b) L’influence du secrétaire : réalité et fantasmes.

Le poids croissant du secrétaire déplaît pourtant à certains. Un incident de 1485 est révélateur, un ancien conseiller accuse le secrétaire d’être en sorte le 13ème conseiller du consulat, celui qui tire toutes les ficelles et prend véritablement les décisions, notamment parce qu’il est chargé d’écrire 226 . Antoine Dupont vient se plaindre auprès des conseillers d’avoir été diffamé. Il débute son intervention par un rappel de ses états de service, présentant avec humilité qu’« il a servy le moins mal qu’il a peu, desjà neuf ans et plus, sans ce que durant ledit temps il ait fait aucune chose digne de répréhension à son advis ». Malgré sa sincère indignation, sa défense est bien construite, son discours reprend les topoi de l’époque : il est toujours important d’apparaître modeste, en minimisant ses qualités pour ne pas pécher par orgueil. Il rappelle ensuite ses fonctions et surtout souligne qu’il est resté à sa place, « sans avoir gouvern[é] ne administr[é] au consulat de ladite ville » : il ne s’est jamais considéré comme un conseiller. Il affirme aussi n’avoir jamais « mué ou changé aucuns appoinctement ne ordonnance ne délibéracion d’icelluy consulat », donc avoir été fidèle à sa fonction de scribe enregistrant ce que disaient les conseillers : une profession de foi pleine de sérieux et de fierté. On notera avec beaucoup d’attention la dernière précision qu’il apporte à propos des comptes rendus qu’il fait et des changements qu’il se défend d’apporter « autrement que par le devoir de son office fere devoit » : le secrétaire a donc le droit de changer ou censurer certains propos de son propre chef. Cette latitude n’apparaît pas dans sa prise de charge : implicitement, tous les secrétaires ont conscience que leur rôle est de protéger le consulat, quitte à arranger ou oublier certains propos qui pourraient lui nuire ou le présenter sous un jour peu avantageux. Cet aveu souligne le pouvoir bien réel du secrétaire sur les écrits du consulat : il est conscient d’être un filtre et il le revendique pour le bien de la communauté. Son rôle semble pourtant ne pas être du goût de tous :

‘« Or néanmoins, ledit procureur et secrétaire avoit esté adverty que Jehan Baronnat, citoyen de ladite ville, puis naguères avoit dit à plusieurs personnes et en plusieurs lieux d’icelle ville que lesdits Jehan Le Maistre et Dupont gouvernoient le consulat entièrement. Et ce qu’ils faisoient estoit fait, et ce qu’ilz disoient estoit dit ; et non content de ce, s’estoit ledit Baronnat naguères trouvé aux Changes à la part devers le Royaume, auquel lieu et en la présence de plusieurs gens de bien, il avoit dit, parlant desdits Le Maistre et Dupont, que ilz faisoient les appoinctements, ordonnances et délibéracions dudit consulat à leurs voulentéz. Et quant lesdits conseillers faisoient aucun appoinctement, ordonnance et délibération qui ne plaisoient esdits Le Maistre et procureur, ilz les adouboient, tournoient et changoient à leur plaisir et voulenté. Par lesquelles parolles lesdits Le Maistre et Dupont avoient esté, estoient et plus pourroient estre notez, vitupérez et injuriéz […], ains tous les conseillers de ladite ville. Et estoient lesdites parolles souffisantes pour fere quelque commocion entre le populaire ou autre et dont inconvénient irréparable se pourroient ensuyvre. Et à ceste cause requéroit ledit Dupont, procureur, esdits conseillers qu’il leur pleut dire et déclairer se icelluy Dupont avoit autrement gouverner ne administrer audit consulat que sa charge ne pourroit » 227 .’

