2. Le dépouillement des registres.

Comme il a été exposé en introduction, les années 1416 – 1450 des registres de la ville de Lyon ont été éditées par M.-C. et G. Guigue 363  ; le reste des registres du XVe siècle est inédit. 43 registres concernent la période 1416 – 1520 : BB1 à BB40 et BB350 à BB352 364 . 28 sont des brouillons, 15 des mises au net ; pour la moitié des années nous possédons les deux, pour les autres seuls l’un ou l’autre nous sont parvenus 365 . La longueur de ces registres est très variable : de 48 pages pour BB18, à 550 pages pour BB24 366 . Cette longueur aléatoire dépend évidemment du nombre d’années recopiées ensemble 367 .

La masse documentaire que représentent les registres des délibérations consulaires pour la période 1417-1520 implique d’abord une réflexion sur la technique de dépouillement à définir. Pour mener à bien cette analyse des registres consulaires, j’ai procédé suivant un double principe :

Pour chacun de ces deux cas, j’ai réalisé une grille d’analyse, portant sur les mêmes thèmes mais traités de façon différente.

Grille d’analyse des registres consulaires.
Thèmes communs Année test tous les 10 ans Intégralité des registres
Prise de décision Dates et lieux
Les termes des décisions en début de paragraphe
Manière de prendre les décisions (prudence, collégialité, …)
Conflit entre conseillers, ou avec des habitants de Lyon
Déroulement des assemblées L’ordre dans lequel les participants sont enregistrés
Les formules de délibérations des assemblées
Problème du nombre de présents/ absents
Débats dans les assemblées
Ecrit et oralité Les formules se rapportant à l’écrit
Les formules se rapportant à l’oral
La perception de l’écrit (création, présentation, valeurs, archives …)
La perception de l’oral (rumeur, réputation, injures…)
Personnes Les qualificatifs des envoyés en mission ; des témoins ; des personnes évoquées Façon de parler des autres (conseillers, population, étrangers, grands)
Traits lexicaux, dialectaux et stylistiques Les termes juridiques employés
Les effets de style récurrents
Les mots et expressions récurrents
Glissements lexicaux
Plurilinguisme
Glissements stylistiques

Il existe une similitude de traitement pour certains aspects : le plurilinguisme (c’est-à-dire la présence de latin ou de francoprovençal) et les injures, car ces éléments sont relativement rares dans les documents, et il ne peut être intéressant de les traiter sur un siècle que de manière totalement exhaustive. D’autre part, le principe de l’analyse complète d’une année repose sur le comptage et le repérage systématique d’éléments choisis. Lors de la lecture intégrale des registres, j’ai été attentive à tout ce qui pouvait être exceptionnel, soit dans sa formulation, soit dans son contenu, touchant les thèmes définis plus haut.

Il est essentiel de croiser ces deux approches : comme le souligne M. Vovelle, l’histoire des mentalités ne peut être conçue comme un choix exclusif entre histoire sérielle ou case studies 369 . L’analyse sérielle, le dépouillement en tableau, le comptage d’idées, d’attitudes donnent des informations quantitatives pour établir ce qui fonde la norme, « la vérité moyenne » d’un groupe d’individus. Il faut garder à l’esprit que ces éléments sont des témoignages formalisés, qui présentent une image déformée de la réalité si on les prend seuls en compte. La norme gomme les accidents, les mutations, affadit les tensions et les conflits, c’est pourquoi il est essentiel de s’intéresser à tout ce qui sort de l’ordinaire. Même si on ne peut pas véritablement mener d’études fondées sur des case studies, comme a pu le faire C. Ginzburg avec Menechio le meunier frioulan 370 , faute d’informations suffisantes sur les conseillers, il est essentiel de s’intéresser à tous les éléments qui peuvent nous être fournis sur ces hommes pour saisir du qualitatif, de la diversité dans les comportements, voire parfois de la spontanéité.

