3. Un individu qui s’efface.

a) Une discrétion accrue.

Rolin de Mascon faisait régulièrement allusion à sa personne dans les registres consulaires : est-ce aussi le cas de Mathieu et Dupont ?

Evolution de la présence du secrétaire dans les registres (1417-1487).
Evolution de la présence du secrétaire dans les registres (1417-1487).

A partir de la fin des années 1440, le secrétaire se fait de plus en plus discret. Ses apparitions deviennent épisodiques par rapport à la période antérieure, Antoine Dupont disparaît même totalement en 1477. Il est évident que Mathieu et Dupont n’ont pas la même vision de leur rôle que Rolin de Mascon : ils n’éprouvent pas le besoin de se mettre en avant en tant qu’individus dans les registres, justement parce que leur rôle est enfin reconnu. Une marque personnelle dans les registres n’est plus nécessaire pour qu’ils affirment leur place et leur identité au sein du consulat. Ils s’effacent donc presque totalement des registres.

Désignations que se donne le secrétaire dans les registres (1447-1487).
  1447 1457 1467 1477 1487 Total
Notaire 6 / 3 / 2 11
Procureur / 2 2 / / 4
Secrétaire / / 2 / / 2
Tabellion public / / 1 / / 1
Moi / m’ / mon / / / / / 0
Je / / / / / 0

Les quelques mentions du secrétaire s’orchestrent donc dans une optique totalement différente de la période précédente. On remarque d’abord la disparition totale des « je », « moi », « mon », c’est-à-dire de toutes les références personnelles : cette discrétion a tendance à faire oublier la présence du secrétaire. Il n’apparaît plus que de façon incidente, souvent d’ailleurs en qualité de témoin. D’ailleurs dans les années 1457 et 1467, il est cité dans les registres uniquement lorsque que c’est son substitut qui note et qui parle de ce qu’il a accompli en tant que secrétaire procureur de la ville 234 . Les seules fois où il parle de lui à la première personne, correspondent soit à ses serments de prises de fonction, soit à une demande de la part du consulat pour qu’il authentifie un acte 235 .

Il n’existe plus qu’à travers ses pratiques de mises en page : dans certains brouillons il indique la nécessité d’insérer un document précis 236  ; dans ses mises au net, il laisse parfois la place pour recopier une lettre du roi mais oublie de le faire 237 . Cela prouve combien ses registres sont construits et élaborés, aussi bien dans leur forme que dans leur fond. Bien sûr, il lui arrive de commettre des erreurs lors du recopiage de ses brouillons : ainsi dans le registre de l’année 1465, la réunion du 26 novembre est recopiée avant celle du 19 du même mois 238 . Les brouillons eux-mêmes indiquent déjà une volonté claire de construction de l’image du consulat, et le secrétaire en prend soin : certes l’écriture est moins soignée mais on aurait pu s’attendre à ce que figurent en marge des signes ou des dessins. Or mis à part un cas exceptionnel 239 , aucun registre de cette époque n’est « illustré ».

Le meilleur témoignage de sa présence reste ses pratiques d’écriture : on trouve en effet dans les registres plusieurs agenda 240 qui sont insérés entre les journées de comptes rendus. Il ne s’agit pas de paragraphes rédigés, mais plutôt de phrases courtes, dont le style rappelle celui de la prise de notes : « parler à maistre Claude Dalmez et l’exorter à prandre la charge de faire édiffier l’oppital de Saint-Laurent » 241 , « nota d’escripre en court à ceulx qui s’ensuyvent » 242 . On devine, grâce à ces quelques phrases, la manière de travailler du secrétaire, la nécessité de se faire des pense-bêtes pour accomplir toutes les missions dont le consulat le charge. Inutile donc de rédiger ces ordres qui ne s’adressent qu’à lui ; certaines de ces notes sont d’ailleurs dans un joyeux mélange de français et de latin, traces de sa formation notariale, typiques des pratiques d’écriture rapide 243 . Cette manière de rédiger fait penser aux techniques de prises de notes dans les universités : le secrétaire saisit certaines phrases des conseillers, ou ses propres idées, la forme n’a aucune importance. Le mélange de français et de latin dans ces situations, constitue un des rares témoignages de spontanéité dans ces registres si construits.

