2. Le gonflement des archives (1450-1480).

a) L’obsession de l’archivage.

A partir des années 1450-1460, les registres indiquent que le consulat s’intéresse un peu plus à la conservation des documents. Ce souci se traduit notamment par l’apparition d’un mobilier différent pour ranger les archives. Certes, dans les années 1450, il existe toujours ces « grans arches », « mises en la chapelle saint-Jacques pour garder les tiltres, documents et privilèges de ladite ville » 681 . Même si le consulat se réunit ailleurs à cette période, la chapelle saint-Jaquème reste le lieu immuable de la conservation des archives, symbole de la mémoire de la ville : elle inspire plus confiance que les locaux des particuliers, à qui le consulat loue régulièrement des salles pour se réunir 682 . En 1464, le consulat fait enfin l’acquisition d’un hôtel de ville et il est ordonné que « les archives et coffres, ensemble les tiltres et documens de ladite ville, estant en la chapelle saint-Jaquème soient apportéz audit hostel » 683 . C’est la première fois que les archives quittent la chapelle saint Jacques : les déménagements du lieu du pouvoir et des documents sont concomitants. Le consulat a fini d’être nomade : les archives arrivent pour la première fois dans un lieu qui n’appartient qu’à la ville, le temps est venu de s’en occuper différemment. La possession d’un hôtel de ville peut apparaître comme la garantie de ne pas perdre des documents et le déménagement est peut-être un moment propice pour faire ou refaire le tri de ce qu’il est important ou non de garder.

Cette remise en ordre n’est cependant pas très rapide, mais elle a bien lieu : en effet en 1477, les conseillers rénovent le mode de conservation des archives puisque les arches sont supprimées :

‘« ont ordonné estre faiz audit hostel commun archebans, au long des murailles dudit hostel, fermant iceulx archebans à clefz et qu’ilz soient fait de bon boys et noyer fort bien assaisonné 684 et bien ovréz pour servir tant à tenir dedens lesdits archebans des privilèges, tiltres, documents et autres escriptures de ladite ville, comme aussi pour asseoir les gens de ladite ville es assemblées qui se feront pour les affaires de ladite ville » 685 . ’

Le mobilier sert à la fois de sièges de réunion et de coffres d’archives. Ces « archebans » sont le long du mur : l’espace central de la pièce reste donc vide, propre à recevoir les personnes voulant faire des requêtes. La solidité des rangements, en bois de noyer, avec des serrures est particulièrement mise en valeur ; les documents semblent de plus en plus nombreux puisqu’il faut que tous les bancs aient une double fonction. Le consulat ne franchit pas encore le pas de réaliser une pièce séparée pour y mettre les documents de la ville 686  .

Bien des habitudes du début du XVe siècle perdurent aussi. Les choses les plus variées sont toujours conservées dans les archives de la ville, outre les documents écrits il y a toujours, semble-t-il pêle-mêle, divers objets tels que les clés des portes de la ville 687 ou « l’eschandil et estalon des aulnes crues des tisserants » 688 . Ces coffres servent aussi parfois de dépôts pour des documents précieux à remettre à un personnage important 689  : c’est une assurance contre la perte. Les clés des coffres et des « archebancs » sont aussi toujours aux mains des conseillers et non du secrétaire ; elles font l’objet d’une passation ritualisée entre anciens et nouveaux consuls 690 . Quant à la propriété des papiers, elle ne fait plus problème, il est entré dans les esprits que les originaux sont pour la ville et que les commis n’ont droit qu’aux doubles 691 . L’écrit a définitivement gagné un statut supérieur à la mémoire orale 692 .

Le gonflement des productions écrites du consulat résulte des influences croisées des juristes et des marchands qui en sont membres. Strates de mémoire du consulat, tout doit être écrit : la puissance consulaire réside dans la maîtrise scripturaire de la ville et de ses habitants. Les conseillers ont une obsession : rédiger, compiler, classer les informations.