En cherchant des expressions particulières repérables dans un contexte donné, on trouve parfois une perception surprenante de la réalité de l’époque 371 . Je prendrai pour exemple, afin d’illustrer mon propos, la façon dont les conseillers parlent au XVe siècle du monde qui les entoure, au sens géographique. Dans leur esprit, Lyon est partagé en deux zones, « côté royaume » et « côté empire », traces dans leur langage et surtout dans leur esprit d’un passé lointain et toujours vivant. Les rivières de la Saône et du Rhône ont en effet longtemps marqué la frontière entre le Royaume de France à l’ouest et l’Empire à l’est. Il est fort surprenant de voir la pérennité de ces expressions alors que depuis Philippe le Bel, Lyon appartient à la France : si cet archaïsme a survécu si longtemps 372  , c’est probablement parce qu’il est très fortement enraciné dans la mémoire collective. Toujours dans ce registre, lorsque les conseillers parlent d’une personne absente de la ville, ils disent qu’elle est « dehors » 373  : dans leur esprit, la ville et ses murailles sont donc comme une demeure où vivent tous les Lyonnais et l’on juge l’extérieur par rapport à ce point de vue « lugdunocentrique ». De même, lorsque l’on ne nomme pas précisément la ville où se rendent les ambassadeurs de la commune pour rencontrer le roi ou ses représentants, on dit que ces Lyonnais vont « en France » 374 . Cette expression, intrigante, donne l’impression que Lyon n’est pas en France, comme si la ville était en marge du pays et se considérait comme une entité propre, indépendante. Peut-être est-ce à mettre en rapport avec le fait que le sentiment de nation n’existe pas vraiment à cette époque, même si l’éveil de la conscience nationale est en germe. En 1307, les procureurs de Philippe le Bel écrivent aux chanoines de Lyon et définissent ce que sont un état national et ses frontières : « ce n’est pas toujours par de tels fleuves que se délimitent les royaumes, mais par les dispositions des peuples et des terres qui composent la patrie ainsi que par l’habitude immémoriale d’obéir au même prince » 375 . La conscience d’appartenir à la communauté et l’habitude de vivre ensemble sont le fondement de la nation ; F. Autrand ajoute « que face aux périls du XIVe siècle qui menacent le royaume d’éclatement, les gens du roi ont trouvé une pensée ferme et un langage fort », qui s’expriment notamment dans Le songe du vergier en 1378, et qui mettent en avant « la notion de souveraineté, une unité du corps politique et une cohésion territoriale de l’espace France qui, à l’origine, n’existaient que dans leurs vœux ou dans leur champ d’activité » 376 . Or, il est difficile pour les habitants de se sentir français alors que le royaume est divisé en deux, que Charles VII n’a pas le titre de roi et n’est que le Bâtard d’Orléans. Le sentiment d’être d’abord lyonnais s’exprimerait ainsi ; mais peut-être est-ce aussi la manifestation d’une impression d’abandon. Les conseillers se plaignent d’être aux marges du royaume et donc en danger : dire que l’on va en France, c’est souligner l’éloignement du pouvoir royal et de sa protection. Cette expression est-elle employée consciemment ou non, voilà qui est difficile à dire, mais on la trouve dans nos textes en 1423 et 1424, soit avant la signature de trêves entre les protagonistes de la guerre de Cent Ans. On peut se demander si, en période de paix relative, les Lyonnais ne se sentiraient donc pas davantage français, ou si le sentiment d’être en France n’est pas inversement proportionnel aux dangers qui menacent la ville.

Mais il faut, avant de se lancer dans ces analyses, être conscient des limites et des dangers de la linguistique pour l’historien. « La linguistique permet de substituer au donné du texte, une logique du texte. Elle ne sert qu’à mettre à jour l’économie interne d’une idéologie, en aucun cas à en établir la fonction sociale » 377 . R. Robin souligne que « ce qui guette la linguistique en histoire, c’est de lui voir attribuer le même rôle et la même fonction que la statistique en économie. (…) On peut faire dire à l’appareil statistique n’importe quoi ; il peut en être de même avec la linguistique » 378 .La prudence est donc de mise. Il serait en effet tentant, en cherchant des relations causales entre langage et structures socioculturelles, d’établir un parallélisme simple entre les variations de ces deux domaines, d’admettre leur isomorphisme, alors que leur rythme d’évolution est différent. La seconde erreur serait de « postuler la totale transparence du discours, une sorte d’immédiateté de sens.» Il faut toujours garder en mémoire qu’il y a nécessairement un décalage entre le discours et la vie réelle des hommes qui le prononcent, que ce décalage soit conscient ou non. Ignorer « lesphénomènes de masquage, de simulation ou de connivence qui caractérisent tout discours, le fait que celui-ci vaut par ce qu’il tait ou déguise plus que par ce qu’il dit » 379 , serait absurde, puisque ce serait supposer que l’auteur de l’écrit ne posséderait aucune identité, aucun inconscient, aucune appartenance sociale. Enfin, n’oublions pas que « les mots pétrifient toujours la chose qu’ils désignent » : « la tâche de l’historien est donc de toujours remettre en question le langage, tous les langages, le sien comme celui de ses sources » 380 . Ces précautions prises, l’analyse du langage d’un groupe peut nous apporter beaucoup, elle permet d’essayer de mettre à jour l’ordre du discours et comment cet ordre fonde le réel.

Notes
363.

Recueil des délibérations de la commune de 1416 à 1421, publiés par M.-C. Guigue, t.1, Lyon, A. Brun, 1882 ; le second volume (1422-1450) a été publié par G. Guigue, sous le même titre, Lyon, Archives et bibliothèque de la ville, 1926.

