3. La création d’une mémoire utile (1490-1510).

a) L’apparition des archives de la ville.

A la fin du siècle, le mode de conservation des archives se modifie radicalement : c’est la fin d’une mémoire « en vrac », il y a enfin une véritable volonté de la transformer en une mémoire accessible, utile, mobilisable, bref en une mémoire vive. Les registres regorgent de réflexions sur les mobiliers de conservation, leurs avantages et inconvénients selon ce qu’ils doivent conserver. Il existe toujours des coffres 723 , certains fermant à « trois clefz dont trois des conseillers garderont lesdictes clefz » 724 , qui renferment quelques documents écrits, mais qui sont principalement utilisés pour la conservation d’objets comme « deux coingz, c’est assavoir la pille et trosseu où sont gravez les visaiges du roy Charles et de la royne dame duchesse de Bretaigne » 725 , « les clefz, boutz et chaynons de la tour de Pierrecize sur Saonne où est la chayne » 726 , ou « le pousson ou marque de la ville fait pour marquer l’espicerie garbellée » 727 .

Plus étonnant, les registres évoquent encore l’existence d’une « bachasse » de pierre : son cas est un peu particulier car elle ne se trouve pas dans l’hôtel de ville mais à Saint-Jaquème. Il est possible qu’elle n’ait pas été déménagée parce qu’elle est très lourde et encombrante, mais elle reste peut-être aussi dans la chapelle pour rappeler l’ancienne présence du consulat dans ce lieu. Elle ne contient aucun papier mais seulement « les eschandilz des mesures à sel, aulnes pour aulnes, draps et toilles, mesures de bricques, tieulles et carrons » 728 . Au cœur du lieu de réunion des premiers consulats sont conservés les objets indispensables aux activités économiques dans la ville, une manière de garantir leur authenticité, de montrer leur accessibilité puisque la chapelle est toujours ouverte à tous, à la différence du consulat : c’est le signe que ces objets sont la propriété de toute la communauté.

La nouveauté est que des armoires font leur apparition dans les années 1490 pour ranger les documents, sans pour autant supprimer les coffres : ce sont deux manières de ranger les choses. Elles sont désignées par le terme archaïque d’« aulmaires » 729 à la fin du siècle, alors que 20 ans plus tard le terme moderne d’« armoire » 730 est accepté : c’est un changement dans les mentalités, les manières modernes de conserver les documents ont pénétré dans le consulat. Comme dans la première moitié du XVe siècle, les documents sont classés dans des « boîtes » plus petites à l’intérieur de ces armoires 731 . Mais ces nouveaux rangements ne font pas perdre de vue aux conseillers que l’essentiel reste la sauvegarde des archives de la ville, c’est pourquoi en 1503 « pour la conservation des principaulx tiltres et lectres estant es armoires de l’ostel commun et pour obvier au danger du feu, a esté ordonné que mondit sire le trésorier fera fere ung coffre de noyer bien ferré pour tenir en millieu de la salle en façon de bancque pour y mectre lesdits lectres qui par ce moien se pourroient facillement pourter et sauver si dangier de feu advenoit, que Dieu ne veuille, jusques ce qu’on ait fait voulter quelques lieu pour tenir lesdits lectres » 732 . Le feu est le danger principal auquel les papiers de la ville peuvent être exposés, c’est pourquoi il est indispensable d’envisager des mesures préventives : il est spécifié que le coffre à réaliser doit être en noyer, parce qu’il s’agit d’un bois noble très dense, qui a aussi la particularité de brûler beaucoup moins bien et moins vite que le sapin par exemple. Ce coffre doit d’ailleurs avoir une double fonction, puisqu’il sert aussi de banque au secrétaire, donc de lieu d’écriture.

