b) La réalisation d’inventaires : velléités et réalité.

Le gonflement des documents conservés implique nécessairement de faire un inventaire des archives. Sa réalisation est donc évoquée régulièrement. Dès 1459, les conseillers indiquent qu’« ils ont esleu et ordonné ledit Thomassin et aussi Gilet de Chaveyrie, appelé le procureur de ladite ville lors présens, et à inventorier et mectre en ordres les tiltres, lectres, documens et autres instruments de ladite ville estans es archives de Saint-Jaquème » 704 . Pour la première fois, le procureur est chargé de cette tâche qui n’est plus réservée aux conseillers : il est en effet le plus apte à le faire, étant donné qu’il s’occupe déjà de la rédaction des registres. Deux conseillers, tous deux notaires, lui sont adjoints : ce sont donc des hommes de loi qui sont chargés de ce travail. Il est peu probable qu’ils aient une formation particulière pour cela, ils ont plutôt été retenus pour leur connaissance des documents et leur aptitude à les classer de façon habile. On peut cependant se demander si cet inventaire est réellement réalisé ou si cette décision reste un vœu pieux puisqu’en 1477, les registres indiquent :

‘« pour ce que lesdits conseillers de l’année présente, après inquisition par eulx sur ce faicte, ont sceu que ladite ville a plusieurs procès en plusieurs cours et jugemens tant contre Monseigneur l’arcevesque que autres gens d’Esglise et autres particulières de ladite ville, esquelz est besoing produire plusieurs tiltres, instruments et documents qui sont ou doivent estre es archives et trésor de ladite ville, aussi que esdits archives et trésor a plusieurs tiltres, instruments, privilèges et autres escriptures qui pourroient beaucoup servir esdits procès meuz et pendent, comme dit est, et aussi à mouvoir, desquels tiltres, instruments, privilèges et autres escriptures lesdits conseillers ne aussi le procureur de ladite ville, qui puis naguère a esté mis oudit office, ne scevent riens ains en ont ignorance, ont ordonné et que inventoire soit fait de tous les tiltres, instrumens, documens et autres escriptures et rédigé en escript en bonne forme, et pour faire ledit inventoire ont commis lesdits maistre Collognie, Anthoine Catherin, et le procureur à telz gaiges que puis entre eulx sera regardé » 705 .’

La méconnaissance reconnue des conseillers et surtout du secrétaire paraît incroyable : leurs aveux laissent perplexe. Les conseillers ne se sont donc pas préoccupés de ce que contenaient les archives pendant plusieurs années ; pourtant dans chaque consulat depuis le milieu du XVe siècle, on trouve un juriste qui pourrait être sensible à ce problème. Mais c’est surtout l’attitude du secrétaire qui est surprenante : il n’a pas eu la curiosité de connaître ce que renferment les archives. Sa formation de simple notaire et non pas d’archiviste est peut-être en cause. Cependant tous ont soudain conscience de la nécessité de savoir précisément ce qui est conservé pour s’en servir dans des conflits : c’est dans un but uniquement utilitaire, et non pas dans un besoin de reconstitution de la mémoire urbaine qu’un nouvel inventaire est donc décidé.