La formulation de ces notes évolue au cours de la période, en 1477, le secrétaire fait généralement précéder ses annotations de « mémoyre » : « mémoire de parler à Archimbaud des cinq solz donnéz à l’ospital » 244 . Le terme fait explicitement référence au fait qu’il y a des choses qu’il ne faut pas oublier. En 1487, il utilise plutôt nota : « Nota : de besoignier et pourveoir à la trésorerie de ladite ville ; item de pourvoier à Paris ; item de ce que pour messire Pitiot a esté dit » 245 . Il préfère donc une référence latine : elle est peut-être de l’ordre du réflexe, à moins que cela ne soit pour souligner sa formation, et prouver sa connaissance de cette langue, qui lui confère symboliquement un statut égal à celui des grands juristes du consulat. Cependant, seul Antoine Dupont utilise cette pratique mnémotechnique ; il est étrange que l’on n’ait pas trouvé trace pour les années antérieures de ce genre de pratiques, même dans les brouillons : il est possible que les secrétaires prenaient des notes sur des feuilles volantes. Mais cela est peut-être à mettre en rapport avec l’alourdissement de la charge du secrétaire : plus de travail demanderait une autre organisation.

Notes
234.

« Ont chargé le procureur d’en fere response en ceste manière audit Audebert », 1457, BB7 f54v ; « le procureur de ladite ville a dist et rapporté que aucuns d’icelle ville estoient venuz depuis deux jours en ça par devers luy », 1457, BB7 f55v.

235.

Les conseillers « ont demandé et requis à moy notaire dessoubz comme secrétaire dudit consulat à eulx estre fait acte et instrument », 1464, BB10 f9v ; « ainsi que dessus est escript a esté fait par et entre les dessus nommez en la présence de moy. DUPONT », 1486, BB15 f358v.

236.

« Nota de enregistré icy le compte du trésorier », 1489, BB19 f138.

237.

« Ilz n’avoient pas ignorance comme le Roy nostre sire avoit naguères envoyé ses lectres patentes à monseigneur le sénéchal de Lion, desquelles la teneur s’ensuyt : « Charles par la grâce de Dieu, roy de France » (puis blanc sur les ¾ de la page : la copie de la lettre n’a pas été fait), 1483, BB17 f95.

238.

1465, BB10 f124. Aucune erreur particulière n’a pu être relevée pour cette période, si ce n’est un lapsus : « Jehan Grant, doubteur en loys » (1460, BB7 f153), à moins qu’il ne s’agisse d’un trait d’esprit…

239.

Face à un paragraphe sur le paiement des vivres des gens d’armes, on trouve en marge un étrange dessin géométrique, 1452, BB5 f184v.

240.

C’est un mot qu’il emploie : on le trouve en tête de certaines pages. Ex. : 1489, BB19 f137v ; 1495, BB22 f79.

241.

1477, BB350, cahier 1, f3.

242.

1487, BB19 f41v. Suivent 9 noms. Autre exemple : « primo de monseigneur le sénéchal tant sur le surcoyement comme sur les procès substituez et contradictoires…

item de la venue du Roy et si l’en mandera les notables et à quel jour ;

item des hoirs Claude Taillemont pour le fait des bléz », 1490, BB19 f156-157.

243.

« Agenda

de Symone Garbot

de C. Le Charron et duam bennote

de libro privilegiorum copiando

de P. Palmeum et aliis

de perando in lictu Rodanum

de mandamentum officiarum passandum

de computo Guillem du Boysson clamando », 1487, BB19 f34v.

244.

1477, BB350, cahier 1, f3.

245.

1487, BB19 f64.