Le secrétaire en tant que rédacteur a une place primordiale pour construire l’image d’un pouvoir consulaire stable et puissant. Aux directives de présentation que nous venons d’évoquer s’ajoute une norme stylistique : elle est un décalque de pratiques juridiques, qui correspondent à la formation du secrétaire, et à son désir d’imiter la chancellerie royale qui lui sert de modèle 116 . Quelques traits parmi les plus fréquents sont cités et analysés ici : ils rythment les paragraphes des registres ; ce sont quasiment des tics, ils n’apportent aucune information supplémentaire. Ils sont simplement des témoignages de pratiques stylistiques qui contribuent à donner l’impression de documents extrêmement normés, construits, sans place pour les changements, à l’image d’un consulat conçu comme un pôle de stabilité, en ces temps troublés du début du XVe siècle.
Tous les éléments de style typiquement juridiques que nous évoquons ici 117 apparaissent comme une déclinaison à l’infini de la notion de répétition 118 . Premier de ces traits, la répétition d’un même verbe à des temps différents : « il a esté et est chargé » 119 , « ilz ont promis et promettent » 120 … Certains verbes sont plus présents ou propices que d’autres pour ces effets de style : faire 121 , vouloir 122 , tenir 123 , bailler 124 , renoncer 125 … De multiples combinaisons sont possibles, c’est pourquoi beaucoup sont uniques 126 . Cela correspond au style notarial employé dans les contrats qui sont passés au consulat, tels les contrats des fermiers ou des receveurs des deniers ; ce style s’immisce dans le reste des registres, devient la norme. Son usage n’est plus cantonné à des travaux spécifiques.
Second trait stylistique, la répétition synonymique de substantifs ou de verbes, qui conduit à la création d’associations types telles que : « ont dit et exposé » 127 , « pour le pris ou sallaire » 128 , ou « par la forme et la manière » 129 … Les associations de verbes synonymes se doublent souvent de leur emploi à des temps différents. Il s’agit quasiment toujours de verbes employés au passé et au présent : « il a promis et juré, promet et jure » 130 , « ilz ont donné et octroyé, donnent et octroyent » 131 . Cette manière d’écrire permet d’insister sur une action ; par la conjugaison, la portée des verbes est amplifiée. Il est impossible de faire intervenir une quelconque notion d’intérêt pécuniaire pour expliquer ces pratiques puisque le secrétaire n’est pas payé à la ligne, et qu’il a un contrat général. On rencontre quelques couples récurrents comme « a cogneu et confessé, cognoit et confesse » 132 « ilz ont accensé, livré et remis et par ce présentes accensent, livrent et remettent » 133 , mais d’une façon générale c’est plutôt un type de structure que l’on reproduit.
L’habitude de créer des couples de substantifs synonymes se fait souvent à partir d’un petit noyau de termes : lorsque par exemple des rémunérations sont évoquées, les couples de mots associent fréquemment les termes de « salaire », « gages », ou « dépenses » avec d’autres mots moins usités, si bien qu’il existe de très nombreuses combinaisons à partir de ces mots clés : « gaiges et dispense » 134 , « dispense et paiement » 135 , « gaiges et salaires » 136 , « dispense et salaires » 137 , « soutanges, gaiges et sallaires » 138 … Cette invention verbale ne fait que croître pendant tout le siècle, et comme pour les verbes, beaucoup de ces groupes synonymiques sont en fait originaux. Mais en plus du jeu sur les mots, de l'habitude de faire des associations pour toutes les situations, cette synonymie peut avoir un véritable rôle pour la compréhension des termes par tous ceux qui sont présents au consulat. Certaines de ces associations, de verbes ou de substantifs, se fondent sur le principe du rapprochement entre un mot simple et un mot compliqué, une façon de montrer que le consulat maîtrise différents niveaux de langage : « l’on a soustrait et ousté » 139 ; « sauf conduit et passage » 140 . Un mot ancien et un mot plus récent, qui peut d’ailleurs être un néologisme, sont aussi souvent associés, c’est peut-être une manière de s’assurer que tout le monde comprend bien ce qui est dit : « que l’on requière et inste en justice » 141 ; « la descusation et descharge de ceulx de la ville » 142 .