Comme lors de l’inventaire de 1459, deux conseillers juristes 706 et le procureur sont choisis pour ce travail, l’orientation qu’on souhaite donner à cet inventaire est donc très nette : il s’agit avant tout de mettre en lumière tous les documents qui serviront lors de procès, d’où le choix de professionnels du droit. L’inventaire de 1459 a-t-il disparu ou bien est-il resté sans mise à jour pendant 18 ans ? Impossible à dire, mais peut-être que cette décision est à mettre en rapport avec le changement de secrétaire : en effet Jacques Mathieu occupe cette charge pendant 30 ans, de 1446 à 1476. Il a certainement une connaissance encyclopédique des documents que possède la municipalité, mais pourquoi n’a-t-il pas supervisé des inventaires réguliers de son vivant ? L’exclusivité de sa connaissance du contenu des archives lui donnait peut-être un pouvoir dont il était jaloux ; mettre par écrit cette connaissance aurait été s’en déposséder. Il n’est peut-être pas anodin que l’inventaire dont il est question soit fait par le nouveau secrétaire, Jean Dupont : sa prise de fonction nécessite une bonne connaissance de ce que possède la ville, ce recensement est donc indispensable pour gérer au mieux les intérêts de la commune 707 . D’un autre côté peut-on réellement faire des reproches à Jacques Mathieu ? Ses prédécesseurs ne semblent pas s’être préoccupés de faire ces inventaires. L’intérêt que Mathieu et Dupont portent à cette action, mais surtout la permission qui leur est offerte de s’occuper de trier les documents de la ville, sont le témoignage de changements profonds au sein du consulat : le secrétaire devient vraiment un personnage clé. On peut considérer que chaque secrétaire se charge au moins une fois lors de son mandat de faire un inventaire, parce que cela fait partie de ses attributions. Mais pourquoi cet écart de 20 ans ? Faire un inventaire est un travail long et délicat, les conseillers ont peut-être considéré que la mémoire du secrétaire pouvait suffire pendant longtemps : l’inventaire aurait été repoussé d’année en année parce qu’il n’y avait pas de caractère d’urgence. Cependant sa réalisation en 1477 a dû être fastidieuse et longue, et il semble que Dupont ait voulu faire attention à ne pas laisser trop de temps entre les mises à jour puisqu’un nouvel inventaire est commandé en 1481 708 .

Cette décision est due à la volonté de mettre une fois de plus la main sur des documents qui pourraient aider la ville dans le cadre de procès auxquels elle est confrontée. Quatre hommes sont nommés pour y procéder : Etienne Garnier, conseiller mais dont on ignore la profession 709 , Jean Dupont le secrétaire de la ville ainsi que Claude Bessonat son substitut ; et de façon plus surprenante Pierre Tourvéon. Ce dernier n’est pas conseiller mais il est docteur en droit, ce qui lui donne une certaine légitimité pour cette tâche, c’est une marque de confiance que de s’adresser à lui, mais il n’est pas un inconnu pour les conseillers puisque lui-même a occupé la charge consulaire en 1478-1479, tout comme son frère, son père et son grand-père 710 . D’ailleurs il est remplacé à sa mort par Pierre Fournier, licencié en droit, qui est conseiller : cela prouve que cette tâche est attribuée à des gens de confiance, qui sont compétents, mais qui ont déjà été conseillers, pour préserver les secrets du consulat.

Leur mission est prise avec beaucoup de sérieux, pour la première fois des horaires stricts pendant lesquels ils doivent travailler leur sont indiqués : « lesdits commis vacqueront tous les jours ovrables, trois heures de matin et trois heures après disner » 711 . Ce travail semble long : ils sont assignés six heures par jour pour le mener à bien, or à l’occasion de la mort de Pierre Tourvéon, six mois plus tard 712 , on apprend que ce n’est toujours pas terminé puisque Pierre Fournier est nommé pour le remplacer. Est-ce vraiment si difficile ou ont-ils seulement été peu assidus ?

Chose étrange, aucune trace de ces inventaires successifs n’a été retrouvée. Cela ne signifie pas qu’ils ne sont pas réalisés, mais il est possible que lorsqu’il est dit que les papiers sont en désordre, sans inventaire, on ne parle que de ceux enregistrés depuis le dernier inventaire : même en cinq ans cela représente une masse documentaire importante. Pourquoi ne trouve-t-on pas d’inventaire ? N’ont-ils pas été conservés ? A chaque nouvel inventaire, l’ancien inutile car incomplet était peut-être détruit, à moins qu’il n’ait été réutilisé pour écrire le nouveau. Il n’y aurait donc qu’un inventaire à la fois dans le consulat.

