a) La valorisation de l’image consulaire.

La forme du document émis par le consulat le représente symboliquement à l’extérieur, il est donc impératif de soigner cet aspect pour donner la meilleure image de soi, le moindre détail revêt de l’importance. C’est dans cette optique qu’il faut comprendre cette décision :

‘« que l’on face faire ung seel d’argent, aux armes de la ville, notable, d’une corroye d’argent qui fut de Pierre de Gez, qui estoit en l’arche, pour IV escus que ledit de Gez receut des absolutions du pont du Ron, attendu que cellui de quoy l’on seelle est trop petit selong la noblesse de la ville » 789 .’

Le sceau de la ville est refait parce que l’ancien ne rendait pas suffisamment hommage à « la noblesse de la ville », c’est-à-dire à sa splendeur. Sa taille a son importance : le sceau est un témoignage de l’appartenance à la hiérarchie sociale, sa taille, sa matière, la couleur de la cire, sa légende et son image sont autant de signes identitaires 790 . Au XVe siècle, son utilisation est largement répandue dans la société, il n’est plus l’apanage des plus puissants : communautés, institutions comme particuliers sont dotés de sceaux personnalisés et permanents. Le changement de sceau est rare, c’est généralement le signe d’une modification de statut. Le sceau a une dimension sociale : au XIVe siècle, celui du roi de France est fabriqué et expédié chaque année à des dizaines de milliers d’exemplaires, il constitue, avec la monnaie par la suite, le vecteur le plus puissant de la diffusion de l’imagerie royale. Le sceau est aussi porteur de sens caché : pour celui du pape, les fils de soie de l’attache sont liés à la perpétuité de l’acte, comme la cire verte par opposition à la cire jaune chez le roi de France. L’image représentée est aussi riche en enseignements : ainsi l’étude de la diffusion de sceaux représentant un souverain en « majesté » (le roi est représenté sur son trône, avec les attributs de la royauté) a permis de souligner que ce modèle de l’empereur ottonien avait été imité dans des buts politiques très clairs. Les princes qui sans être rois se font représenter de cette façon affirment leur indépendance absolue, tels les ducs de Bretagne ; les rares souverains qui décident d’une autre représentation choisissent toujours de faire passer un message fort, comme le roi de Castille qui se fait représenter en chevalier de la Reconquista. Tout fait sens lorsque l’on observe le sceau, les choix du consulat de Lyon sont donc à considérer avec beaucoup d’attention.

On ignore à quoi pouvait ressembler le sceau de la ville de Lyon en 1427. En revanche le sceau utilisé au XIVe siècle 791 nous est connu : il apparaît en 1320, et semble utilisé jusque dans les années 1380. On y voit le pont de Saône, avec à chaque bout une porte ; en son centre une croix et une fleur de lys et à droite un lion rampant couronné ; la légende suivante est inscrite : « sigillum commune universitatis et communitatis Lugduni ». Sur le contre-scel sont représentés la Saône qui coule entre deux rangs de maisons, et au milieu un lion couronné et une fleur de lys ; la légende qui l’accompagne est : « sigillum secreti universitatis Lugduni ». La composition de ce sceau se comprend aisément : le lion est le symbole homonyme de la ville, la croix rappelle la présence de l’archevêque et la fleur de lys celle du roi de France, protecteur de la commune ; le pont sur la Saône symbolise l’union entre les deux parties de la cité, le Royaume et l’Empire. Il semble que le sceau de 1427 soit différent puisque les conseillers indiquent que les armes de la ville figurent dessus : il s’agirait donc d’un sceau héraldique, l’iconographie aurait changé depuis le XIVe siècle. Le premier sceau qui nous soit parvenu pour le XVe siècle date seulement de 1463 et porte les armoiries de la ville : il est impossible de dire si c’est le même qu’en 1427. Sur ce sceau figure le lion 792 et les fleurs de lys royales, mais la croix de l’Eglise a disparu. « Gouverner c’est d’abord manipuler un certain nombre de signes » 793  : le consulat affirme donc son indépendance face à ce pouvoir ; J. Tricou fait d’ailleurs remarquer que cela ne se fait pas sans peine puisqu’en 1431, l’Eglise conteste l’usage de ce sceau par le consulat de Lyon 794 .

