3. La recherche de la réalité derrière la normalité.

a) Vérité et mensonges.

« Un groupe social, une société politique, une civilisation se définissent d’abord par leur mémoire, c’est-à-dire par leur histoire, non par l’histoire qu’ils eurent vraiment mais celle que les historiens leur firent » 381 . L’ouvrage de B. Guenée sur les historiens de l’époque médiévale met en lumière comment les imperfections scientifiques de leurs travaux sont aussi intéressantes à analyser que le contenu même de leurs propos, parce qu’elles sont le témoignage des idées et des mentalités de leur époque.

Parmi les difficultés que pose ce sujet, la première réside dans l’appréciation du degré d’exactitude des comptes rendus du consulat. « Tout écrit, tout geste, toute décision se trouve lesté d’ambivalence et s’avère lisible à plusieurs niveaux. Il n’existe pas plus d’attitudes mentales réductibles à une expérience professionnelle et à une pratique quotidienne qu’il n’y a de langage énonçant le réel en toute transparence » 382 .Les archives de la ville constituent à la fois une défense et sa mémoire. L’histoire jouant un rôle important comme ciment de la conscience urbaine, son premier visage est celui des archives de la communauté. Elles contiennent toutes les pièces justifiant les privilèges et les libertés, mobilisables contre tout adversaire, qu’il soit royal ou ecclésiastique. Tous les actes, les documents fiscaux sont gardés et archivés ; vers la fin du XVe siècle le classement et la rédaction d’inventaires commence à apparaître : à Avignon, un « conservateur des livres » est engagé à partir de 1474. Les registres des délibérations municipales apparaissent comme la mémoire écrite de la ville, leur rédacteur inclut parfois la narration d’évènements mémorables survenus dans la ville : c’est le cas des registres d’Agde, de Vienne ou de Nîmes 383 . Le passé urbain prend peu à peu un intérêt grandissant pour les municipalités, d’ailleurs l’argumentation historique devient de plus en plus courante dans les protestations des villes. Cependant les registres municipaux nous fournissent une vision partielle des évènements de la cité. « Ils sont le produit d’un art subtil où les clercs-secrétaires, maîtres de la simplification et de l’escamotage, assourdissent singulièrement l’écho des oppositions sociales. C’est pourquoi rien n’est dit –ou fort allusivement – des violences collectives qui déchirent la cité : elles sont tenues pour scandaleuses, la mémoire urbaine n’a pas à en conserver le souvenir » 384 . Cette mémoire partielle et parfois partiale constitue l’un des problèmes que nous avons rencontrés dans l’analyse des registres consulaires lyonnais.

Les registres consulaires ne sont un miroir déformant de la réalité que si on se contente de les lire au premier degré : la conscience de l’illusion qu’ils cherchent à donner, la traque de tous les indices qui démentent l’image trop lisse qu’ils proposent 385 sont la clé d’une lecture instructive. « L’histoire est une lutte contre l’optique imposée par les sources » 386  : pour déjouer les pièges que tendent ces registres, il convient de considérer tout ce qui sort de la norme, les changements, les accidents, les évènements ; nous devons aussi nous interroger sur tout ce qu’ils ne disent pas, la censure, les tabous, les ellipses ; enfin, et c’est le plus difficile, il faut traquer l’évidence et l’insignifiant : tout a un sens, rien n’est dit et encore moins écrit au hasard.

Il faut donc partir de la norme, comme par exemple celle qui régit la présentation standard des journées de consulat. Pour traquer la réalité derrière l’aspect lisse des registres, nous nous intéresserons à trois aspects :

  • ce qui change : dans ce cas de figure, la manière de noter la date, le lieu, les adjectifs accolés ou non aux noms des conseillers, les changements dans la notation des avis… Autant de signes de changements profonds et qui peuvent passer inaperçus.
  • ce qui n’est pas dit : l’absence d’avis contraires, l’absence de mention des personnes en retard, l’absence de sanctions contre les absents, les ellipses… Le discours en creux est fondamental pour comprendre les comportements au sein du consulat.
  • ce qui semble insignifiant : par exemple la liste des présents à chaque assemblée. Comment est-elle écrite ? Respecte-t-elle une hiérarchie larvée entre les conseillers qui sont dans les textes tous égaux ? Répond-elle à d’autres critères de notation ?…

Il faut obliger la source à se dévoiler si l’on veut tenter d’échapper à l’optique qui est la sienne.

Notes
381.

B. Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier, 1980.

382.

H. Martin, Mentalités médiévales XI e -XV e siècle, PUF, Paris, 1996, p.349.

383.

J. Rossiaud, La ville en France…, op.cit., p.558-559.

384.

J. Rossiaud, « Crises et consolidations », op. cit., p.563.

385.

Il faut toujours voir au-delà de la forme diplomatique imposée, comme l’a fait notamment M. Zimmermann, dans son ouvrage Ecrire et lire en Catalogne du IX e au XI e siècle, Toulouse-le Mirail, 1992. P. Ory le souligne aussi : « le lieu d’où on parle antécéde voire prédomine sur ce qui est dit, de même qu’il importe en bonne sémiologie de constamment distinguer plusieurs niveaux de lecture, depuis la mise à plat du signifiant jusqu’aux multiples formes de l’interprétation, contemporaine ou rétrospective ». P. Ory, « Qu’est-ce que l’histoire culturelle », Université de tous les savoirs. L’histoire, la sociologie et l’anthropologie, Paris, 2002, p.99.

386.

P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, 1971, p.265-266.