a) L’instauration d’une norme lexicale.

Comme le constate L. Guilbert 523 , « la norme grammaticale se perçoit aisément, tandis qu’une norme lexicale reste à définir ». Toute transformation des règles de grammaire se fait au prix d’une longue évolution ; à l’inverse, le lexique connaît des changements beaucoup plus rapides, en liaison avec ceux du monde puisque le lexique est là pour le traduire. De prime abord, parler de norme lexicale peut paraître absurde : « le locuteur peut user d’une gamme étendue de termes synonymes selon la situation d’élocution. Les entrées lexicales se distribuent, en effet, selon des niveaux de communication très différenciés, allant de la trivialité à la recherche littéraire, sans qu’aucun de ces termes puisse être condamné au nom d’une norme lexicale fondée linguistiquement » 524 . L. Guibert propose de changer les termes du problème et d’évoquer plutôt la notion de « compétence lexicale » d’une communauté : mais comment parvenir à sa définition? Plusieurs remarques préliminaires sur le lexique sont nécessaires : « une grande diversité existe entre les individus de même niveau social, selon la capacité de mémorisation, selon l’âge, le degré de culture. (…) Les mots sont les témoins du niveau social des locuteurs ; ils possèdent en outre une valeur idéologique, historique ». Imaginer une description exhaustive du lexique d’une communauté serait illusoire parce qu’il serait impossible de recenser tous les mots et tous leurs emplois. Par contre on peut envisager de « sélectionner dans la masse des mots ceux qui sont connus de tous les membres de la communauté et employés avec les mêmes significations » 525 . Mais l’analyse ne peut se contenter de données quantitatives, il faut tenter de rapprocher ces constatations de l’observation de la société, car il ne faut pas oublier que « le lexique a pour fonction de représenter dans la langue le monde dans sa diversité matérielle, sociale, intellectuelle » 526 . Derrière une norme lexicale, il faut chercher la norme sociale qui transparaît.

Pour montrer cette pérennité de l’image archétypale que veut donner le consulat de lui-même et de ses actions, nous avons consigné tous les adjectifs des années-tests : tous les 10 ans, les adjectifs, les adverbes et les expressions d’une année ont été relevés pour déterminer ceux qui sont présents pendant toute la période, de 1417 à 1517 527 . 26 % des adjectifs et 30 % des adverbes sont utilisés sur toute cette période : on peut considérer qu’ils forment le cœur de l’expression consulaire ; ils peuvent être regroupés en plusieurs catégories qui reflètent plusieurs aspects stables dans l’identité consulaire 528 .

La reprise continuelle des mêmes expressions pour parler des mêmes choses ne fait que mimer une attitude courante, bien ancrée dans les mentalités de cette période qui valorise la coutume, l’usage et rejette ce qui change trop : il y a des formules étiquettes pour chaque chose, ce qui est une façon de se rassurer et d’ordonner arbitrairement le monde pour avoir l’impression de le maîtriser, comme l’affirme E. Benveniste : « le langage reproduit le monde mais en le soumettant à son organisation propre » 529 . Dans le choix du vocabulaire, l’usage, la coutume sont à l’origine de la norme lexicale que nous tentons de mettre en lumière. Ces termes sont aussi à la source du droit coutumier médiéval : Ph. De Beaumanoir, dans son Coutumier de Beauvaisis, les utilise, et J. Gilissen les définit ainsi : « L’usage naît de la répétition d’actes ou du comportement des hommes dans un groupe social donné ; il implique une continuité d’agir dans un sens donné. L’usage devient coutume lorsque cette façon d’agir est ressentie par le groupe comme obligatoire, en ce sens qu’une action contraire à l’usage est considérée comme devant être sanctionnée » 530 . « Coustume et usage » ne désignent donc pas seulement la pratique, mais les règles non écrites qui gouvernent la pratique : il semble que l’on peut parfaitement associer ces deux termes aux pratiques langagières de ces élites lyonnaises ; le langage retranscrit donc, par ces choix, certaines orientations idéologiques propres à la société médiévale.