Le secrétaire tend donc à offrir des écrits très normés aux conseillers, conformes à ceux produits par la chancellerie royale en respectant un style très juridique. Les registres témoignent aussi de sa formation, ses techniques de notation apparaissent en effet clairement : il utilise couramment la pratique de la référence et de l’annonce qui fragmentent les informations.
Les références portent sur des choses écrites dans le registre des délibérations : solution de facilité, il est fait référence à des informations écrites souvent le jour même ou les quelques jours précédents. Ce procédé est utile d’abord pour le secrétaire : il n’est pas besoin de réécrire des choses déjà mises sur papier, mais une référence explicite est nécessaire pour les retrouver, c’est pourquoi la date du précédent enregistrement est toujours donnée. Il s’agit donc d’une technique de prise de notes. Plusieurs expressions font allusion à ces pratiques : « comme appert / comme est contenu » au registre ou au rolle 143 , « donné comme dessus » 144 ou encore « dont dessus est fait mention » 145 , emprunt au latin juridique mentionem facere. Le verbe « mentionner » est par contre d’un usage plus rare et ne semble se répandre que dans les années 1440. On note l’influence de la pratique notariale et juridique dans des expressions somme toute courantes au sein du consulat.
L’annonce d’un document est aussi une pratique qui permet de reporter plus loin la copie : elle est rédigée « cy-dessous » 146 ou bien son contenu est précisé « plus à plein » 147 dans quelques pages. Le secrétaire diffère la copie de ces documents pour ne pas perdre le fil des délibérations : ces papiers ne sont que des pièces justificatives qui arrivent après la rédaction des décisions. Lorsque l’annonce ne peut être respectée, il est impératif de donner une explication : dans cet exemple de 1507, outre l’information, on peut deviner que le secrétaire déplore l’action des officiers du roi, qui subtilisent de fait toute preuve de ce qui a été énoncé plus haut : « ne sont icelles lectres missives insérées pour ce que les officiers du Roy les ont retirées » 148 . C’est une brèche dans le système rigide qui doit garantir les conseillers et le consulat de toute mauvaise surprise ou attaque.
La référence comme l’annonce font partie du métalangage des registres : ces deux techniques ne parlent que de la manière d’écrire et de conserver les informations. Le discours sur cet aspect est très développé, le secrétaire nous parle sans cesse de ce qu’il fait et de la manière dont il le fait ; c’est à la fois un pense-bête, une sorte de plan de travail, mais aussi la mémoire propre à sa fonction : référence et annonce sont deux moyens mnémotechniques pour retrouver des éléments du discours des conseillers.
Il n’en reste pas moins que ses comptes rendus ont tendance à être très secs, purement informatifs, ce qui contribue à donner une image un peu figée du consulat. Le secrétaire tient avec beaucoup de sérieux les registres des délibérations consulaires. A. Rigaudière affirme qu’il « insère par le menu tous les événements, y rend compte de toutes les délibérations, de tous les voyages avec leurs notes de frais et mentionne toujours avec un luxe de détails les circonstances qui ont présidé aux dépenses les plus insignifiantes, comme les plus significatives » 149 . Il nous faut nuancer un peu ces propos : au début du XVe siècle, le secrétaire du consulat de Lyon ne se montre guère prolixe, et ne donne que rarement des détails. Th. Dutour fait la même remarque à propos des documents de la commune de Dijon : les délibérations sont rapportées sous la forme d’une sèche énumération de faits ; peu d’explications sont fournies et il semble que le secrétaire ne dise que ce qui ne peut être caché, et rares sont les situations où les registres sont plus diserts 150 .
