d) Lyonnais et francoprovençal.

Cette recherche d’un certain niveau de langue est cependant contredite par l’emploi de termes spécifiquement lyonnais, appartenant à un registre de langue beaucoup moins soutenu. « Le lexique lyonnais a été constitué d’abord par Lyon, qui lui a donné, outre les mots du vocabulaire gallo-roman sous leur forme phonétique francoprovençale, d’autre mots particuliers choisis ou créés à Lyon. Ces mots sont nés à plusieurs époques : les plus anciens ont conquis tout le domaine francoprovençal et ils en forment le lexique ; les plus récents forment le lexique du lyonnais » 489 . Peu de mots, rigoureusement identifiés comme purement lyonnais, ont pu être relevés : ils sont utilisés surtout quand on ne semble pas connaître d’équivalents en français 490 . Le lyonnais a ainsi une valeur très différente du francoprovençal, ce qui implique que les conseillers en ont aussi une autre perception.

Pour mettre en évidence cette spécificité, nous avons choisi de regrouper là encore les termes lyonnais par champs sémantiques. Contrairement à notre enquête sur le francoprovençal et le latin, nous avons décidé de nous focaliser seulement sur les termes apparaissant dans les années repères. Le lyonnais ne connaît pas exactement la même évolution que le francoprovençal, sa présence n’est pas à aborder sous le signe de l’abandon pour une autre langue, puisqu’il n’est pas une langue mais un dialecte qui apparaît dans les textes, quelle que soit la langue employée, parce qu’il traduit des réalités très spécifiques. C’est l’absence d’équivalents dans la langue employée qui implique son utilisation.

Pour déterminer le sens des mots lyonnais dans les registres, nous avons utilisé des ouvrages traitant spécifiquement de ces termes 491  : le Dictionnaire étymologique du patois lyonnais de N. du Puitspelu 492 ainsi que le Dictionnaire du Rhône médiéval de J. Rossiaud 493 . Nous avons aussi eu recours aux articles de N. Puitspellu 494 , P. Gardette 495 , P. Durdilly 496 , M. Gonon 497 , ainsi qu’à ceux d’autres linguistes 498 , portant sur des mots spécifiquement lyonnais.

Le lyonnais apparaît dans des thèmes peu nombreux mais très marqués : image de la ville, organisation de la ville, métiers de la ville. Lyon est fortement marquée dans son organisation par la présence de la Saône et du Rhône ; ce dernier fleuve, le plus impétueux des deux, est une source d’inquiétudes et de soins constants de la part de la municipalité. D’une part on redoute « le flue du Rosne » 499 , car il est souvent violent, emportant les ponts et les constructions riveraines : on craint toujours « une rupture des hales » 500 du pont, c’est-à-dire de ses arches. D’un autre côté, ce fleuve est une source de revenus pour la commune qui exploite peyssières 501 et broteaux 502  ; on veille au bon déroulement du « plantis qui se fait au travers de Saonne, au droit de La Chanal » 503 . Les broteaux, dont le brotel de la ville, sont affermés : en 1427, Jehan Gontier le prend en charge, s’engageant à « faire faire tous les attefeys » 504 , c’est-à-dire tous les travaux d’entretien et d’exploitation.

La sécurité de la ville est aussi l’une des priorités du consulat, dans cette optique il très important d’assurer « le guet et escharguet » 505 , de faire « [visiter] les arnoys d’un chacun » 506 , et les establies 507 . En cas de danger imminent, « on [fait] promptement pallicier ou clore les rues » 508 , avec des pieux.

Tous les travaux en ville sont aussi très surveillés : nul ne peut agrandir sa maison sur la charrière 509 , c’est-à-dire la rue devant chez lui, sans autorisation. Les monuments de la ville doivent être en bon état : on n’hésite pas s’il le faut à faire « repareiller la bayetière de Saint-Nisies » 510 .

Le champ sémantique le plus riche concerne tout ce qui touche au monde du travail. Beaucoup d’objets et d’outils sont indiqués en lyonnais : feroil, freytiz 511 , tortossières 512 , serraille 513  ; on trouve aussi des allusions aux matériaux de construction : la « milliace ou autre pierre menue », les tieules 514 . Des métiers sont aussi systématiquement indiqués en lyonnais, notamment dans les listes des maîtres des métiers : albergeurs, benniers, canabaciers, coureurs ou corréeurs, coratiers, cutelliers, escoffiers, essaneurs, freniers, pelliers, serrailliers 515 , terraillion 516 . Parmi les membres du consulat seul le trésorier a parfois un nom un peu différent : trésoururier 517 , thésaurier 518 .

Dans le vocabulaire économique on ne relève vraiment que le terme de vaillant 519 pour désigner les registres des impôts.