Mais surtout pour la première fois, les registres évoquent l’existence de pièces spéciales pour les archives : dans l’hôtel commun, un lieu différent de la salle de réunion est réservé à ces documents. On trouve en effet mentionnée « la petite chambre des papiers » 733 ou « chambre des papiers et des nommées » 734  ; le secrétaire parle aussi de « la chambre des comptes de l’ostel commun » 735 . Elle semble être à côté de la salle de réunion du consulat et ne porte pas de nom bien attitré comme le montrent les différentes appellations. Mais à partir de 1509, une étape supplémentaire est franchie puisqu’il est question de construire une pièce spéciale pour la conservation des « tiltres, papiers et documents de ladite ville » 736 . Cette démarche répond au besoin de mettre les documents en lieu sûr, il est précisé qu’« il est besoing faire une chambre qui sera voulté dessoubz et dessus pour obvier à inconvénient de feu » 737  : on insiste donc pour que la pièce soit réalisée avec un plancher et un plafond en pierre, ce qui sous-entend donc que ceux dans laquelle les papiers sont conservés jusqu’à présent seraient en bois. Il semble que cette décision reste cependant à l’état de projet puisque le procureur général de la ville relance l’idée l’année suivante 738 . Pour la première fois il est question d’une pièce qui s’appelle « archive ». Cette nouvelle salle doit jouxter l’actuelle chambre des papiers : il s’agit donc d’une extension de l’hôtel commun 739 . Les travaux prennent deux ans, ce n’est qu’en 1512 que l’agencement définitif de cette fameuse archive touche à sa fin 740 .

Cependant une grave crise marque les documents et la mémoire de la ville : le 19 mars 1513 le consulat brûle :

‘« pour ce que la nuyt passée, ainsi qu’il a pleu à Dieu, l’ostel commun de ladite ville a esté bruslé, mesdits sires ont estez mandez pour tenir consulat audit hostel de monsire de Balmont. Et là a esté récité comme le feu ladite nuyt passée s’est mis au grenier dudit hostel commun et a bruslé ledit grenier, la grant salle et chambres haultes, ensemble tout ce qui estoit dedans c’est assavoir : environ deux mil picques, toutes les quesses où estoient les traictz et fers de traictz, les tiltres, procès et papiers qui estoient en ladite salle haulte, tous les gaiges d’estaing et autres qu’avoient esté mis esdits membres hauls, tellement qu’il ne s’est peu sauver aucune chose de ce qui estoit esdits membres haulx. Néantmoings tous les papiers, privilleiges, documens et tiltres qui estoient esdits membres bas, tant en la salle du consulat que en la petite chambre des papiers, ont esté, la grâce Dieu, saulvez et mis hors ledit hostel commun. Et depuis transportez en une chambre que pour ce a esté prestée par ledit seigneur de Balmont. Et les coffres fermans à clefz ont esté remis en l’ostel de messire l’esleu de Varey par manière d’entrepost. Mais pour ce que en portant et rapportant lesdits papiers, plusieurs ont retiré et porté en leurs maisons, a esté ordonné faire une criée qu’ilz aient à les remectre es mains de mesdits sires les conseillers, procureur ou secrétaire de ladite ville ou l’en d’eulx, pour les remectre avec les autres sous grosses peines. Et au surplus jusques autrement soit ordonné, ont advisé laisser lesdits tiltres en la chambre de l’ostel dudit seigneur de Balmont et tant qu’il touche les coffres, les remectres en l’ostel commun, c’est assavoir en la première voulte basse neusve qui est ferré, laquelle l’on fera fermer seurement et de ce a esté donné charge au receveur de ladite ville et ordonner à toute dilligence faire parachever les archives commancées pour y réduyre lesdits tiltres le plustost qu’on pourra » 741 .’

La relation de cette catastrophe est fort instructive : les parties hautes du bâtiment ont totalement brûlé ainsi que ce qu’elles contenaient, essentiellement des armes, mais aussi des documents relatifs aux procès de la ville ; les autres papiers de la ville, c’est-à-dire le contenu de la chambre des papiers, ont pu être tous sauvés. Pour leur conservation, ils ont été évacués vers l’hôtel d’un particulier au dessus de tout soupçon, garantissant leur sécurité : monseigneur de Balmont, c’est-à-dire Antoine de Varey. Ce dernier prête aussi une salle pour que le consulat puisse tenir ses réunions. Les pertes seraient donc minimes, mais des particuliers ont profité de l’incendie pour récupérer des documents appartenant au consulat : il est probable que les documents manquants n’ont pas été choisis au hasard. Quels papiers à part ceux des tailles pourraient bien les intéresser 742  ? Les conseillers sont fort contrariés puisqu’ils menacent de fortes amendes les voleurs.