Le secrétaire et un conseiller, Jean Le Maistre, sont mis en accusation par Jean Baronnat. Cet accusateur n’est pas n’importe qui, il appartient à la puissante famille des Baronnat : son père, Mile Baronnat et son frère Guillaume, deux riches merciers 228 , sont membres de l’élite consulaire. Mile a été conseiller en 1436 et 1446, et Guillaume a occupé cette charge en 1470-1471, 1476-1477, 1481-1482 : il est de surcroît conseiller en 1485. Les accusations que profère Jean Baronnat sont inquiétantes car elles sont prononcées par un homme qui a, par sa situation familiale, une vraie crédibilité auprès de l’élite de la ville. Le secrétaire ne s’y trompe pas et il souligne comment Jean Baronnat met en place une tactique très efficace pour répandre sa rumeur : il se rend dans plusieurs lieux clés de la ville pour diffuser ses propos diffamatoires, notamment aux Changes, lieu de rencontre des marchands mais aussi des juristes. Il fait tout pour que cette rumeur se répande parmi « les gens de bien », c’est-à-dire les notables, marchands ou juristes, les pairs des conseillers accusés, afin de décrédibiliser Le Maistre et Dupont au sein même de leur propre groupe. Il a une volonté délibérée de nuire au secrétaire de la ville et à ce conseiller. Ses propos portent sur la manière dont est dirigé le consulat : au lieu d’être le lieu du consensus, des discussions et des délibérations selon les règles fixées par le syndicat, le consulat est devenu un outil au service de deux individus qui le manipulent et qui y imposent leur seule volonté. Les autres conseillers ne sont que des pantins entre leurs mains : Baronnat associe Le Maître et le secrétaire, puisque sans ce dernier, le conseiller dévoyé ne pourrait changer à sa guise les décisions mises pas écrit soit disant fidèlement 229 . La manière dont Baronnat raconte que ces deux compères manipuleraient les autres conseillers, laisse à penser qu’il s’agit quasiment de magie, de sorcellerie puisqu’ils arrivent à changer les propos comme par un coup de baguette magique sans aucune contestation de la part de leurs compagnons ; Le Maître est épicier-apothicaire, qui dit qu’il n’a pas envoûté les autres ?

Le secrétaire mène la riposte contre Baronnat en soulignant combien ces propos diffamatoires peuvent être graves pour lui et pour ce conseiller, mais aussi pour tout le consulat. Le Maître ne fait que suivre l’indignation du secrétaire 230  : est-ce une stratégie ? On peut se demander si les conseillers n’ont pas conscience que Le Maistre est le premier visé : il est plus habile de défendre l’honneur des conseillers en mettant en avant le secrétaire, pilier du consulat depuis 1476, dont de nombreux notables pourraient témoigner de la probité. Il est possible aussi que le secrétaire soit plus affecté par ces attaques : sa place au consulat est enviée, il ne tient pas à faire les frais d’une chasse aux sorcières. Les conseillers tiennent d’ailleurs immédiatement à marquer leur soutien aux deux accusés en déclarant « qu’ilz ne aucun d’eulx n’avoient veu n’estre que lesdits Le Maistre et Dupont ne aucun d’eulx eussent jamais gouverner ne administrer au fait dudit consulat autrement que bien et qu’ilz devoient et estoient tenuz de fere par le devoir de leur charge ».