Cette évolution traduit d’abord une autre manière d’envisager ce qui doit être noté. Lorsque le secrétaire évoque un document existant ailleurs dans les archives de la ville, il spécifie qu’il n’y fait qu’allusion puisque les renseignements ont été rédigés avec soin et précision « plus applein » ou « plus amplement » dans ce document 693 . Les registres des délibérations se contentent de donner un résumé de la teneur des documents évoqués mais conservés autrement. Les registres ont donc une spécificité qui s’élabore petit à petit : le secrétaire n’y rédige pas tout, il renvoie à d’autres types d’archives pour plus d’informations. Cela implique que ces archives sont plus facilement consultables, peut-être même qu’une vraie forme de classement existe pour que ce renvoi soit si peu précis. La masse documentaire du consulat augmente parce que le consulat prend soin de conserver de plus en plus de documents. Le gonflement des productions écrites consulaires est aussi dû au fait que les conseillers ont tous parfaitement conscience que l’écrit donne une autre dimension aux paroles qui sont dites : il les pérennise, elles restent grâce à lui dans la mémoire de façon indubitable, donc on peut si nécessaire s’y référer. Le consulat veille d’ailleurs à rendre publiques toutes les décisions écrites pour que nul ne les ignore : ainsi en 1479, lorsque les espinolliers essayent d’obtenir des lettres pour régler différemment leur métier, sans l’avis des conseillers, ces derniers les prennent de vitesse et leur présentent des lettres leur interdisant tout changement « desquelles pareillement leur seroit faicte lecture, et ce affin que nulz desdits artisans n’en peussent prétendre cause d’ignorance et que doresnavant chacun d’eulx se gardast de mesprendre, fut faicte lecture desdites lettres par le procureur secrétaire de ladite ville en la présence de tous les dessus nomméz » 694 . Plus aucune décision, réponse ou action n’est prise sans qu’elle ne « soit faicte et baillée par escript » 695 en plus de sa formulation au sein du consulat 696 . L’écrit rassure les conseillers, il évite toute forme de contestation après un contrat 697  ; sa production lors d’un conflit permet de régler les différends, on n’hésite donc pas à l’exhiber 698  ; c’est une assurance sur l’avenir, c’est pourquoi les conseillers veillent jalousement à ce que toute action du consulat soit inscrite, authentifiée et conservée au consulat 699 . Enfin l’écrit permet de surveiller les habitants : en 1465, par crainte que les étrangers qui vont et viennent dans la ville ne soient des agents du duc de Bourbon, les conseillers ordonnent que l’on mette « gens notables, feyaulx au Roy et à la ville et lesqueulx aient à soy informer desdits rentrans et yssans et baillant burletes et passeportes ainsi qu’il est acoustumé » 700 .

La production écrite du consulat augmente 701 , mais la population a elle aussi bien conscience de la valeur de l’écrit, de son poids en cas de litige. 80 % des requêtes désormais présentées sont spécifiées orales et écrites 702  : une double efficacité, la complémentarité de la parole pour convaincre et de l’écrit pour marquer. Les paroles seules sont désormais soumises à suspicion : lors d’une dispute avec les représentants de l’archevêque, ceux-ci rapportent pour donner plus de poids à leurs propos certaines paroles que le roi aurait dites en leur faveur. Mais le secrétaire indique alors que « lesdits conseillers ne cuydent pas, ne peuvent croyre que le Roy notredit sire ait dictes telles parolles et pour ce qu’ilz vouldroient, avant qu’ilz feissent sur ce aucune response, estre certiffiéz par escript ou autrement pour vray que ledit seigneur eust dictes lesdites parolles » 703 .

Notes
681.

1455, BB5 f245v.

682.

Sur les changements des lieux de réunions pour cette période, voir le chapitre de la seconde partie, « Un consulat idéal ».

683.

1464, BB10 f18v.

684.

« Assaisonné » signifie que le bois a été apprêté pour la fabrication de meubles.

685.

1477, BB14 f41.

686.

En 1487, Pierre Peyron refuse de s’occuper des clés des portes de la ville, « à ceste cause estoit venu et rendoit lesdites clefz lesquelles il mist sur ung banc en ladite salle de l’ostel commun d’icelle ville ». Il laisse les clés à l’endroit d’où elles ont été sorties. 1487, BB19 f45v.

687.

« Ont chargé à Jehan Archambaud, mandeur du consulat, de demander à André Bullioud les clefz de la porte de consort pour icelles mectre es coffres de ladite ville et les bailler quant mestier sera à quy bien leur semblera », 1486, BB15 f349.

688.

1452, BB5 f159v.

689.

« Ont esté d’oppinion, conclu et ordonné que lesdites lectres closes soient et seront bailléez esdits officiers pour procéder à ladite informacion et entredeux seront parqués es arches de ladite ville les tiltres et aultres documens », 1459, BB7 f135v.

690.