Le consulat recommence immédiatement à utiliser les parties basses de l’hôtel qui n’ont pas brûlé pour y remettre certains coffres. On apprend aussi avec quelque surprise, que « l’archive » pourtant vraisemblablement finie en 1512 était encore partiellement en réalisation : aurait-on manqué d’argent et suspendu les travaux de réalisation ? Quoi qu’il en soit la reconstruction du consulat et des archives est menée tambour battant : fin 1513 les registres évoquent « l’archive neusve où sont estez renduz les tiltres et documentz de ladite ville » 743 . Pourtant une chose reste surprenante : alors que le consulat œuvre depuis 1510 pour la réalisation d’une pièce spéciale pour conserver tous les documents de la ville, on apprend en 1515 que certaines choses se trouvent toujours à saint-Jaquème. En effet la confrérie des pelletiers, qui tient ses réunions dans la chapelle, demande la permission de « tirer hors d’icelle chappelle certains coffres et pierres où l’en tenoit les mesures de la ville » 744 . Ce lieu est toujours symboliquement fort pour les conseillers puisqu’ils s’offusquent du déménagement sans accord auquel procède la confrérie des pelletiers et imposent le retour des coffres dans la chapelle 745  ; le consulat ne manque d’ailleurs pas de rappeler que ces objets et ce lieu appartiennent à la communauté : le cœur de leur pouvoir est donc toujours là, même s’il n’est plus vraiment utilisé. Une certaine nostalgie les lie à ce lieu dans lequel il est d’ailleurs laissé expressément un semblant de signes du pouvoir consulaire pour qu’il garde sa fonction, manière peut-être de refuser une autre attribution à cet endroit chargé de l’histoire du consulat.

Notes
723.

« Ledit Le Maistre a renduz et remis lesdits coings à l’ostel de la ville, lesquelz ont esté mis en grant coffre près l’uys de la salle », 1502, BB24 f349v ; 1508, BB25 f261 ; 1516, BB34 f156v.

724.

1519, BB37 f250. 1517, BB37 f37v.

725.

Ils « ont estez remys au grant coffre de noyer de l’archive dudit hostel commun », 1514, BB33 f96v.

726.

« A esté ordonné mectre les clefz, boutz et chaynons de la tour de Pierrecize sur Saonne où est la chayne, en ung coffre de l’archive de l’hostel commun », 1514, BB33 f155v.

727.

1511, BB28 f304v. Cela n’empêche pas des particuliers de garder certains objets appartenant à la ville : plusieurs orfèvres viennent se plaindre d’un dénommé Montpensier qui garde chez lui le pouson (= poinçon) de la ville or « anciennement le pouson de ladite ville duquel l’en marque la veysselle d’argent qui se fait en ladite ville se soulloit bailler par les mains de messires les conseillers. (…) Parquoy leur a esté respondu que l’en serchera les actes sur ce faictes pour après y myeulx procéder », 1517, BB37 f101v.

728.

1496, BB24 f18v. Carrons = pavés.

729.

« Les clefz des aulmaires et coffres », 1493, BB21 f3 ; « mis en l’aulmaire dudit hostel », 1493, BB21 f5v.

730.

1511, BB28 f273v. Attention cependant au sens de ce mot, armarium est devenu à la fin du moyen-âge un mot à significations multiples, il peut désigner aussi bien une armoire à livres dans un lieu quelconque, qu’une bibliothèque dépourvue d’armoires. Dans le cas de Lyon, il semblerait qu’il s’agisse bien d’un meuble particulier. J.-Ph. Genest, « Le mobilier des bibliothèques d’après les inventaires médiévaux », Vocabulaire du livre et de l’écriture au Moyen Age, Actes de la table ronde de septembre 1987 à Paris, CIVICIMA, Turnhout, Belgique, 1989, p.136-154.