La forme du moyen français « repose notamment sur le souci de ramasser autant de faits et d’idées que possible », ce qui explique l’utilisation de la phrase en cascades. L’emploi récurrent du redoublement, de la synonymie, et des doublets juridiques sont, d’après J. Ramussen, typiques de la prose administrative de l’église : le style « curial » a servi de modèle aux chancelleries laïques (latin ou français) mais aussi aux prosateurs du XVe siècle, souvent secrétaires et historiographes des princes. L’abondance des redoublements d’expression n’est pas le seul trait commun aux écrits administratifs et à la prose des historiographes : on utilise aussi beaucoup d’autres procédés d’amplification et d’emphase. Le style curial correspond au goût des milieux aristocratiques du XVe siècle et du début du XVIe siècle pour la solennité, le protocole, la prolixité et le maniérisme. Le redoublement accentue le signifié du premier terme et met en valeur le signifiant du second. Il ne faut pas non plus oublier que la littérature écrite est aussi faite pour être lue à haute voix : ce type d’écriture permet une meilleure compréhension, la répétition arrête momentanément le cours de la pensée et souligne l’importance de la signification répétée (principe du procédé d’insistance). J. Ramussen, La prose narrative du français du XV e siècle, Copenhague, Munksgaard, 1958. Voir aussi : A. Lorian, « Quelques constructions asymétriques dans la prose du XVe siècle », RLiR, t.48, p.363-377 ; R. Vallet, « A propos des redoublements d’expression dans la prose de Jean Lemaire de Belges », RliR, t.41, p.383-398 ; A.M. Kristol, « Le début du rayonnement parisien et l’unité du français au Moyen-âge : le témoignage des manuels d’enseignement français écrits en Angleterre entre le XIIIe et le début du XVe siècle », RliR, t.53, p.335-367. Cl. Buridant insiste plutôt pour mettre en rapport l’utilisation de la synonymie avec l’idée d’auctoritas : un mot sert de repère face à un néologisme. Cl. Buridant, «L’approche diachronique en phraséologie : quelques aspects de l’ancien et du moyen français », TraLiLi, t.27, p.127-150.
Ces éléments sont repérables non seulement chez les deux secrétaires de la première moitié du XVe siècle, mais aussi chez tous leurs successeurs jusque dans les années 1520. J’ai choisi d’analyser de manière exhaustive une année de compte rendu tous les dix ans, afin de déterminer des constantes et ce qui peut les faire évoluer. J’ai débuté cette série par l’année 1417, la première à être conservée dans son intégralité, jusqu’à 1517. Seule exception, l’année 1437 ayant disparu (lacune dans les années 1430), j’ai choisi l’année conservée entièrement la plus proche pour mon étude, c’est-à-dire 1434.
Le langage du droit est friand des tournures redondantes, avec des idées voisines ou opposées. Les historiens allemands appellent ce trait stylistique Paarformel : il s’agit d’unités discursives composées de deux éléments, substantifs, verbes, adjectifs ou adverbes, liés par une conjonction, et destinées à être reproduites telles quelles en différents contextes. Le succès de ces tournures est dû en partie à leur grande facilité de mémorisation, mais qui n’exclut pas aussi un problème d’affaiblissement. Ce phénomène de langue très étudié en Allemagne, est l’un des thèmes d’étude de Jacob Grimm (« Bannissement et rite de la langue tirée au Moyen-âge. Du lieu des lois et de sa rupture », Annales d’Histoire et de Science Sociale, 2000 (5), p.1039-1080): il y voit, avec la marque de la tradition orale, un des lieux d’articulation de la poésie et du droit coutumier (p.1048).
1417, RCL1 p.20.
1447, RCL2 p.546. Autres exemples : « leur avoit semblé et sembloit », 1467, BB10 f306 ; « il a chargé et charge », 1487, BB19 f55v ; « ils ont bien entendu et entendent », 1497, BB24 f97 ; « a esté résoulu leur respondre et leur a esté respondu », 1517, BB37 f60v.
1467, BB10 f315v, f316v ; 1497, BB24 f70v ; 1507, BB25 f105v.
1447, RCL2 p.546 ; 1507, BB25 f177.
1497, BB24 f97 ; 1507, BB25 f187 ; 1517, BB37 f28v.
1487, BB19 f62 ; 1507, BB25 f160v.
1447, RCL2 p.546 ; 1477, BB14, f34.
« … tant frayées que à frayer », 1487, BB19 f66 ; « quotisez et à quotiser », 1497, BB24 f83v, f84 ; « ruyne et mect en ruyne », 1507, BB25 f140.
