b) Ecrit et oralité : concurrence et complémentarité.

Les registres sont des comptes rendus de réunions : les paroles prononcées sont retranscrites par écrit par le secrétaire de la ville. Il est donc primordial de faire le point sur les relations complexes qu’entretient le couple écrit / oral à l’époque médiévale 387 . Il ne faut pas oublier qu’écrit et oral coexistent dans la société et que cette coexistence est très importante pour l’histoire. « Pour comprendre comment s’élabore le discours commun des hommes, il est évidemment essentiel de recenser les moyens d’information existant à une époque donnée. La transmission orale des nouvelles, du savoir empirique et des valeurs a largement prévalu tout au long du moyen-âge : bouche à oreille,récits colportés par les jongleurs, les trouvères et les prédicateurs, annonces et mandements lus au prône dominical, proclamations solennelles des hérauts, chansons répandues à la demande du prince, harangues enflammées quand la révolte gronde » 388 . La société médiévale possède une culture dont la transmission reste avant tout orale, gestuelle 389 et visuelle, même dans les villes du XVe siècle. L’acquisition de la culture commune se fait essentiellement par la parole. Au fondement de cette culture, il y a l’éducation religieuse. Pour définir de façon claire aux laïcs les obligations religieuses, l’Eglise a recours à partir du XIIIe siècle à la parole du prédicateur 390 et à l’enseignement des gestes de la prière. Une spiritualité a minima est inculquée, que les citadins possèdent tous : en effet on estime à « 11 000 le nombre de sermons solennels prononcés à Amiens entre 1444 et 1520, soit 145 par an et 2 à 3 par semaine. La France du XVe et du début du XVIe siècle semble donc massivement travaillée par la parole de Dieu » 391 . Le théâtre religieux est encore une forme de ce bain culturel dans lequel évoluent les citadins. Même les litterati ont en grande partie une culture orale, fondée sur l’écoute, sur une mémoire puissante et une acquisition par cœur des connaissances. Cette culture s’exprime à travers l’art oratoire, à la base de toute réussite universitaire. La transmission du savoir, des pensées est donc essentiellement orale.

Les usages de l’écrit sont pourtant importants au XVe siècle 392  : tribunaux, administrations multiplient les actes ; la pratique du testament se diffuse aussi dans une majeure partie de la population 393 . Mais il est aussi vrai que les dirigeants des administrations royales, pourtant attachés aux archives, exigent l’audition des comptes et dictent à leurs secrétaires les actes les plus courants : les conseillers lyonnais font de même, l’audition des comptes est chaque année un moment important de la vie municipale et au sein du consulat, seul le secrétaire se charge des écritures et de la transcription écrite des débats entre les conseillers. M. Zink a montré que la plupart des sermons conservés en langue vulgaire, n’ont pas fait l’objet d’une prise de notes immédiate en vue de les conserver fidèlement, mais ont plutôt été reconstitués à partir de souvenirs d’audition 394 . Le pouvoir de la parole est une réalité : outre son usage par les prédicateurs, elle est utilisée dans de nombreux cas pour sa valeur d’engagement. Le serment est considéré comme un véritable acte juridique : les juges le demandent aux témoins ; les communes, les confréries, les métiers ou les universités se constituent aussi par serment collectif. Certes, les villes apparaissent comme les lieux de l’écrit puisque c’est là qu’il est imprimé et qu’il circule. Cependant le livre est fort inégalement distribué, ses possesseurs atteignent tout au plus 10% de la population urbaine. Mais l’écrit acquiert une place de plus en plus importante, à tous les niveaux de la vie urbaine : qu’on pense aux assemblées de confrères où existe une utilisation collective de l’écrit, tant par la lecture à haute voix que par l’élaboration de nouveaux textes. Ecrit et oral entretiennent des rapports complexes à la fin du Moyen-âge : le problème de fond pour le médiéviste n’est pas leur opposition, ni le passage d’une dominante culturelle à une autre, mais l’interpénétration d’une culture écrite très développée et d’une vie sociale qui, jusque dans son organisation politique, est dominée par le principe de l’oralité 395 . Ecrit et oral apparaissent à la fois concurrents et complémentaires, ce qui rend difficile l’appréciation de la valeur de chacun. Quels reflets donnent les registres de la ville de cette bipolarité constante ? Ces relations seront abordées en plusieurs temps dans les chapitres de ce travail parce que ce thème est central : il constitue, avec la construction de l’identité consulaire, une sorte de fil rouge.

Notes
387.

M.T. Clanchy, From memory to written record, Londres, 1979. M.T. Clanchy met en évidence que l’essentiel est moins le recours à l’écrit que le changement de nature et de fonction de l’écrit, le glissement de l’écrit comme technique sacrée à l’écrit comme pratique utilitaire, le passage de la conservation d’une production écrite élitiste et mémorisée à une production écrite de masse. On pourra aussi consulter l’article de M.J. Béguelin, « Le rapport écrit-oral. Tendances dissimilatrices, tendances assimilatrices », Cahiers de linguistique française, n°20, 1998, p.229-253.

388.

H. Martin, Mentalités médiévales…, op.cit., p.20.

389.

J.-Cl. Schmitt, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, 1990.

390.

Les prédicateurs, majoritairement issus des ordres mendiants, délivrent leurs messages sous forme de sermons, ils ne visent pas l’originalité mais l’efficacité, l’imprégnation des principes de base : l’obligation de la messe dominicale, la résistance aux tentations, la préparation du salut de l’âme. N. Bériou, L’avènement des maîtres de la Parole. La prédication à Paris au XIII e siècle, Paris, 1998 ; H. Martin, Le métier de prédicateur en France septentrionale à la fin du Moyen Age (1350-1520), Paris, 1988.

391.

Cité par J. Boudet, « Le bel automne de la culture médiévale », Histoire culturelle de la France, sous la direction de J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli, Seuil, 1997, t.1, p.248.

392.

H. J. Martin, Histoire et pouvoir de l’écrit, Albin Michel, Paris, 1996. B. Laurioux, L. Moulinier, Education et cultures dans l’Occident chrétien. Du début du douzième au milieu du quinzième siècle, Editions Messène, Paris, 1998.

393.

M. Gonon, La vie quotidienne en Lyonnais d’après les testaments…, op. cit.

394.

M. Zink, La prédication en langue romane avant 1300, Paris, 1976.

395.

H. Keller, « Oralité et écriture », Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen-âge en France et en Allemagne, sous la direction de J.-Cl. Schmitt et O.G. Oexle, Actes des colloques de Sèvres (1997) et Göttingen (1998), Publication de la Sorbonne, 2002, p.127-142.