La survalorisation de la tradition, le refus de l’innovation sont explicitement formulés dans de nombreux cas. Dans les serments des nouveaux conseillers, ces derniers doivent jurer d’occuper leur charge « sans rien innover au syndical de ceste présent ne es autres précédens et avenir », mais de suivre les « bonnes coutumes anciennes » 531 . Le refus du changement est particulièrement visible dans l’emploi extrêmement fréquent du terme « accoustumé » et des multiples expressions qui lui sont associées dans les registres de la ville. La plus courante des expressions, « comme il est acoustumé » est utilisée pour justifier une décision, elle connaît aussi quelques variantes qui sont utilisées dans des cas semblables, telles que « à la guise acoustumée », « toutes voyes et manières acoustumées », « aux us et coustumes accoustumés » 532 . Tout travail ou service rendu sont rétribués aux « gaiges / pris acoustumés » 533 , pour éviter toute contestation et souligner l’égalité de traitement des particuliers par le consulat, à condition que la tâche ait été accomplie dans les règles. Lorsqu’un contrat est passé avec un particulier, notamment s’il s’agit des commis de la ville, il est rédigé précisément « aux termes acoustumez » 534 , et les conseillers donnent la « puissance acoustumée » 535 au commis pour accomplir son devoir. Bien entendu, le premier des cas de figure est la prise de fonction des nouveaux conseillers qui se fait toujours après avoir reçu les « serments acoustuméz » 536 de chacun d’eux. Cette valorisation de la coutume se traduit parfois par l’emploi d’expressions particulièrement redondantes telles que : « ainsi qu’il est acoustumé d’ancienneté » 537 , « ainsi que anciennement a acoustumé estre fait » 538 , « la bonne ancienne coustume » 539 . Bien sûr le terme « acoustumé » peut être associé indifféremment à de nombreux mots pour leur conférer un caractère indiscutable (« lieu acoustumé » 540 , « mandementz acoustumez » 541 , « devoir acoustumé » 542 …). Véritable argument d’autorité, le respect de la coutume et des traditions justifie toutes les décisions, et permet d’ignorer les contestations : c’est la garantie de la stabilité de l’ordre social, à la fois mode de vie, manière d’être et de penser. L’attitude des Lyonnais est tout à fait représentative des mentalités de l’époque : A.J. Gourevitch a dépisté parmi les « habitudes de conscience » 543 des hommes du moyen-âge, toute l’importance accordée à la tradition. L’ancienneté est considérée comme une marque intrinsèque du droit, il est inconcevable de pouvoir innover dans ce domaine. L’ancien renvoie à la vertu, à la valeur morale, à l’expression d’un consensus, le nouveau ne provoque que la méfiance.

Notes
523.

L. Guilbert, « Peut-on définir un concept de norme lexicale ? », Langue française, n°16, 1972, p.29-47.

524.

L. Guilbert, « Peut-on définir un concept de norme lexicale ? », op.cit., p.32.

525.

L. Guilbert, op.cit., p.38-39.

526.

L. Guilbert, op.cit., p.40.

527.

La première année repère est 1417.

528.

On peut laisser de côté une catégorie qui regroupe des mots très courants, que l’on retrouve inévitablement tout au long de la période. Nous ne donnerons ici que quelques exemples de ces adjectifs et adverbes : beau, dangereux, exempt, grant, gros, hault, large, long, neuf, noble, petit, plat, povre, propre, premier, prouchain, royal, seul, simple… ; aucunement, autrement, continuellement, derrenièrement, entièrement, finablement, largement, mesmement, novellement, pareillement, personnelement, premièrement, présentement, prouchainement, seulement, tellement….

529.

E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1975, p.25.

530.

J. Gilissen, La coutume, La typologie des sources, 1982, p.25. Voir aussi La coutume-custom, Recueil de la société Jean Bodin pour l’histoire comparative des institutions, 1990, n°52.

531.

1428, RCL2 p.282.

532.

Quelques exemples arbitrairement choisis : 1417, RCL1 p.61, p.66, p.80 ; 1427, RCL2 p.222 ; 1434, RCL2 p.382, p.334 ; 1447, RCL2, p.545, p.547 ; 1457, BB7 f66v ; 1467, BB10 f250v, f282, f300v, f316 ; 1487, BB19 f46, f57v, f62 ; f87 ; 1497, BB24 f100v, f130 ; 1507, BB25 f181…

533.

Quelques exemples : 1417, RCL1 p.75, p.90 ; 1457, BB7 f74 ; 1507, BB25 f153v, f156v…

534.

Quelques exemples : 1457, BB7 f62v ; 1467, BB10 f278v ; 1487,BB19 f48v, f61v…

535.

Quelques exemples : 1467, BB10 f299v…

536.

1447,RCL2 p.530, p.556 ; 1457, BB7 f66v, f73, f73v ;1467, BB10 f249, f300v…

537.

1447, RCL2 p.557 ; 1467, BB10 f29.

538.

1487, BB19 f49v, f57.

539.

1507, BB25 f153v.

540.

1467, BB10 f310.

541.

1497, BB24 f88v.

542.

1507, BB25 f130.

543.

A.J. Gourevitch, Les catégories de la culture médiévale, NRF, Gallimard, Paris, 1972, p.IX.