La disparition petit à petit du francoprovençal, même dans cette documentation économique, est la conséquence d’une volonté d’uniformisation des productions engagée dès la première moitié du XVe siècle 520 , calquée sur le modèle de la chancellerie royale, impliquant notamment l’utilisation du français 521 . Ce choix d’une norme d’écriture a une incidence logique sur la présence de dialecte lyonnais dans les années repères de cette période : on constate que les termes lyonnais sont de plus en plus rares à partir de la seconde moitié du XVe siècle. Il n’y a que quelques exceptions : les termes d’arnoys et d’establies 522 , qui subsistent parce qu’ils n’ont pas d’équivalents en français.

La langue apparaît donc comme un élément capital dans la construction d’une identité particulière, constitutive du désir de s’opposer mais aussi d’imiter (l’administration royale, le parlement). On peut se demander si ce critère est réellement discriminant parmi les élites : il est possible que la maîtrise du français légitime la parole et conditionne l’élection au poste de conseiller, cependant rien dans les règles des scrutins ne le laisse entrevoir.

Notes
489.

Ch. Schmitt, « A propos de la formation linguistique du domaine francoprovençal », RLiR, t.41, 1977, p.91-103.

490.

Sur l’introduction en français de mots issus du Lyonnais encore utilisés de nos jours, on se reportera à l’article de K. Baldinger, « Les mots lyonnais et francoprovençaux en français », TraLiLi, t.4, vol.1, 1966, p.59-80.

491.

Nous donnons en notes quelques uns des principaux articles qui nous ont servi, pour les autres, nous renvoyons à notre bibliographie.

492.

N. du Puitspelu, Dictionnaire étymologique du patois lyonnais, Lyon, 1887-1890.

493.

J. Rossiaud, Dictionnaire du Rhône médiéval. Identités et langages, savoirs et techniques des hommes du fleuve (1300-1500), Centre alpin et rhodanien d’ethnologie, Grenoble, 2002.

494.

Entre autres : N. Puitspelu, « Ambaissi, ambiorses, en lyonnais », RLaR, t.30, 1886, p.309-310 ; « Grolhi, graula en lyonnais », RlaR, t.31, 1887, p.311-312 ; « Lyonnais hugo, échantillon, chenevotte », RlaR, t.32, 1888, p.197-198 ; « Lyonnais tureau, provençal tor », RLaR, t.32, 1888, p.613-614 ; « Lyonnais urina, salamandre », RLaR, t.33, 1889, p.287-288.

495.

Entre autres : P. Gardette : « Ancien lyonnais cuer qui reste en dernier », RLiR, t.30, 1966, p.71-87 ; « Ancien lyonnais buydons, boydon, cage, caisse », TraLiLi, t.9, vol.1, 1971, p.261-264.

496.

Entre autres : P. Durdilly : « Trois mots d’ancien francoprovençal », RLiR, t.38, 1974, p.123-127 ; « Extraits du livre de comptes de J. Panczus, receveur des tailles à Lyon (1341) », TraLiLi, t.4, vol.1, 1966, p.135-146 ; « Trois nouveaux mots d’ancien lyonnais », Phonétique et linguistique romanes. Mélanges offerts à G. Straka, Lyon, Strasbourg, 1970, t.1, p.435-440.

497.

Entre autres : M. Gonon : « L’inventaire des biens d’un citoyen de Lyon en 1327 », TraLiLi, t.4, vol.1, 1966, p.191-198 ; « Métiers de femmes à Lyon (XIIIe-XIVe siècles) », Mélanges de philologie et de littérature médiévale offerts à M. Burger, Droz, Genève, 1994, p.129-138 ; « Un inventaire paysan en Lyonnais à la fin du XVIIe siècle », Mélanges offerts à Th. Gossen, Bern, Liège, 1976, p.541-554.

498.

Entre autres : B. Horiot, M. du Pouget, « Un journal de recette du péage de Belleville au XVe siècle », RLiR, t.54, 1990, p.94-142 ; G. Salmon, « Que reste-t-il du lexique régional de la vigne recueilli jadis en Lyonnais par Puitspelu ? », TraLiLi, t.15, vol.1, 1977, p.161-189 ; S. Escoffier, « Vocabulaire burlesque et patois à Lyon aux XVIIe et XVIIIe siècles », Dialectologie historique et folklorique…, op. cit., p.112-119 ; A.-M. Vurpas, « Patois et français régional à Lyon à travers les relevés de G.-J. Du Pineau (1750) et N. du Puitspelu (1890) », Etudes francoprovençales, Actes du 116ème congrès national des sociétés savantes (Chambéry-Annecy, 1991), Paris, 1993, p.115-125.

499.

1447, RCL2 p.543.

500.

1447, RCL2 p.544.

501.

