Le secrétaire disparaît donc presque totalement des comptes rendus, pourtant il va affirmer sa présence par des moyens inédits. Comme il se retrouve déchargé de l’office de procureur, il devient un peu plus loquace et malgré une normalisation stricte de la forme des registres, on perçoit mieux l’image du consulat grâce à ses comptes rendus beaucoup moins secs.
Cette évolution est perceptible dans la disparition presque totale de pratiques caractéristiques du XVe siècle : on a pu être frappé par l’utilisation surprenante que les secrétaires faisaient parfois de l’ellipse. Il est fréquent qu’une impression de flou entoure certaines décisions parce que le scribe masque ou omet certaines informations. Ainsi des gages pour un notable sont indiqués « pour pluseur autres services extraordinnaires qu’il a fait pour la ville » 312 , ou « pour toutes peines qu’il a eu jusques maintenant » 313 . Cette manière de remercier certains pour leurs actions, sans jamais indiquer ce qu’ils ont fait, est une pratique extrêmement courante 314 . Il ne s’agit pas pour le secrétaire de cacher quelques malversations, mais plutôt d’une habitude de concision qui implique de ne pas répéter des choses qui ont pu être dites précédemment. Ce ton lapidaire est caractéristique de cette documentation qui vise en premier lieu à être informative et directe : inutile de multiplier les détails, seul le résultat compte 315 . Les secrétaires utilisent aussi cette manière de noter dans d’autres cas, nombre de décisions ou d’informations sont indiquées de cette façon. Ainsi on ne sait pas toujours pour quelles raisons telle enquête est décidée, mais c’est généralement sur la foi de « pluseurs choses et demandes » 316 ; « certaines besongnes neccessaires et hastives pour la ville » 317 sont parfois difficiles à identifier ; et il n’est pas rare non plus que les explications d’une décision se résument à « pour certaines causes eulx mouvans » 318 . Pourquoi ce flou ? Pour éviter toute répétition. On peut le penser lorsque le sujet porte sur des explications contenues dans un autre document : les détails sont donnés dans la comptabilité, ou dans des papiers conservés dans des archives. Mais il est aussi probable que le secrétaire se réfère implicitement à toutes les notations antérieures, dans les registres consulaires, des travaux faits par tel ou tel. Il est vrai qu’on peut généralement retrouver la trace de ces indications manquantes dans les pages précédentes des registres. Mais cette manière de rapporter les choses tend à disparaître : au début du XVIe siècle, le secrétaire relate les tenants et aboutissants d’une décision, certes parce qu’il se consacre à plein temps à cette tâche, mais aussi parce qu’il est important que tout soit noté pour éviter toute forme de contestation.
L’apparition d’un certain art de la rhétorique change l’atmosphère des registres, et correspond aussi à des pratiques nouvelles introduites par les juristes du consulat. Mais cela n’empêche pas le secrétaire de censurer volontairement certaines discussions en indiquant de façon lapidaire : « riens n’a esté fait subgect à escripre » 319 . Cette nouvelle manière de rédiger, en donnant plus de précisions, implique des changements dans le vocabulaire qu’utilise le secrétaire : il devient plus riche, plus varié. On peut constater cette évolution si l’on s’intéresse à l’emploi qui est fait des adjectifs.
Une évolution claire se dessine : les secrétaires optent petit à petit non seulement pour un langage plus précis, comme le montre la hausse du nombre total d’adjectifs employés, mais aussi pour un vocabulaire plus riche, puisque le nombre d’adjectifs différents utilisés augmente lui aussi. Si l’on compare les registres de 1417 et ceux de 1517, ce changement est très net : un siècle plus tard, le secrétaire utilise trois fois plus d’adjectifs, qui sont de surcroît deux fois plus différents. On notera aussi que la fréquence des adjectifs par journée de compte rendu ne cesse d’augmenter : pour la période 1417-1447, la moyenne est de 2 par journée, elle passe à 3 pour les années 1457-1487 et atteint 4 entre 1497 et 1517.
Nous avons vu précédemment que trois périodes distinctes pouvaient être isolées pour souligner l’évolution du rôle du secrétaire : les secrétariats de Rolin de Macon et de Mathieu Massoud (1417-1446), ceux de Jacques Mathieu et Antoine Dupont (1447-1497) et enfin ceux de Georges de la Noyerie et de Claude Granier (1497-1520). Peut-on prouver qu’une évolution du style est perceptible lors de ces trois phases ? En combinant ces données et nos analyses sur les adjectifs, on peut constater les choses suivantes. Les dix années test que nous avons choisies font apparaître 274 adjectifs différents : 125 (46%) sont utilisés indifféremment par tous les secrétaires, mais 149 (54%) le sont uniquement par l’un de ces trois groupes.