Cependant, ce démenti est assombri aux yeux du secrétaire par l’attitude trop ambiguë des conseillers envers Jean Baronnat : certes ils se disent « desplaisans et très malcontents desdits parolles », mais en des termes convenus, leur indignation est réelle sans être outrée. D’ailleurs ils cherchent immédiatement à ménager Baronnat, en lui trouvant des circonstances atténuantes : « ilz cognoissoient assez la façon dudit Baronnat et chacun, au moins des gens de bien de ladite ville le cognoissoient bien par quoy desdites parolles par luy proférées n’estoient de grand efficace et n’y adjousteroit l’en ja trop grand foy ». Ils pointent sa réputation et soulignent à demi-mot que ce type d’écarts de paroles n’est pas exceptionnel chez lui. Le secrétaire et Le Maître peuvent donc être rassurés, ceux à qui Baronnat a choisi sciemment de répéter ses accusations ne lui octroient pas une grande crédibilité. C’est une façon implicite de dénigrer Baronnat, en en faisant un menteur chronique, prompt à s’emporter : certes on s’en prend à sa réputation, mais on le présente somme toute comme un impulsif qui dit ce qui lui passe par la tête, sans réfléchir, à qui il ne faut pas accorder trop de crédit. Les conseillers tentent de traiter cette affaire avec une certaine légèreté, prononçant une condamnation morale mais sans poursuite : cette attitude révolte les plaignants qui ne la comprennent pas et qui souhaitent qu’il soit poursuivi 231 , comme il est fait habituellement pour toute personne coupable de diffamation à l’égard du consulat. Il faut donc leur rendre plus explicites les motivations de cette attitude conciliante : « ledit Baronnat a ses parents en ladite ville, notables gens et saiges pour le luy remonstrer et le fere désister desdits choses » 232 . Il y a des intérêts supérieurs pour ne pas vraiment poursuivre Baronnat : sa famille est trop importante, et pour cette fois de simples excuses devant le lieutenant suffiront à régler l’outrage. La présentation de la suite de l’histoire prouve que tous les notables ne sont pas égaux dans la ville : ce n’est pas Jean qui paraît devant le lieutenant mais son frère Guillaume, « homme saige et discret » et conseiller. Il est chargé de sermonner son jeune frère, sans que celui-ci ait de quelconques excuses à présenter 233  ; aucun démenti public n’est fait pour ne pas porter ombrage à l’honneur de la famille. L’honneur du secrétaire passe après celui d’une grande famille. L’égalité avec les membres du consulat, qu’il semblait avoir gagnée, n’est que de façade.

Le consulat adopte une attitude ambiguë envers le secrétaire, conscient de l’importance de son rôle, mais aussi soudainement méfiant envers ce personnage qui lui semble pourtant dévoué. Les inquiétudes qui étreignent certains conseillers face à un possible excès de pouvoir du secrétaire induisent à se demander quelle place Mathieu et Dupont s’octroient réellement dans les registres de la ville.

Notes
226.

1485, BB15 f309.

227.

1485, BB15 f309v.

228.

Mile et son fils Guillaume ont fait des affaires notamment avec Jacques Cœur : lors de la chute de ce dernier, ils ont d’ailleurs été incarcérés et n’ont été libérés que sur intervention de deux puissantes familles lyonnaises, les Dodieu et et les Balarin avec qui ils ont des liens familiaux et amicaux.

229.

On peut se demander si Baronnat n’est pas déjà l’auteur de la précédente rumeur à l’encontre de Le Maître, sur des bases semblables, puisque ce conseiller était déjà accusé avec ses enfants d’avoir imposé au consulat et dans la ville, l’idée d’abandonner la poursuite du retour des foires (après leur suppression partielle par le roi). La rumeur de 1484 avait fait long feu car il était incroyable qu’un seul conseiller puisse influencer les onze autres ; en lui adjoignant cette fois le secrétaire de la ville et en parant celui-ci de pouvoirs supérieurs à ceux qu’il possède vraiment, la chose devenait plus crédible.

230.

« … et ledit Jehan Le Maistre, pour ce qu’il estoit en ce compris, a dit et requis semblablement » 1485, BB15 f309v.

231.

« A quoy lesdits Le Maistre et Dupont en répliquant, ont dit que ce ne souffisoit pas ains devoient lesdits conseillers pourchaster ledit Baronnat et donner exemple aux autres de non aussi fere prandre ceste matière en main et poursuir contre ledit Baronnat par voye de justice affin d’avoir réparacion de l’oultraige et injure », 1485, BB15 f310.

232.

1485, BB15 f310.

233.

Les conseillers vont voir le lieutenant à propos des paroles de Baronnat : « esquelz il avoit respondu que ledit Baronnat avoit mal fait de dire lesdites parolles desdits Le Maistre et Dupont et qu’il le feroit venir devers luy pour le luy remonstrer et mesmement manderoit Guillaume Baronnat, frère dudit Jehan qui estoit notable homme saige et discret affin qu’il remonstrast à sondit frère le mal qu’il avoit fait et le danger et inconvénient en quoy il mectroit luy et ladite ville par telz lengaiges. Ce que fut fait et ledit Guillaume Baronnat en la présence desdits conseillers, offrit remonstrer à sondit frère en manière qu’il se supercederoit tellement que depuis ledit Jehan Baronnat avoit cessé et n’avoit rien dit touchant ce que dit est », 1485, BB15 f312v-313.