On peut s’interroger cependant sur l’efficacité et la précision de ces inventaires étant donné les difficultés répétées que rencontrent les conseillers pour trouver un papier particulier. Cette tâche est toujours confiée au procureur de la ville ou aux conseillers juristes, comme en 1459 où les trois notaires consuls Thomassin, Payan et Chaveyrie sont chargés de visiter les archives de la ville à la recherche d’un document 713 . Les termes employés pour trouver ces papiers, indiquent clairement qu’il s’agit surtout de les retrouver : « chercher » 714 , « visiter » 715 , « faire perquisition » 716 soulignent qu’il va falloir fouiller les coffres de la ville pour mettre la main sur les précieux documents. Les conseillers n’ont en général aucune idée de ce qui est dans les archives, lorsqu’ils demandent qu’on recherche un document, ils partent seulement du principe qu’il existe peut-être dans les archives 717 . A aucun moment il n’est indiqué qu’il faudrait regarder un quelconque inventaire pour savoir si ce document existe : on peut donc se poser sérieusement la question de ce que pouvaient renfermer ces fameux inventaires. S’agit-il d’une liste précise des documents ou est-ce seulement un récapitulatif sommaire des types de papiers conservés ?

Les conseillers savent parfaitement que les archives ne renferment peut-être pas tout, ou qu’il n’est pas toujours possible d’y retrouver ce que l’on cherche. Ainsi lorsque Pierre Bullioud fait une requête au consulat pour demander l’exemption de taille des enfants de Pierre Balarin, soi-disant obtenue des anciens conseillers par une lettre de l’amiral de France plusieurs années auparavant, les conseillers lui répondent que :

‘« au regart de la promesse qu’il prétend faicte par les conseillers pour lors estant audit Monseigneur l’admiral, qu’ilz ont interogué iceulx conseillers mais il n’y a aucun d’eulx qui en sache riens, aussi ilz n’en tiennent rien par escript au papier des actes. Ainsi que les tenir quictes qu’ilz ne le peuvent, ne doivent faire et aussi n’est-il pas vraysemblable que ainsi fust car, par le temps que ledit Monseigneur l’admiral estoit en cestedite ville, lesdites tailles n’estoient encores mises sus » 718 .’

Les conseillers prennent d’abord la peine d’interroger leurs prédécesseurs, avant même de se lancer dans une recherche : tout le monde sait que la tâche est ardue, la mémoire de la ville compte encore beaucoup sur celle des anciens consuls. Une vision assez archaïque de ce que doit être la place des archives et de la façon dont elles doivent être organisées transparaît ici.

Il faut dire que peu d’efforts sont faits pour mieux identifier les documents : comme pour la période antérieure, le nombre de pages 719 , le sceau et la signature 720 sont indiqués mais ces données ont d’abord une fonction d’authentification légale. La seule innovation qui pourrait contrebalancer cette impression d’immobilisme est l’apparition régulière d’allusions aux premières lignes des documents, pour faciliter leur reconnaissance. Par exemple, en 1477 le receveur des comptes apporte au consulat :

‘« un quernet de papier contenant la recepte desdits deniers, lequel se commence, C’est le papier et registre de la recepte, […]. Item ung autre quernet de papier contenant la mise et distribution desdits deniers, lequel se commence,C’est le papier et registre des mises, […] Ung quernet de papier contenant le contrerolle de ladite recepte qui se commence, C’est le papier et registre du contrerolle de la recepte […] » 721

Cette pratique permet de retrouver un document grâce à l’allusion à ses premières lignes dans les registres de la ville. Cependant, il s’agit d’un indice bien maigre et fort peu pratique puisqu’il implique de regarder chaque papier pour retrouver cette concordance. L’utilisation de titres, en tête du document, dans la marge, ou sur la couverture n’est pas encore effective à Lyon.

Les mesures prises par le consulat pour classer et reconnaître ces documents sont donc assez indigentes, il ne faut donc guère s’étonner de la légèreté de ses envoyés, comme Janin Courtoys, de retour d’une mission à Perpignan, qui avoue sans beaucoup d’émotion qu’« il a perdue ladite response par le chemin et ne scet où ne comme » 722 , et qui ne reçoit d’après le registre de la ville aucun blâme particulier pour cette faute.

Notes
704.

1459, BB7 f137v.

705.

1477, BB14 f40v.

706.

Collognie est licencié en droit et Catherin, notaire.

707.