Les secrétaires Georges de la Noyerie et Claude Granier emploient deux fois plus d’adjectifs qui leur sont propres que Jacques Mathieu et Antoine Dupont, et quatre fois plus que Rolin de Mascon. S’il faut bien garder à l’esprit que ces résultats ne sont issus que de sondages, il n’en reste pas moins que les différences existant entre ces hommes sont flagrantes. Les secrétaires de la fin de notre période montrent vraisemblablement plus d’originalité verbale dans leur rédaction que ceux des périodes antérieures 320 ; le resserrement de leur fonction est certainement en partie la cause de ce changement. Cependant il faut rester conscient qu’il est impossible de quantifier la part respective d’invention et de liberté de rédaction propre aux secrétaires, de celle de l’imitation du style juridique, introduit progressivement par les juristes au sein du groupe des conseillers. Seule certitude, le style des registres consulaires change. Les informations contenues sont de plus en plus précises ; d’ailleurs, dans un souci de clarté, il arrive que des titres apparaissent en face de chaque paragraphe dans la marge 321 ; et lors des assemblées, contrairement aux années 1420, le secrétaire ne se contente plus de noter uniquement l’avis final adopté, il indique la position de chacun des présents 322 .
Les registres sont aussi de plus en plus soignés : la simple majuscule laisse parfois la place à une majuscule élaborée 323 . Le secrétaire va même jusqu’à tracer des lettres ornées. Cela reste rare, mais l’un des cas les plus remarquables, est la lettrine en première page de BB24 : au milieu d’entrelacs, on trouve une figurine (peut-être un notable ou un consul) et un blason, l’écusson de la ville de Lyon 324 . La mise au net des registres impose de respecter des règles de présentation qui sont conçues, elles aussi dans un but de clarification. Tous les paragraphes ont la même largeur, sauf lorsqu’il s’agit des listes des personnes convoquées lors d’assemblées spéciales : la présentation est alors en colonne pour individualiser plus précisément les présents, contrairement au début du XVe siècle où ces derniers étaient notés sous la forme d’un paragraphe très compact. Le secrétaire rédige aussi parfois un petit paragraphe introductif, annonçant ce qui va être copié.
Cependant, il semble que le secrétaire ne mette pas toujours régulièrement au net les registres puisque c’est souvent son successeur qui est chargé de le faire : ainsi en 1510, Claude Granier met au net les 14 ans de registres tenus par Noyerie 325 . Quant aux papiers de Granier, ils sont mis au net par son fils dans les années 1540 ou 1550 326 . Mais peut-être cela a-t-il pour fonction de familiariser le nouveau secrétaire avec les actions de son prédécesseur 327 ? Cela paraît étrange, et c’est en partie contredit par le fait que le nouveau secrétaire est toujours un adjoint du précédent.
Homme de l’ombre au début du XVe siècle, le secrétaire est ensuite perçu par les conseillers parfois avec une certaine inquiétude lorsqu’ils prennent conscience de son pouvoir : il est celui qui construit la mémoire de la ville et qui leur attribue une place dans cette histoire. L’indifférence polie qu’il suscite dans la première moitié du XVe siècle se mue en intérêt dès lors qu’il représente un enjeu pour l’accession à la postérité des familles consulaires. Mais par jalousie et aussi par crainte qu’il ne se transforme en éminence grise, les conseillers restreignent son influence sur l’institution consulaire. Il apparaît au début du XVIe siècle, comme l’homme de confiance des consuls, mais de nouveau surtout comme un officier municipal dévoué à la grandeur du consulat.
Certes, il représente un filtre pour notre étude. La succession des rédacteurs, leurs personnalités propres, leurs revendications, ainsi que l’évolution de leurs rapports avec les conseillers n’affectent cependant pas véritablement la manière de rédiger les délibérations. Cette uniformité est essentiellement due à la définition stricte de la charge de secrétaire, à son contrôle par les conseillers et au choix d’hommes dévoués au consulat. La seule évolution notable concerne la plus grande précision dans la notation, et le vocabulaire un peu plus riche des secrétaires de notre dernière période.
Comme le disait au XIIIe siècle le florentin Dino Compagni (1260-1324) dans sa « Chanson de la Renommée » :
‘« Si le notaire veut être bien appréciéRédiger les écrits de la ville est donc le seul rôle auquel les conseillers laissent prétendre légitimement le secrétaire de la ville. Voyons à présent comment analyser ces registres consulaires.
1417, RCL1 p.23.
1427, RCL2 p.220.
