a) Le problème de la propriété des archives.

La constitution et la préservation de cette mémoire urbaine impliquent nécessairement de posséder tous les papiers qui s’y rapportent. Or la question de la propriété des archives reste un problème majeur : elles appartiennent à la ville mais il y a encore de vives tensions avec certains secrétaires qui les considèrent comme leur bien propre. Ainsi en 1416, Nizier Greysieu successeur de Jean Belmont, au poste de secrétaire et procureur de la ville 604 , somme son prédécesseur de bailler aux conseillers et à lui-même « les originaulx registres signés de son seing manuel des ordonnances faictes par les consulz de Lion, par le temps qu’il estoit secrétaire » 605 .

‘« A quoy ledit Belmont repliquat disant, au regart des registres qu’il avoit fait extraire en deux quayers de papiers, qu’il bailla en la présence des dessus nommés, esqueulx il avoit fait copier lesdiz registres et ordonnances sans aucun seing manuel ; qu’il devoit soffire mesmement, car en ses originaulx registres estoient registrés pluseurs instrumens secrés par luy receuz, lesqueulx registres il vuelt tenir secrés, et que par ainsi doit soffir s’il baille la copie dessus dicte. […] Auquel Belmont fut respondu à ce par les consulz dessus nommés et par la voix dudit maistre Martin, qu’il ne suffisoit pas de ce que ledit Belmont bailloit les copies desdits registres et retenoit par devers soy les originaulx, qu’il ne devoit pas faire, mais doivent estre et demourer es archives de la ville, afin que nul ne veist les secrés de la ville, fors ceulx à qui il appartient ; et se ledit Belmont avoit à estraire desdicts registres de la ville ses instruments secrés par luy receuz non touchans la ville et iceulx canceller esdiz originaulx registres de la ville et les bailler auxdiz consulz » 606 .’

Les registres des secrétaires leur appartiennent-ils en propre ou sont-ils propriété de la communauté ? Peuvent-ils conserver les originaux et donner des doubles à la ville ou doivent-ils rendre l’intégralité de ces documents ? Belmont revendique de droit les originaux et refuse de les rendre 607 parce qu’il considère ces papiers comme les siens. En effet, il y a une totale collusion entre les actes de la ville et ses propres papiers, puisqu’il n’a pas séparé ces deux types de documents, mêlant ses affaires au jour le jour avec celles du consulat. Cette manière de faire rappelle les livres de raison des bourgeois des villes italiennes au XIVe siècle, qui mélangeaient leurs comptes, des recettes de cuisine, des relations d’évènements liés à leur cité et des prières dans leur registre 608 . Si l’affaire des documents de Belmont est relatée, c’est parce qu’un changement se profile : la rédaction des registres est encore balbutiante puisque la norme de rédaction que les conseillers veulent mettre en place s’oppose aux pratiques des secrétaires de la ville 609 .

Outre le problème de la propriété de ces archives, cet incident montre aussi que le secrétaire garde chez lui les registres : ils ne sont pas conservés dans « l’arche » 610 de la ville 611 . Certes c’est peut-être parce qu’il doit mettre au net les minutes qu’il a prises lors de réunions, mais seuls quelques documents pourraient être en sa possession. Le problème ne se règle qu’à la mort de Belmont : son fils accepte de rendre ses registres 612 , et l’aspect du document est alors soigneusement indiqué. Papier, type de couverture, autant d’éléments pour identifier postérieurement plus facilement ce document ou pour donner l’état dans lequel il est remis aux conseillers. Ce retour des papiers s’accompagne d’un autre aspect, l’original de Belmont est détruit afin de garder les secrets de la ville 613 .

Mais il s’agit du dernier exemple de ces conflits de propriété : ces pratiques sont celles du siècle précédent. Malheureusement il faut se contenter d’hypothèses sur la manière de rédiger les documents au XIVe siècle à Lyon, car peu d’entre eux ont été conservés. Parmi les rares pièces qui nous restent, il est important d’évoquer la réalisation et la destinée du Cartulaire de la ville 614 , réalisé par Etienne de Villeneuve 615 . En 1336 lors de son consulat, Etienne de Villeneuve rassemble ces documents « por amour dou comun, seinz rémunéracion aucune ». Il compile 86 pièces qu’il classe en différentes rubriques 616  ; des suppléments sont ajoutés en 1342. A l’époque la ville n’a pas d’archives, les documents restent entre les mains de multiples particuliers, Villeneuve prend donc soin de noter en tête de son ouvrage : « ci sont les noms de ciauz qui avoient les previleges dont ceti livres sont les copies ou tans que li livres fut ordenez et compilez ». On remarque que 80 des 86 pièces sont entre les mains de trois consuls : Etienne de Villeneuve, sire Bernard Hugon dit Barral, et Pierre de Pompierre. Les pratiques que l’on reproche à Belmont en 1417 ne sont pas de son fait : Villeneuve indique d’ailleurs que son cartulaire rassemble des copies de documents originaux 617 , à aucun moment il ne réclame pour la ville la restitution des originaux. De toute façon, on ne voit pas à qui ils pourraient être remis. Les héritiers successifs de Villeneuve ajoutèrent sur le parchemin laissé en blanc la transcription de nouveaux actes.