L’élaboration des documents consulaires répond à une double logique : il faut qu’ils soient formellement parfaits afin de refléter une image positive du consulat, mais ils doivent aussi être irréprochables sur le fond afin de garder toute leur efficacité. C’est dans cette double optique que les conseillers définissent des consignes strictes de réalisation pour tous les types de documents. Cette volonté est aussi intimement liée au contexte politique et social du début du XVe siècle : la guerre de Cent Ans crée un climat d’insécurité permanent, même si Lyon se trouve à l’écart de toutes les grandes batailles. La guerre a plongé le pays dans une crise économique et démographique, le roi est contesté et le trône est l’objet de multiples convoitises ; Lyon par sa position géographique reste éloigné des centres des conflits, mais se trouve aussi isolé. Dans cette situation troublée, les conseillers se doivent d’afficher l’image d’un pouvoir fort, uni et stable pour rassurer les habitants, et leurs productions écrites doivent être à l’image de ces résolutions. Dans ces conditions, il faut donner l’image d’un pouvoir qui ordonne, gère et commande de façon rationnelle, il ne saurait y avoir une quelconque forme d’anarchie dans la réalisation des papiers de la ville, surtout lorsque ceux-ci concernent directement les habitants.

La qualité des productions écrites du consulat est donc un souci constant chez les conseillers. Outre la véracité des informations, la perfection de l’écrit se compose de deux aspects : un aspect esthétique, la mise au net, et un aspect formel, le respect de certaines normes. La mise au net implique que le texte recopié a sa forme finale : c’est l’aboutissement de tous les autres travaux sur le texte. Le secrétaire et ses clercs sont là pour « pour grosser et mectre en forme les lettres » 795 , « pour [corriger, reffaire et mettre] au net les minutes » 796 . Ce respect formel est un travail long, délicat et indispensable : les conseillers n’hésitent pas à refuser un texte s’il ne correspond pas aux normes de précision et d’exactitude qu’ils réclament. Tous ont conscience que pour être valable juridiquement un document doit être inattaquable et particulièrement précis :

‘« attendu que les provisions impétrées contre Bérert Jacot ne sont point si précises comme besoing feust, et par ce seroit la chose bien longue et que à la fin la chose tombera en parlement, qui à la fin y commettra autres commissaires, et seroit de peu de valeur ce que feroit maistre Joffrey Vassal, que l’on face impétrer d’autres provisions plus précises, sans que ledit maistre Joffrey s’entremettre de par le présent de l’exéqution desdites lettres » 797 .’

Dans cet extrait, les conseillers redoutent des complications en justice parce que les documents qu’ils devaient produire ont été rédigés de façon négligente : l’influence des juristes se fait sentir au sein du consulat. Bien que les grands marchands dominent l’institution, leur pragmatisme leur conseille de s’intéresser sérieusement à l’aspect formel de tout document « afin que la chose puisse sortir son effet au proffit des parties et de la chose publique » 798 . Quand en 1434, Druet Fortin propose de faire paver une tour en échange de son affranchissement de tous les impôts de la ville, les conseillers se montrent intéressés mais ils lui demandent de réécrire sa proposition « pour ce qu’il fait sadicte minute trop générale, car il y comprent lé drois et tréhus royaulx et pluseurs autres franchises qui n’appartiennent point à fait de commun, ilz ont appoincté qu’ilz feront corrigier ladicte minute ainsi qu’elle doit estre raysonnablement » 799 . En aucun cas les conseillers ne peuvent cautionner une minute qui demanderait l’exemption grossière de droits que le consulat ne peut octroyer : c’est l’image de marque de la ville et le sérieux de ses dirigeants qui transparaissent dans les papiers produits ou validés. Le vocabulaire pour évoquer cette traque des erreurs reste limité : « corriger », « reffaire » sont l’essentiel des verbes employés, directs et sans tergiversation, signes que l’on n’hésite pas s’il le faut à tout recommencer.