Pessières : il s’agit de deux rangées de pieux entre lesquelles on amoncelle graviers et fagots. On obtient de larges murailles aux parois verticales, comme des palissades. 1417, RCL1 p.62 ; 1434, RCL2 p.370.

502.

Broteaux : ce terme désigne toutes les végétations spontanées couvrant les gravières des îlots du Rhône. 1417, RCL1 p.22 ; 1427, RCL2 p.239.

503.

1434, RCL2 p.399.

504.

Attofayer = élever ; cultiver, façonner ; planter. 1427, RCL2 p.241.

505.

1419, RCL1 p.147 ; 1434, RCL2 p.397.

506.

Visiter les arnoys = faire l’inventaire des armes de chaque habitant. 1417, RCL1 p.61 ; 1434, RCL2 p.390.

507.

Visiter les establies = faire la liste de ceux qui ont une place sur les remparts ou qui rejoignent une unité en cas d’alerte. 1434, RCL2 p.371, p.389.

508.

1417, RCL1 p.69 ; 1434, RCL2 p.391.

509.

1434, RCL2 p.371.

510.

Bayetière = échauguette. 1417, RCL1 p.50, p.52.

511.

Feroil = verrou. Freytis = charnières. 1417, RCL1 p.43.

512.

Tortossière = corde pour le service de la construction ; sert à encâbler les matériaux, les fardeaux. 1417, RCL1 p.29.

513.

Serraille = serrure. 1417, RCL1 p.37.

514.

Milliace = terme de maçonnerie, petit fragment de pierres. Tieules = tuiles. 1434, RCL2 p.367.

515.

Albergeur = aubergiste. Bennier = fabricant de bennes, c’est-à-dire à l’origine de récipients en bois ou en osier puis d’instruments de pêche (nasses) voire de structures pour installer les nasses ou les filets. Canabassier = fabriquant de fils de chanvre. Corréeur = importateur de cuir. Coratier= revendeur, courtier. Cutellier = coutelier. Escoffier = marchand de cuir (surtout pour les chaussures). Essaneur = tanneur. Frenier = métier de l’acier. Pellier = métier du cuivre. Serrallier = serrurier. 1417, RCL1 p.89 ; 1420, RCL1 p.269 ; 1427, RCL2 p.252-253 ; 1434, RCL2 p.406 ; 1447, RCL2 p.565.

516.

Terraillon = ouvrier ou entrepreneur terrassier. 1434, RCL2 p.370.

517.

1417, RCL1 p.33, p.38.

518.

1447, RCL2 p.527.

519.

Le terme de vaillant semble venir de values = valeurs. Cité par J. Deniau, Les nommées des habitants…, op. cit., p.7.

520.

Voir à ce propos le chapitre « Archives et documents consulaires ».

521.

Cependant, cet abandon au consulat n’implique pas la disparition du francoprovençal et du lyonnais : le dialecte lyonnais est un patois encore compris partout et parlé par les petites gens. Les écrivains s’amusent à l’utiliser : on a ainsi trace d’une « chevauchée de l’âne » datant de 1566 (il s’agit d’une cavalcade grotesque organisée par les confréries joyeuses à l’occasion de fêtes populaires, pour bafouer les maris battus par leurs femmes), composée d’une harangue en patois et d’un texte en français. Cette utilisation du dialecte perdure, en 1658 Henri Perrin compose un petit texte sur la Bernarda Buyandiri (Bernarde la blanchisseuse). Le francoprovençal médiéval n’est pas une langue littéraire à la grande différence des parlers d’oc et d’oïl. La seule œuvre connue à Lyon est celle de Marguerite d’Oingt, au début XIVe siècle. La littérature patoise ne fleurit qu’à partir du XVIe siècle, soit seulement lorsque le français devient langue littéraire, scientifique, juridique, ce qui permet par opposition de donner au patois une valeur stylistique. Voir les articles suivants : S. Escoffier, « Une « chevauchée de l’âne » en patois lyonnais de 1566 », TraLiLi, t.4, vol.1, 1966, p.191-198 ; S. Escoffier, « Vocabulaire burlesque et patois à Lyon au XVIIe et XVIIIe siècles », Dialectologie historique et folklorique. Mélanges offerts à E. Schüle pour son 70 ème anniversaire, Berne, 1983, p.112-119 ; S. Escoffier, A.M. Vurpas-Gaillard, « La littérature dialectale en lyonnais hier et aujourd’hui », Littérature et langues dialectales françaises, Actes du colloque de Trèves 1979, Hambourg, 1981, p.311-339.

522.

Exemples : « pour la seurté et garde de ladite ville l’en devoit resserchier les establies de la garde de ladite ville, visiter les hernoys, » 1468, BB15 f12 ; « veoir et savoir comme iceulx habitans sont hernechez et de queulx pièsse d’arnoys », 1472, BB15 f216v. Idem, 1493, BB20 f63v.