Dès le milieu du XIVe siècle, certains conseillers ont donc conscience que les archives sont précieuses et que la ville doit en garder la trace. En réalité, à aucun moment ce cartulaire ne semble avoir fait partie des papiers du consulat, il est resté dans la famille Villeneuve ; il a cependant dû en sortir puisqu’il appartient au XVIe siècle à François Sala, capitaine de la ville de 1542 à 1559, consul en 1541, 1551 et 1570 618 . Personne ne le réclame jamais pour la ville par la suite. On peut s’étonner de la démarche de Villeneuve, qui accomplit ce travail de compilation pour la ville, mais le garde pour lui : son attitude symbolise la conception que les élites ont alors de l’archive. Elles comprennent la valeur de ces documents, elles la comprennent même si bien qu’elles ne veulent pas se séparer de ces papiers qui pourraient être utiles à la cité dans le futur : toute connaissance, surtout si elle est l’apanage de quelques uns, donne du pouvoir. Originaux ou copies conformes de tels documents sont gardés jalousement par les particuliers, peut-être avec l’arrière pensée de pouvoir s’en servir, mais aussi comme preuve de leur puissance en ville : chacun d’eux est gardien d’une partie de la mémoire et surtout des secrets de la cité 619 .

Notes
604.

Jean Belmont est secrétaire de la ville entre 1407 et 1415 ; Nizier Grésieu tient cette charge de 1415 à 1416.

605.

1416, RCL1 p.4.

606.

1416, RCL1 p.4.

607.

Les conseillers doivent réclamer plusieurs fois que des registres de Belmont « l’on feist deux papiers, dont en l’un feussent les registres de la ville et en l’autre les registres des personnes privées », 1416, RCL1 p.8. « L’on a ordonné que Jehan de Belmont face les registres qu’il a receu à Saint-Jaquème, c’est assavoir ceulx qui touchent la ville singulièrement d’une part, aux despens de la ville, et les autres registres touchans personnes privées à ses despens d’autre partie, et iceulx de la ville apporte à saint-Jaquème le premier jour du conseil, et l’on les ly payera, et aussi apporte le papier où est tout ensemble registré, pour icellui mettre à néant », 1416, RCL1 p.16.

608.

Ch. Bec, Les marchands écrivains : affaires et humanisme à Florence (1375-1434), Paris-La Hayes, 1967. On retrouve aussi cela dans les livres de raisons limousins : voir à ce sujet J. Tricard, « La mémoire des morts dans les livres de raisons limousins du XVe siècle et ses limites », Autour des morts, mémoire et identité, Rouen, Publication de l’Université, 2001, p.337-343. Ces pratiques rappellent aussi les mémoires laissés par des chroniqueurs de la ville de Francfort à la fin du Moyen-âge. Ce type de mémoire mêle histoire publique et histoire privée de la famille : un tel mélange s’explique par l’appartenance à l’élite dirigeante de la cité de ces chroniqueurs. Ainsi les Rohrbach sont les auteurs de journaux familiaux et de chroniques urbaines qui suivent le destin de leur famille depuis son arrivée à Francfort, jusqu’à son accession à l’Alt-Limpurg, c’est-à-dire à la consécration sociale. P. Monnet, « Elites dirigeantes et distinction sociale à Francfort-sur-le-Main (XIVe-XVe siècles) », Francia, n°27, 2000, p.117-162.

609.

Si les prédécesseurs de Belmont ont effectivement eu des pratiques semblables, cela expliquerait pourquoi aucun registre de la ville ne nous soit parvenu pour la période antérieure à 1416 : il est possible que ces secrétaires aient gardé les originaux chez eux. On notera aussi qu’incidemment dans les registres nous apprenons que Jean Belmont était originaire de Grenoble (1435, RCL2 p.428) : peut-être a-t-il agi comme le faisaient les secrétaires des consuls grenoblois ?