364.

La table chronologique des registres est donnée en annexe 5.

365.

Le tableau des concordances entre brouillons et mises au net est donné en annexe 6.

366.

Le nombre de folios de chaque registre est donné dans la description des sources, précédant la bibliographie (le total des registres représente plus de 6 200 folios).

367.

Le format n’a par contre rien de spécifique : on trouve du 20x30, petit in folio, mais aussi du 30x40, format in folio (c’est le cas pour BB16, BB21, BB24, BB25, BB28, BB30, BB33 et BB34).

368.

J’ai débuté cette série par l’année 1417, la première à être conservée dans son intégralité aux Archives municipales de Lyon ; j’ai ensuite pris systématiquement les années en 7 jusqu’en en 1517. Seule exception, l’année 1437 ayant disparu (lacune dans les années 1430), j’ai choisi l’année conservée entièrement la plus proche pour mon étude, c’est-à-dire 1434.

369.

M. Vovelle, « Histoire sérielle ou case studies, vrai ou faux dilemme en histoire des mentalités », Histoire sociale, sensibilités collectives et mentalités. Mélanges R. Mandrou, PUF, 1985, p.39-50.

370.

C. Ginzburg, Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVI e siècle, Paris, Flammarion, 1980.

371.

Ces analyses sont inspirées par les travaux des linguistes sur les lieux communs, les stéréotypes et les idées reçues. Les lieux communs ou topoi constituent la première partie du travail de l’orateur, ils ne sont pas seulement une méthode de raisonnement, ils sont une réserve d’arguments types, de procédés d’amplification, et de développements tout faits. Les idées reçues désignent les préjugés, les idées adoptées sans examen, elles ne mettent pas en jeu la notion de banalité, mais une relation à l’autorité politique et sociale qui les conforte. Ce sont des préjugés courants, liés aux convenances, à la morale sociale. Les stéréotypes, au sens de schèmes, ont particulièrement intéressé les sciences sociales : ils désignent les images mentales qui médiatisent notre rapport au réel, les schèmes culturels préexistants à l’aide desquels chacun filtre la réalité ambiante ; le stéréotype schématise et catégorise, il entraîne une simplification et une généralisation parfois excessives. La notion de stéréotype est à la base de l’analyse de l’image que les membres d’un groupe se font d’eux-mêmes et des autres. Le stéréotype est principalement le fait d’un apprentissage social. La véracité des stéréotypes est largement déplacée : il ne s’agit pas de les considérer comme corrects ou incorrects mais comme utiles ou nocifs. Le stéréotype a un rôle fondamental dans la cohésion du groupe et la consolidation de son unité. L’adhésion à une opinion entérinée, une image partagée, permet par ailleurs à l’individu de proclamer indirectement son allégeance au groupe dont il désire faire partie. Il exprime en quelque sorte symboliquement son identification à une collectivité. Le stéréotype ne se contente pas de signaler une appartenance, il l’autorise et la garantit, il est donc nécessaire dans l’élaboration de l’identité sociale. L’analyse du stéréotype est particulièrement intéressante car il conforte plus que l’identité sociale, il renforce l’estime de soi. La tendance actuelle des sciences sociales est de travailler sur la notion de représentation sociale plutôt que de stéréotype : la grande différence avec le stéréotype est que celui-ci est la cristallisation d’un élément, alors que la représentation sociale désigne « un univers d’opinions ». R. Amossy, A. Herschberg Pierrot, Stéréotypes et clichés. Langage, discours, société, Paris, Nathan, 1997.

372.

Il a survécu d’ailleurs pratiquement jusqu’à nos jours puisque au début du XXe siècle, cette opposition était encore connue et employée par les mariniers du Rhône.

373.

1424, RCL2 p.133 ; 1425, RCL2 p.178 ; 1426, RCL2 p.222.

374.

1424, RCL2 p.88, p.90, p.97.

375.

Cité par A. Kleinclauzs dans Histoire de Lyon, op. cit., p.130.

376.

F. Autrand, « Le concept de souveraineté dans la construction de l’Etat en France (XIIIe-XVe siècles) », Axes et méthodes de l’histoire politique, sous la direction de S. Bernstein et P. Milza, Colloque de Paris, 1996, PUF, 1998, p.159.

377.

R. Robin, Histoire et linguistique, Paris, Armand Colin, 1973, p.15.

378.

R. Robin, Histoire et linguistique, op. cit., p.17.

379.

J. Saugnieux, Les mots et les livres. Etudes d’histoire culturelle, Presse Universitaire de Lyon, C.N.R.S., 1986, p.14.

380.

J. Saugnieux, Les mots et les livres…, op.cit., p.15.