On remarquera à ce propos que le seul inventaire dont on puisse affirmer avec certitude qu’il soit général dans la première moitié du siècle, date de 1447 : il est réalisé 1 an après la prise de fonction du nouveau secrétaire Jacques Mathieu. Mais notable différence, Mathieu ne participe pas à son élaboration, elle est le fait de deux conseillers. Peut-être est-ce pour cela qu’il supervise lui-même un autre inventaire 12 ans après.

708.

« Pour ce que lesdits privilèges, tiltres et documents ne soit inventoriéz et à ceste cause est très nécessère et expédient de fere inventaire d’iceulx privilèges, tiltres et documents », BB352, 31 décembre 1481.

709.

Il est probable qu’il soit juriste étant donné que l’on prend soin de choisir des hommes exerçant cette profession pour faire ce travail, et aussi parce que les autres membres de sa famille que nous connaissons le sont tous.

710.

Pierre est le frère de Jacques, conseiller en 1471-1472, 1480-1481 ; avant eux leur père Jaquemet II avait été élu conseiller 9 fois entre les années 1430 et 1460, et leur grand-père Jaquemet I, avait été conseiller en 1419.

711.

BB352, 31 décembre 1481.

712.

« Ledit maistre Pierre Fornier assiste et soit au lieu de feu messire Pierre Torvéon jadiz décédéz et citoyen dudit Lion, pour continuer et achever l’inventaire des privilèges, lectres, documents et autres enseignements de ladite ville », BB352, 26 juin 1482.

713.

1459, BB7 f151v.

714.

1479, BB350, cahier 2, f31.

715.

1459, BB7 f151v.

716.

1462, BB7 f321 ; 1471, BB15 f193v.

717.

« Ont appoincté et ordonné que les arches et coffres des lectres de ladite ville soient visités affin d’y trover que pourra aucun tiltre ou enseignement sur le droit et usage que ladite ville a de donner le capitainage de ladite ville », 1459, BB7 f151v ; « ont conclu et appoincté que demain matin l’en face perquisicion es archives de la ville se l’en y pourra trover aucuns articles et mémoyres faysans mencion des privilèges des foyres de Brie et Champaigne », 1462, BB7 f321 ; les conseillers font détruire des bancs construits illégalement sur le pont de Saône comme leurs prédécesseurs l’ont toujours fait : « ainsi qu’il pourroit apparoir par les actes et exploiz estans ou qui devoient estre es archives de la ville », 1473, BB12 f30v.

718.

BB350, cahier 2, 11 juin 1478.

719.

Exemples : « ledit arrest contenant XX peaulx de parchemin », 1457, BB7 f56v ; «  ung quernet de papier, contenans cinq feuilles de papier escrips d’une partie et d’autre », 1470, BB15 f136v ; « troys felhets de papier escriptz comme pour ses vacacions », 1476, BB13 f79v ; « ung quernet de papier contenant le contrerolle de la mise et contient X feulles et demy de papier escript », 1477, BB14 f23.

720.

« … lequel mandement et receu et doit signer ledit de Vaillion », 1467, BB10 f266 ; « … mandé par autre mandement signé de la main de feu maistre Jaques Mathieu, jadis procureur de ladite ville », 1477, BB14 f35v ; «cy dessoubz signé de Claude Garnière », 1487, BB19 f34.

721.

1477, BB14 f23. Autres exemples : « Michel Daillier, illec venuz pour satisfaire comme il disoit à son assignacion, a exhibé et baillé esdits conseillers ung quernet de papier commençant, Le VI jour d’octobre mil CCCCLXIII jusques à la fête saint Jehan Baptiste derrière passée, lequel il disoit estre le double du papier auquel de la recepte faicte par Henry Rousseau » 1464, BB7 f418 ; Hugonin Clavel, notaire, procureur du chappitre saint-Just « a baillé et présenté esdits conseillers une requeste escripte de papier, commençant : A vous messieurs les conseillers », 1465, BB10 f114v-115 ; « Actes consulaires », 1477, en tête du cahier 1, BB350, f1 ; « maistre Philippes de Gamaches, licencié en loys, est venu audit hostel devers lesdits conseillers et leur a baillé une cédule, laquelle en teneur est telle, Vobis magnificis viris urbis Lugdun. », BB352, 6 décembre 1480.

722.

1484, BB15 f264v.