610.

Arche = coffre.

611.

Ceci n’est pas si étonnant quand on pense qu’au XVIe siècle, les documents royaux sont toujours dispersés entre de nombreux officiers. Le chancelier garde à son domicile, avec le consentement du roi, les archives courantes de la chancellerie, des sacs « de papiers, traictiez et lettres patentes », dont la place serait au trésor des chartes. Quand Michel de l’Hospital rédige et fait rédiger ses Mémoires d’Estat, il le fait d’après les archives qu’il garde par devers lui et qui ne seront récupérées que plusieurs années après sa mort. L’attitude de Belmont reflète les pratiques de son époque. H. Michaud, La grande chancellerie et les écritures royales au XVI e siècle (1515-1589), PUF, Paris, 1967, p.369. De même dans les villes italiennes, les archives de la ville sont loin d’être toutes aux mains de la municipalité : à Gênes, comme dans nombre d’autres villes italiennes, les conseillers ne conservent pas les archives de la ville, car la plupart des documents préparés en leur nom le sont par des notaires indépendants. Il existe en fait un collège de notaires qui travaille pour la ville et qui conserve donc l’intégralité des documents réalisés au nom de la commune. T. Behrmann, « Genoa and Lübeck : the beginnings of Communal Record-Keeping in two medieval trading Metropolises », Archives and the metropolis, Colloque (juillet 1996), Londres, 1998, p.14.

612.

« François Belmont a renduz les registres que son père, en son vivant, lors procureur de la ville, receut à Saint-Jaques, escrips en un gros papier couvert d’une peau de parchemin » 1417, RCL1 p.75.

613.

1416, RCL1 p.16.

614.

Ce document a été publié par M.C. Guigue : Cartulaire municipale de la ville de Lyon : privilèges, franchises et libertés. Recueil formé au XIV e siècle par Estienne de Villeneuve, Lyon, Brun, 1876. M.-C. Guigue accompagne cette édition d’une introduction détaillée (p.I-XX) que nous utilisons ici pour évoquer ce document.

615.

Villeneuve appartient à une grande famille de Lyon, il est membre de la riche corporation des drapiers, ainsi que ses frères Aynard et André, et il est élu plusieurs fois consul dans les années 1330-1340.

616.

Il y a quatre rubriques différentes : la 1ère concerne les privilèges accordés par les papes (documents XIIIe-XIVe siècles) ; la 2ème est constituée par les pièces émanant du roi de France (documents XIIIe-XIVe siècles) ; la 3ème regroupe les pièces envoyées par l’archevêque de Lyon et les autres justiciers ; la dernière renferme quelques syndicats de la ville du XIVe siècle.

617.

Ce n’est pas lui qui rédige, ce cartulaire est l’œuvre de plusieurs notaires, dont les seings authentifient chaque transcription.

618.

Le cartulaire échoit ensuite dans différentes familles ; début XIXe siècle, il est retrouvé bizarrement à la bibliothèque d’Auxerre ; en 1826 des négociations permettent son retour à Lyon et sa conservation pour la première fois dans les archives municipales de la ville.

619.

De ce point de vue, l’attitude des conseillers lyonnais est diamétralement opposée à celle d’autres conseillers urbains du sud de la France. On connaît des livres juratoires ou livres de serment dans de nombreuses villes de la moitié sud de la France : Agen, Beaumont de Lomagne, Castelnaudary, Limoux, Montauban, Narbonne, Cahors, Moissac... Ces livres contiennent tous un fragment des Evangiles (en tête, au centre ou à la fin) et sont utilisés pour prêter serment lors de la prise de fonction des nouveaux conseillers. Ils contiennent surtout une copie des coutumes de la cité, et souvent aussi des textes comme des lettres royales, les privilèges de la ville, les formules des serments pour les consuls mais aussi pour les autres fonctionnaires municipaux. Ce sont de vrais livres sacrés, placés sous l’autorité de la parole de Dieu qui sacralise les documents qu’ils contiennent et attribuent à ceux-ci un caractère inviolable pour les contemporains. Ils sont conservés précieusement par les municipalités et non pas par un particulier, comme c’est le cas pour le cartulaire que réalise Villeneuve. H. Gilles, « Les livres juratoires des consulats languedociens », Livres et bibliothèques (XIII e -XV e siècles), Cahiers de Fanjeaux, n°31, 1996, p.333-354.