a) Bilinguisme et diglossie : des notions riches et complexes.

Les termes pour désigner une situation de contact de langues, lorsqu’un individu ou un groupe utilisent deux ou plusieurs langues, sont ceux de bilinguisme ou de plurilinguisme 401 . La compréhension du bilinguisme implique de faire appel non seulement à l’analyse de faits linguistiques tels que le processus de contact et ses conséquences, mais aussi à des faits psychologiques qui touchent les locuteurs et les rapports qu’ils entretiennent avec leurs différents langages, ainsi que les faits sociologiques qui définissent la situation de contact et sa formation. Par conséquent cette notion concerne un grand nombre de sous-disciplines des sciences du langage, de nombreux travaux lui sont consacrés, et les définitions de cette notion sont naturellement abondantes. « Pour certains il n’y a bilinguisme que dans le cas d’une maîtrise parfaite et identique des deux langues en cause, alors que pour d’autres, le bilinguisme commence dès qu’il y a emploi concurrent de deux langues, quelle que soit l’aisance avec laquelle le sujet manie chacune d’elles » 402 .La grande majorité des chercheurs traitent le bilinguisme comme phénomène relatif et considèrent quiconque capable de produire ou de comprendre des phrases dans plus d’une langue, comme l’objet de leur étude. Dans les analyses qui suivent nous ne nous intéresserons au bilinguisme que dans une optique sociologique, l’objectif étant d’établir des correspondances entre données linguistiques et données sociologiques.

Le terme de bilinguisme va souvent de pair avec celui de diglossie, nous emploierons l’un et l’autre. Précisons la signification donnée à ces termes : bilinguisme, « usage indistinct de l’une ou l’autre langue et passage de l’une à l’autre quels que soient les circonstances et les termes abordés », diglossie, « répartition des usages dans chacune des langues selon les circonstances et des thèmes particuliers, s’accompagnant généralement de la prépondérance de l’usage d’une des deux langues et d’une différence de prestige » 403 . Mais il faut souligner l’aspect extrêmement mouvant de la définition de ces deux notions, selon que l’on considère telle ou telle école linguistique 404 .

L’étude du bilinguisme et de la diglossie doit tenter de rendre compte des changements ou de l'alternance de langues ou de variétés linguistiques dans un discours ou une conversation. Or les tentatives de classifications proposées de l’alternance prêtent à discussion. Il a été distingué trois catégories d’alternance 405  : le code-switching, le code-mixing et le odd-mixing. « La distinction entre code-switching 406 et code mixing 407 est difficile à comprendre puisque la définition du premier est donnée en termes psychologiques et celle du deuxième en termes linguistiques ; quant au odd-mixing 408 , qui n’a ni raison psychologique, ni régularité linguistique, il semblerait représenter une catégorie « fourre-tout » pour les cas de changement de variété qui paraissent encore incompréhensibles » 409 . Tout essai de classification de l’alternance linguistique doit donc se faire avec beaucoup de précautions ; par contre il faut garder en tête la notion de conflit linguistique entre langue dominante et langue dominée. Quand une situation diglossique change, G. Kremnitz propose alors de se demander s’il faut parler de normalisation ou de substitution : «comme la langue dominante est en principe la langue des couches dominantes de la population, la normalisation équivaut à un changement de pouvoir à l’intérieur de la société, tandis que la substitution caractérise l’acculturation de la population entière aux modèles dominants (…). Quand une situation diglossique relativement stable commence à bouger, c’est d’abord dans le sens de la substitution. Ce glissement exprime le fait que la société s’est ouverte tant soit peu vers le haut (…). [De plus], si la substitution repose essentiellement sur des motivations matérielles, à savoir la chance pour le locuteur d’améliorer sa situation personnelle, elle connaît évidemment aussi un côté idéologique qui a une importance accrue dans les périodes de substitution de masse : pour changer de langue, il faut que le sujet soit convaincu de la qualité inférieure de la langue dominée » 410 . Cette analyse correspond bien aux rapports qu’entretiennent le français et le francoprovençal dans les registres consulaires lyonnais au XVe siècle.

Notes
401.

« Par bilinguisme ou plurilinguisme, il faut entendre le fait général de toutes les situations qui entraînent un usage, généralement parlé et dans certains cas écrit, de deux ou plusieurs langues par un même individu ou un groupe. « Langue » est pris ici dans un sens très général et peut correspondre à ce qu’on désigne communément comme un dialecte ou un patois ». A. Tabouret-Keller, « Plurilinguisme et interférences », La linguistique : guide alphabétique, Paris, Denoël, 1969, p.309.

402.

Ch. Baylon, « Bilinguisme et diglossie », Sociolinguistique : société, langue et discours, Paris, Nathan, 1996, p.147.