Autres exemples : 1427, RCL2 p.214, p.235 ; 1434, RCL2 p.367, p.371, p.383 ; 1447, RCL2 p.536, p.549 ; 1457, BB7 f64 ; 1467, BB 10 f313 ; 1477, BB14 f6v, f34v, f39.
Nous aurons l’occasion de revenir sur ces pratiques tout au long de ce travail, puisque l’abandon progressif de cette attitude pour un rapport plus détaillé des actions et des paroles des conseillers va nous permettre de mettre en lumière de multiples évolutions au sein du consulat.
1417, RCL1 p.32. Autres exemples : 1417, RCL1 p.53 ; 1434, RCL2 p.370, p.387.
1417, RCL1 p.37. Autres exemples : 1417, RCL1 p.33, p.50, p.53, p.54.
1417, RCL1 p.39. Autres exemples : 1427, RCL2 p.248 ; 1434, RCL2 p.375 ; 1447, RCL2 p.535 ; 1457, BB7 f53v ; 1467, BB10 f224v.
1508, BB28 f23 ; « rien a esté fait pour escripre », 1514, BB33 f102v.
Ce qui n’empêche pas les erreurs d’inattention : Jean Audebert est dit « mécutilleux » au lieu de méticuleux, 1506, BB25 f66v.
Dans BB34, du 26 juin au 27 septembre 1515 (f1-72), face à chaque paragraphe, figure en marge un titre qui en indique le contenu. Exemples : « Du passage des gensdarmes » (f1), « De la ferme des draps de soye » (f6), « Des artisans demandant vision des comptes » (f31v), « Des gabelles » (f69) …
Nous reviendrons sur cet aspect dans la troisième partie, chapitre 3.
Quelques exemples relevés arbitrairement dans BB34 : f162v, f170, f186, f206, f230.
Cette lettrine figure en annexe 3.
« A esté faicte une tauxacion de XX escuz couronne à maistre Glaude Granier secrétaire de ladite ville pour avoir mys au nect les actes de feu maistre Georges de la Noyerie durant XIIII années ou environ », 1510, BB28 f156.
« Toutes les actes et contractz escriptz et registrez en ce présent papier et livre, contenant CCCLVI feuillez escriptz, ont esté receues par feu messire Claude Granier, en son vivant notaire royal, secrétaire du consulat de la ville de Lyon, comme appert par ses cédules originalles escriptes de sa propre main, et expédiées au prouffit de ladite ville et communaulté de Lyon par moy, Jehan Granier, aussi notaire royal, secrétaire dudit consulat, commyssaire dépputé à l’expédicion des actes et contratz receuz par ledit feu maistre Claude Granier, soubz mon saing manuel cy mys », BB28 f356v (registre des années 1508-1511). On trouve la même chose en fin du registre BB30 pour les années 1511-1513 (BB30 f212v) et du registre BB33, concernant les années 1513-1515 (BB33 f332v). Aucun paragraphe final n’explicite cela pour BB25 (1506-1508) et BB34 (1515-1516) mais on repère régulièrement la signature de Jean Granier toutes les 5-6 pages.
Ces phases de recopiage différé conduisent parfois à des erreurs dans la restitution de la chronologie des évènements, qui posent un problème de compréhension au lecteur : on apprend ainsi en 1499, la mort de Pierre Palmier (BB24 f229v) qui est alors remplacé au consulat par Etienne Garnier (BB24 f230). On apprend pourtant ensuite qu’il se pose un problème pour l’attribution de la présidence du consulat entre Pierre Burberon et le susdit Palmier (BB24 f245v, f247) ! Hypothèse la plus cohérente, lors de la mise au net des registres les évènements ont été visiblement recopiés dans le désordre ; le trouble créé est accentué par le fait qu’une chronologie correcte a été rétablie. Quand on consulte les brouillons originaux pour ces années 1499-1500 (BB26 : 27 septembre 1498 – 27 avril 1501), on s’aperçoit qu’il s’agit d’un ensemble de feuilles volantes, aux divers formats qui ont été réunies postérieurement à leur rédaction. Les dates ne sont pas toutes très claires, souvent l’année n’est pas indiquée précisément, le secrétaire se contente de la formule « l’année que dessus indiquée », et il semble probable qu’il y ait eu des erreurs de reconstitution chronologique. Autre indice entérinant cette hypothèse, Etienne Garnier qui est élu à la place de Palmier après le décès de celui-ci, commence à apparaître dans les registres, cité comme conseiller, avant la mort de Palmier.
Poeti minori del Trecento, éd. N. Sapegno, Milano-Napoli, Ricciardi, 1952, p.286, traduction : I. Heullant-Donat, A.I. Galletti.