731.

« Maistre Denys Garbot a apporté sur le bureau la cédulle de VIc escuz faicte et signée par les fermiers de l’entrée des draps de soye (…), laquelle cédule a esté mise en une boyte de l’armoyre dudit hostel commun », 1511, BB28 f273v.

732.

1503, BB24 f389.

733.

1498, BB24 f144v ; 1508, BB25 f233v.

734.

1509, BB28 f92.

735.

1507, BB25 f96.

736.

1509, BB28 f79v.

737.

1509, BB28 f79v.

738.

« Messire Denys Garbot procureur général de la ville a présenté une requeste contenant que les tiltres et documentz de ladite ville sont très mal fermez et qu’il seroit bon fere une chambre par manière d’archive comme autrefois a esté advisé, desquelz auroient les clefz ceulx qui seroient advisé. Surquoy a esté ordonné qu’on voye si Jehan Guérin, commis à lever les III deniers mis sur, devra point d’argent affin d’avoir de quoy pour fere ladite archive », 1510, BB28 f165.

739.

« Ont ordonné en ensuivant ce que au trésorier avoit esté advisé fere faire une petite chambre voultée d’archive joignant la chambre des papiers dudit hostel commun pour illec retirer les tiltres et documents de ladite ville, et le trésorier de la ville a promis y vacquer et fournir pour ce fere », 1510, BB28 f174v. « A esté ordonné et donné charge au receveur et trésorier de la ville faire fere une archive voultée dessoubz et dessus joignant la chambre des papiers de l’ostel commun au lieu et comme a esté veu et autreffois advisé et ordonné et selon ung portrait qu’il a jourduy exhibé sur le bureau », 1510, BB28 f179v.

740.

Mandement pour deux massons : « XC l.t. à eulx accordées par pris fait pour la pierre blanche de taille servant pour le bastiement neuf des archives de l’ostel commun », 1511, BB28 f317v ; « a esté ordonné que le trésorier et receveur de la ville face parachever les archives de l’hostel commun et fere faire les aulmoires affin d’y réduyre les tiltres de la ville », 1512, BB28 f347.

741.

1513, BB30 f144.

742.

Il manque certains rôles de taille pour cette période, de même que les registres de la ville concernant la Rebeyne de 1436 (nous reviendrons ultérieurement sur cette révolte populaire). Il est impossible d’établir un lien absolu entre ces disparitions et celles dont se plaignent les conseillers, mais ces coïncidences sont troublantes. A. Esch souligne que l’on doit sans cesse se demander ce qui manque dans sa documentation plutôt que de penser que ce qu’il y a est une fin en soi. Il n’y a pas de hasard dans la transmission des documents, dans la préservation ou la disparition car la transmission tout comme la production est un fait social, chaque époque ajoute ses propres raisons de préserver ou de détruire. A. Esch, « Chance et hasard de transmission. Le problème de la représentativité et de la déformation de la transmission historique », Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen-âge en France et en Allemagne, sous la direction de J.-Cl. Schmitt et O.G. Oexle, Actes des colloques de Sèvres (1997) et Göttingen (1998), Publication de la Sorbonne, 2002, p.15-29.

743.

1513, BB30 f175v. « Ont esté exhibez et baillez lesdits comptes et chartreaulx par messires les conseillers, lesquelz ont esté remys en ung coffre de la chambre neusve joignant l’archive », 1516, BB34 f156v.

744.

1515, BB33 f327.

745.

« A esté ordonné que le procureur de ladite ville, maistre Benoît Berjon, présent, face raporter ung coffre appartenant à ladite ville et communaulté en la chapelle de sainct Jaquème qui de tout temps appartint à ladite ville et communaulté, lequel coffre en a esté mys hors comme l’en dit par maistre Jacques Picat, prébendier de la confrairie des pelletiers de sainct Jacques, et mys en la court du présent hostel commun, aussi y faire remectre le vieulx tableau qui y estoit, contenant les privillèges de ladite ville et habitans d’icelle », 1515, BB34 f31v-32.