Exemples : « les dessusdits maistres Anthoine Penin et Pierre Brunier lesqueulx avoient en garde les clefs des coffres et archives de ladite ville, ont rendu icelles et ont esté bailléez en garde esdits Anthoine de Varey et Janin de Bruyères », 1464, BB7 f390. « Pour ce que Denis Loup, qui avoit partie des clefz des coffres de la maison commune de la ville, est allé de vie à trépas, et aussi Claude Taillemond qui avoit le demeurant desdites clefz a fait son terme de consulat et doit maintenant estre deschargé dudit consulat, ont baillé lesdits conseillers lesdites clefz, c’est assavoir celles que avoit ledit Taillemond audit Pierre Brunier et celles que avoit ledit Denis Loup audit Poculot pour les garder ainsi qu’il est de bonne coustume », 1479, BB350, cahier 2, f35.

691.

« Par ladite fin et clôture dudit compte dont ledit Alardin a le double et l’autre double est demouré es mains desdits conseillers », 1475, BB12 f106v ; « a esté fait inventoire de l’or et l’argent monnoye et non monnoye, duquel inventoire ledit Brunier en a ung double et le procureur de ladite ville l’autre », 1479, BB350, cahier 1, f35.

692.

Il arrive encore parfois qu’on fasse appel à la mémoire des anciens pour régler certains problèmes. Ainsi en 1484, Guillaume Balarin vient réclamer au consulat « certain appoinctement fait par les prédécesseurs conseillers avecques luy », or on ne peut en retrouver trace dans les archives de la ville, les conseillers règlent le problème grâce au « rapport à eulx sur ce fait par le secrétaire dudit consulat et aucuns particuliers conseillers d’entre eulx qui lors estoient audit conseil », 1484, BB15 f264.

693.

« Comme plus applain apparoit par les lectres du bail sur ce fetes », 1457, BB7 62v ; « comme plus applein appert et est contenu au quitus sur ce passé et enregistré en la fin dudit compte », 1457, BB7 f65v ; « comme plus amplement est contenu en icelle » requeste, 1467, BB10 f298.

694.

14 octobre 1479, BB351, cahier 3.

695.

1467, BB10 f290v.

696.

« … luy remonstrer les grants charges et povretéz de ladite ville, lesquelles seront mises et pourtez par escript affin d’avoir et obtenir excusacion », 1467, BB10 f290v ; « … requestes qui leurs ont esté faictes et baillées tant par escript que de bouche », 1477, BB14 f3v ; « … de ce protester expressément et demander estre mis et escript au procès verbal par le clerc qui escripra audit procès », 1487, BB19 f35.

697.

Accord entre la ville et Louis Chevrier : « selon la forme et manière que lui a esté baillée de part icelles ville resegnez toutes addicions et gloses fectes en la forme dudit accord », 1457, BB7 f59.

698.

« … exhibicion et monstrans esdits conseilliers desdits papiers et quernetz desdits taille », 1467, BB10 f316v ; « ont monstré et exhibé deus pies de lectres closes et missives », 1467, BB10 f286.

699.

« A esté ordonné que ledit Poculot apporte certiffication du notaire qui a receu ladicte revendicion », 1477, BB16, f24v ; vérification des comptes : « desquelles choses lesdits conseillers et aussi ledit François ont demandé leur estre fait instrument publicque pour s’en aider en temps et lieu, lequel leur a esté octroyé », 1477, BB350, cahier 1, f5. Dispute avec le commissaire du roi : « et de ce ont demandé acte à maistre Claude Poncet, notaire royal, pour leur servir en temps et lieu », 1477, BB350, cahier 1, f8.

700.

1465, BB10 f49-51.

701.

Cette augmentation de la mise par écrit des documents n’est pas spécifique à Lyon, c’est un mouvement général. Ainsi, en 1454 Charles VII demande la mise par écrit des coutumes (c’est une entreprise de longue haleine et cette injonction reste limitée : seuls la Bourgogne en 1459, la Touraine en 1461, et l’Anjou en 1463 s’y plient réellement). M. Grinberg, « La rédaction des coutumes et droits seigneuriaux. Nommer, classer, exclure », AHSS, 1997 (4), p.1017-1038.

702.

Exemples : « … à la requeste à eulx sur ce faicte et baillée, tant de bouche que par escript par maistre Guy Flamochet », 1450, RCL2 p.643 ; « … à la requeste à eulx de bouche et aussi par escript faicte », 1455, BB7 f3v ; requête faite « tant de bouche comme par escript de maistre Estienne Coilliet », 1456, BB7 f32 ; « … leur a exposé par la voix dudit Nyallet et tant de bouche que par escript », 1459, BB7 f126v ; « … requeste faicte de bouche et aussi baillée par escript », 1464, BB7 f384 ; « … sus et touchans la requeste à eulx sur ce faicte tant de bouche que par escript », 1475, BB12 f104v.

703.

1479, BB350, cahier 2, f24.