403.

Ch. Baylon, « Bilinguisme et diglossie », op. cit., p.147.

404.

Les termes de bilinguisme et de diglossie sont l’objet d’un vif débat dont nous allons tenter de rendre compte. Le terme de bilinguisme est le premier à être apparu et il a rapidement suscité de multiples acceptions ; à cause de cette polysémie « il finit par y avoir du bilinguisme partout » (J.-B Marchellesi, « Bilinguisme, diglossie, hégémonie : problèmes et tâches », Langage, n°61, 1981, p.6.). Pour lever toute ambiguïté, C. Ferguson a proposé, dans un article maintenant classique (C. Ferguson, « Diglossia », Words, 1959, n°15, p.325-340.), le terme de diglossie pour lequel il invoque deux critères : la concurrence de deux variétés d’une même langue et un statut différent de ces deux variétés, l’une étant employée dans les usages quotidiens (variété L, Low), l’autre s’imposant comme norme officielle dans les écoles, les administrations, la presse, etc.… (variété H, High). Mais, A. Martinet (« Bilinguisme et diglossie. Appel à une vision dynamique des faits », La linguistique, vol.18, 1981, p.8.) explique que « les deux traits invoqués ne vont pas nécessairement de pair ; cette caractéristique porte en germe les désaccords qui se manifesteront entre ceux qui favoriseront et finalement ne retiendront qu’un seul des deux critères ».Retenir uniquement le critère d’apparentement génétique pose un problème évident : que doit-on considérer comme deux formes différentes d’une même langue et qu’est-ce qui correspond à deux langues différentes ? Sous l’impulsion de linguistes comme J. Gumperz et J. Fishman, c’est l’insistance sur le critère sociologique de statut différent qui est généralement mis en avant : le terme de diglossie désigne donc « une situation sociolinguistique où s’emploient concurremment deux idiomes de statut socioculturel différent, l’un étant vernaculaire, c’est-à-dire une forme linguistique acquise prioritairement et utilisée dans la vie quotidienne, l’autre une langue dont l’usage, dans certaines circonstances, est imposé par ceux qui détiennent l’autorité ». (A. Martinet, op. cit., p.10.). Cette dualité linguistique peut ne toucher qu’une partie de la population. A chaque extrême de l’échelle sociale, peuvent se trouver des individus unilingues, soit n’employant que le vernaculaire, soit utilisant la langue de prestige, mais aussi des individus bilingues, qui vivent dans une communauté unilingue mais qui ont appris dans leur famille ou dans les cercles du pouvoir une autre langue.

C. Ferguson définissait la notion de diglossie comme un état stable sur des siècles ; il envisageait cependant quelques possibilités de dynamique. Ainsi formulé le concept laisse de côté l’aspect conflictuel de toute société. G. Kremnitz souligne que « le refus de prendre en compte les changements sociaux, donc l’histoire, empêchait de voir que la diglossie n’évolue pas dans un espace vide mais dans une société concrète et que les termes de la diglossie changent si les termes des rapports sociaux changent. En parlant uniquement de fonctions différentes qu’assumeraient les variétés linguistiques, on laissait dans l’ombre que ces fonctions étaient dotées d’un prestige différent et que par conséquent, la maîtrise de certaines formes linguistiques pouvait conférer à l’individu (ou au groupe) un prestige supérieur qui à la longue, pouvait influencer le statut social » (G. Kremnitz, « Du bilinguisme au conflit linguistique, cheminement de termes et de concepts », Langages, n°61, 1981, p.65.) La notion aujourd’hui, en particulier dans la sociolinguistique française, s’applique à des situations de changement plus ou moins rapides. Elle peut évoluer selon trois dynamiques : soit il y a maintien de la diglossie, soit la tendance est à la convergence et on assiste à l’unification des variétés linguistiques en présence, soit la dynamique conduit à l’élimination de l’une ou l’autre des variétés en présence.

405.

P. Gardner-Chloros, « Code-switching : approches principales et perspectives », La linguistique, vol.19, 1982, p.21-55.

406.

Dans le code switching, le changement de variété de langue s’associe à une attitude, à l’intensité des émotions, etc…

407.

Dans le code-mixing, on passe d’un code à un autre en suivant des règles fonctionnelles et formelles (un locuteur de la variété en question serait donc en mesure de juger une phrase contenant du code-mixing comme étant plus ou moins acceptable).

408.

Le odd-mixing n’est régi par aucune règle.

409.

P. Gardner-Chloros, op.cit., p.24.

410.

G. Kremnitz, « Du bilinguisme au conflit linguistique… », op. cit., p.66-68.