registres, c’est l’écriture cursive qui est utilisée : la seule différenciation que l’on puisse établir sans peine est qu’elle peut être rapidement exécutée et peu soignée ou au contraire soignée et régulière, suivant s’il s’agit de minutes ou de mises au net 115 . L’écriture de tous les registres est d’une manière générale assez uniforme, ce qui est dû à la formation identique qu’ont reçue les notaires. Si Lyon n’a pas d’université au XVe siècle, tous les petits notaires et les secrétaires ont au moins appris à lire et à écrire dans les écoles de la ville. Les clercs savent écrire couramment le français, et assez bien le latin. L’enseignement qu’ils reçoivent est identique, tout comme la manière d’écrire. On demande à l’écriture de permettre une bonne compréhension des documents, on la veut donc fonctionnelle plus qu’esthétique.
Il nous faut donc partir du principe que le filtre que représentent nos rédacteurs successifs possède des caractéristiques relativement homogènes, et qu’il peut donc, faute de mieux, être considéré comme unique.
1424, RCL2 p.88.
« Je leur ay signiffié que j’ay despendu les XXV escus de court de Romme pour deffault du payement de mes gaiges », 1426, RCL2 p.180.
R. Fédou, Les hommes de loi…, op.cit., p.239.
Le métier de clerc permet de sortir de sa condition, la connaissance de l’écriture est un plus incontestable comme le souligne ces quatrains du XVIe, modèle d’écriture pour les petits écoliers comtois :
« Vive la plume magnifique
Le papier et le parchemin !
Qui d’escripre sçait la pratique
Il peut bien aller son chemin !
C’est grant honneur de bien scavoir écrire
Lettre commune, et autre bravement
Cela pourra à un jeune homme suffire
Pour quelque jour parvenir grandement ».
Cité par J. Bartier, Légistes et gens de finances au XV e siècle. Les conseillers des Ducs de Bourgogne Philippe le Bon et Charles le Téméraire, Bruxelles, 1955.
« Ilz ont receu Gillet Chaveyria pour moy aidier à toutes choses nécessaires, à gaiges raysonnables, et il me saura dire encore anuyt combien il voudra gaignier pour jour », 1424, RCL2 p.112 ; « ilz ont passé un mandement, sus Guillaume Testu, de IIII francs et demi, qu’ilz ont tauxé à Gillet Chaveyrie, pour la peine qu’il a eu es fais de la ville, tant moy estant dehors comme autrement, jusques aujourd’ui », 1425, RCL2 p.125.
Gages « pour la paine et labour que Pierre Bernerd, clerc dudit procureur de la ville, a eu à escripre et vacquer par pluseurs foys, en l’absence de sondit maistre », 1449, RCL2 p.607.
« Ils ont accordé avec le procureur de la ville pour toutes les escriptures extraordinnaires par lui fetes pour ladite ville et pour le temps qu’il a vacqué, tant lui comme son clers, avec les commis à reffaire les papiers des vailliens », 1447, RCL2 p.530 ; mandement « de la somme de IV fr deuz à Gillet de Chaveyrie, clerc, pour avoir extrait et puis copié au net les arréages des tailles que a levé Bérert Jacot », 1426, RCL2 p.172.
« Pierre Bernerd, clerc du procureur, présent et registrent », 1449, RCL2 p.606, p.607, p.608 ; 1450, RCL2 p.639, p.640.
1425, RCL2 p.151.
Il s’agit du secrétaire Rolin de Mascon.
1436, RCL2 p.449.
1420, RCL1 p.229.
1434, RCL2 p.403.
Voir à ce sujet les conclusions de J. Stiennon dans L’écriture, section 15 : « Identifier la main d’un scribe », Typologie des sources, Brepols, Turnhout, Belgique, 1995, p.97-98 ; ainsi que L. Gilissen, L’expertise des écritures médiévales, Gand, 1973.
Voir à ce sujet les réflexions de M. T. Clanchy sur l’introduction de la cursive comme un signe de « la technologie de l’écriture ». La façon la plus courante de mettre les mots par écrit était de les dicter à un scribe. Quand un auteur déclare écrire, il se peut très bien qu’il dicte. Au XIIe siècle apparaît l’écriture cursive qui devient au XIIIe siècle, l’écriture habituelle pour les business documents et pour tous les documents qui avaient besoin de rapidité dans leur écriture. La cursive est en fait un produit du passage de la mémoire au document écrit : la demande ne portait plus tellement sur un petit nombre de copies richement élaborées mais sur une production abondante de documents à moindre coût. From memory to written record. England 1066-1307, Londres, 1979, p.114-145.