Quelques exemples : 1417 RCL1 p.74 ; 1427, RCL2 p.218.
Quelques exemples : 1417, RCL1 p.63, 1427, RCL2 p.225 ; 1434, RCL2 p.387 ; 1467 BB10 f271v.
1427, RCL2 p.240 ; 1434, RCL2 p.387 ; 1447, RCL2 p. 547 ; 1457, BB7 f59 ; 1467, BB10 f269v, f274 ; 1477, BB14 f34 ; 1487, BB19 f61v ; 1507 BB25 f160v…
1447, RCL2 p.546-547.
1467, BB10 f299v. Autres exemples : « s’il falloit tallier des autres (encorbellements) ou retallier ceulx mêmes, ilz les tailleront ou retailleront », 1434, RCL2 p.367 ; « ilz nomment et eslisent, ont nommé et esleu », 1507, BB25 f118 ; « ont cédé, quicté, transporté et remys et par ces présentes cèdent, quictent, transportent et remectent », 1517, BB37 f28v.
1447, RCL2 p.529, p.545, p.547 ; 1457, BB7 f71 ; 1487 BB19 f40.
1447, RCL2 p.545 ; 1457, BB7 f71.
1417, RCL1 p.82.
1434, RCL2 p.397.
1467, BB10 f311v ; 1487 BB19 f38v.
1487, BB19 f40.
1507, BB25 f106. On observe des choses comparables pour les termes qui évoquent les tâches accomplies pour le consulat, sont combinés « peine », « vaccances / vaccacions » avec d’autres termes : « peine et dispense », 1417, RCL1 p.71 ; « peines, fatigues et travaulx », 1434, RCL2 p.363 ; « peine et labeur », 1447, RCL2 p.530, 1457 BB7 f64 ; « vacances, peines et travaulx », 1487, BB19 f36 ; « peines et travaulx », 1487, BB19 f51 ; « peyne et vaccacions », 1507, BB25 f160 ; 1517, BB37 f30 ; « service et vaccacions », 1497, BB24 f70v ; 1507, BB25 f109 ; « journées et vaccations », 1497, BB24 f81 ; « vaccacions et deppences », 1507, BB25 f126v.
1417, RCL1 p.20. Autres exemples de verbes : « baillié et ministrée », 1447, RCL2 p.526 ; « pour dylayer et se superceder », 1467, BB10 f226v ; « il dist et allégoist », 1487, BB19 f45v ; « qu’elle soit adnullée et cancellée », 1507, BB25 f110 ; « adviser et penser » 1517, BB37 f35.
1427, RCL2 p.235. Autres exemples de substantifs : « la quote et impost », 1447, RCL2 p.531 ; « dispense et deffroyence », 1467, BB10 f228.
1447, RCL2 p.536. Autres exemples de verbes : « qu’ilz puissent et leur loysent cuyre », 1477, BB14, f2v.
1427, RCL2 p.242. Autres exemples de substantifs : « avec pac et promission de non venir au contraire », 1447, RCL2 p.540 ; « au pourchas et prouffit desdits de Genève », 1467, BB10 f233v ; « cestedite ville et cité de Lion, suburbes et faulxbourgs », 1507, BB25 f105v.
1417, RCL1 p.58, p.83 ; 1427, RCL2 p.237 ; 1457, BB7 f58v ; 1467, BB10 f252, f311v ; 1497, BB24 f73, f118v ; 1507, BB25 f148v, f150v, f156…
1417, RCL1 p.20, 1447, RCL2 p.539, p.556 ; 1457, BB7 f63 ; 1467, BB10 f279.
1427, RCL2 p.235 ; 1467, BB10 f289v ; 1497, BB24 f91v.
1434, RCL2 p.363 ; 1457, BB7 f53v.
1427, RCL2 p.248 ; 1467, BB10 f261v.
1507, BB25 f128v.
A. Rigaudière, « Le notaire et la ville médiévale », op. cit., p.267.
Th. Dutour, Une société de l’honneur. Les notables et leur monde à Dijon à la fin du Moyen-âge, Paris, 1998, p.95.