Chapitre 2. Les registres consulaires

« Le document est quelque chose qui reste, qui dure, et le témoignage, l’enseignement (pour évoquer l’étymologie) qu’il apporte doivent être d’abord analysés par une démythification de son sens apparent. Le document est monument. Il est le résultat de l’effort des sociétés historiques pour imposer - volontairement ou involontairement - telle image d’elles-mêmes au futur. Il n’y a pas à la limite de document–vérité : tout document est un mensonge. Il appartient à l’historien en premier lieu de démontrer, démolir le montage, déstructurer cette construction et d’analyser les conditions de production des documents monuments » 329 . Etudier le langage des conseillers pour percer leurs mentalités implique donc de s’interroger sur la façon de traiter et d’analyser les registres consulaires. Cette source est riche mais aussi complexe : comment analyser une documentation a priori très normée ?

Ces registres sont produits en respectant les directives des conseillers, qui traduisent leurs mentalités et leurs pratiques culturelles. Or celles-ci sont constituées de multiples facettes, certaines communes à l’ensemble de la population urbaine, d’autres plus spécifiques à l’élite sociale et économique dont ils sont issus ou imitées d’autres groupes de référence, comme la cour ou la chancellerie royale 330 . L’aspect normé des registres consulaires reflète les contingences d’un genre administratif, mais est aussi intimement lié aux conditions dans lesquelles ces documents ont été rédigés : la France connaît une succession de conflits avec l’Angleterre depuis 1337 331 , et l’aide de Lyon, comme celle de toutes les bonnes villes 332 , est particulièrement sollicitée par les souverains successifs 333 . Ajoutons que le traité de Troyes en 1420 consacre la coupure de la France en deux royaumes rivaux 334 . Les seules forces sur lesquelles les deux rois peuvent compter sont les bonnes villes. C’est particulièrement vrai pour Charles VII, que soutient Lyon, et qui n’a pas derrière lui un pays comme l’Angleterre pour l’appuyer 335 .

Quelles informations sur les membres du consulat peut-on tirer de la manière de réaliser ces registres ? Deux axes seront abordés dans ce chapitre : nous chercherons d’abord à établir comment lire ces registres, c’est-à-dire quelles méthodes d’analyse utiliser et quels types de recherche pourraient s’avérer probants. Puis dans un second temps nous nous demanderons ce que peuvent nous apprendre les normes qui président à la rédaction de ces registres.

Notes
329.

J. Le Goff, P. Toubert, « Une histoire totale du moyen-âge est-elle possible ? », Actes du 100ème Congrès national des sociétés savantes, Paris, 1975, Section de philosophie et d’histoire, t.1, Paris, 1977 (p.31-44), p.34-35.

330.

« En ville se confrontent la culture des marchands, des juristes et notaires, la culture technique des artisans mais aussi celle des clercs et celle des nobles. Milieu de cour et milieu urbain ne sont d’ailleurs pas étrangers l’un à l’autre. (…) Chez les laïcs, tout homme ou femme d’un certain rang, noble dame ou bourgeoise, est entouré en permanence chez lui comme dans la rue de parents, voisins, de petites servantes. (…) Tous ces groupes cohabitent. Les milieux sociaux les plus divers se mélangent assez familièrement ». C. Beaune, Education et culture, du début du XII e au milieu du XV e siècle, SEDES, 1999, p.302.

331.

B. Schnerb, Armagnacs et Bourguignons, Paris, Perrin, 1988. A partir de 1408, débute la querelle des Armagnacs et des Bourguignons. En 1415, le roi d’Angleterre écrase l’armée française à Azincourt. Les Bourguignons entrent à Paris en 1418, et le dauphin Charles s’enfuit sur ses terres de Berry, de Touraine et de Poitou.

332.

La notion de « bonne ville » apparaît dans les textes dans le courant du XIIe siècle, et devient partie intégrante du vocabulaire au XIIIe siècle. Ce terme qualifie au départ des villes que la royauté veut distinguer des autres, et à qui elle reconnaît « des qualités qui doivent faire d’elles tout à la fois des centres privilégiés et des relais de la politique monarchique. Ainsi, à partir des années 1270 et jusqu’à la fin du Moyen-âge, la bonne ville se définit-elle essentiellement par rapport au pouvoir royal, en fonction de ce que le roi lui demande, lui impose et lui accorde » (A. Rigaudière, « Qu’est-ce qu’une bonne ville dans la France du Moyen-âge ?», Gouverner la ville…, op. cit., p.55). La qualité de bonne ville ne dépend pas de son régime institutionnel : « qu’elle soit ville de commune, de simple franchise ou de consulat, toute ville peut être une bonne ville ». Ce qui compte, c’est sa relation au roi, sa place d’intermédiaire dans le cadre des rapports entre la royauté et les provinces : « elle a toujours vocation à représenter le pays et à s’exprimer en son nom en envoyant des députés aux assemblées d’Etats. Ainsi les bonnes villes apparaissent-elles, dès le début du XIVe siècle, comme le moteur de l’affirmation de l’identité provinciale. Elles sont bien de véritables « corps en action » et représentent un potentiel d’énergie que la royauté doit, en toutes circonstances, ménager.» (A. Rigaudière, op.cit., p.112).

333.

Ph. Contamine, Guerres, Etat et société à la fin du Moyen Age. Etudes sur les armées des rois de France (1337-1454), Paris, 1972 ; J. Favier, La guerre de Cent ans, Paris, 1980.

334.

F. Autrand, Charles VI, Paris, Fayard, 1986. M. Vale, Charles VII, Oxford, 1974.

335.

« Tous les ans, à Selles–sur-Cher, à Clermont, à Poitiers, à Chinon, ou dans une autre ville sûre, il rassemble les états de la Languedoïl » (B. Chevalier, Les bonnes villes…, op.cit., p.48). Les villes affirment leur loyauté envers leur souverain et ne songent pas à lui refuser l’aide qu’il demande pour continuer la guerre. L’impôt qu’accordent les villes, les place dans une position stratégique, d’autant que ce sont elles qui s’occupent ensuite de sa levée. Charles VII ne maintient cependant que de justesse son crédit auprès des villes du sud de la Loire. Mais les terribles années 1420-1444, qui connaissent famines, pestes, atrocités de guerre et débâcle monétaire, montrent l’impuissance des princes. Les villes se détournent d’eux, remettent leur confiance au roi, et lui apportent leur soutien (ibid.).