Un type de document résume parfaitement les préoccupations du consulat : les estimes de la ville 800 . Les commis à refaire les papiers des estimes doivent suivre des consignes pratiques données par les conseillers, sur la manière d’enquêter auprès des habitants pour connaître l’état de leurs biens :

‘« ont commandé et donné charge à Pierre Archimbaud, mandeur du consulat de ladite ville, qu’il mande et face venir devant eulx demain à matin Barthélemy Peyssel, demorant près la porte de Bourgneuf et des autres ses voysins jusques au nombre de V ou de VI, et ont ordonné et arresté lesdis commis qu’ilz vacqueront oudit affere VI heures pour jour, c’est assavoir III heures de matin à commencer à VII heures et III heures après disner, à commencer à II heures après my jour » 801 .’

Les directives données pour la réalisation des estimes sont révélatrices : leur codification répond en partie à une volonté de s’afficher comme un pouvoir stable, respectueux des règles. Dans un contexte d’insécurité latente à cause de la guerre de Cent Ans et de difficultés économiques, il faut que la population assimile qu’au cœur du désordre, la ville reste un espace d’ordre. Les habitants doivent se déplacer pour venir faire leur déclaration de biens : les conseillers instaurent volontairement une sorte de rituel, une mise en scène de l’écrit 802 . Il faut aller se faire enregistrer dans un lieu précis, certains jours, à certaines heures : cette normalisation de l’écrit doit être perceptible par la population jusque dans le mode d’enregistrement de ses déclarations, comme un gage de sérieux, d’ordre et d’égalité. Ce souci d’équité est d’ailleurs souligné par le fait que les dires de chacun doivent être validés par ses voisins : une façon de promettre la transparence dans les déclarations des plus riches 803 . Mais cette mesure est seulement de la poudre aux yeux : les conseillers, membres de l’élite économique de la ville, sont tous voisins, il est donc aisé pour des amis fortunés de s’entendre sur leurs déclarations. Ceux qui refusent de payer la taille ou qui ont des arrérages seront repérés et « signés à vacat » 804 dans un « rolle » 805 confié au receveur de la ville. Cette information en latin est peut-être une manière supplémentaire de pointer du doigt ceux qui n’ont pas accompli leur devoir, en notant dans la langue noble leur écart de conduite 806 .

Les conseillers n’hésitent jamais à reconnaître que « les papiers de la taillie ne sont point bien égales » 807  : ils préfèrent prendre de vitesse les mécontents dès qu’une nouvelle taille doit être levée en indiquant que les papiers seront refaits pour plus d’exactitude. Dans les nommées, il apparaît donc d’abord primordial de « nettoyer » 808 ces documents, c’est-à-dire de les mettre à jour : ce terme n’est pas anodin, il implique la recherche de l’ordre par la clarté, la simplification. Il faut enlever tout ce qui n’a pas lieu d’être, c’est une vision administrative de la ville, où chacun est une ligne à garder ou à rayer : il faut repérer « ceulx qui sont mors ou qui s’en sont alez pour les oster du papier » 809 . Les conditions économiques modifient parfois radicalement les destinées, il faut donc refaire régulièrement les papiers à cause des « grans changemens des condicions des gens, advenues depuis la fasson desdis papiers, c’est assavoir que les ungs sont depuis enrichis et les autres apovris » 810 . Ces considérations sont le fruit de la conjoncture : du fait de la dépopulation de Lyon, il faut surtout s’occuper de sortir les morts et les absents des papiers et de noter les disparités qui se sont accrues entre les habitants. Ces bouleversements expliquent pourquoi on peut parler effectivement de nettoyage des estimes de la ville. Cependant ces mesures sont surtout des vœux pieux : les registres des nommées se présentent plutôt sous une forme assez confuse après plusieurs mises à jour. Des passages entiers sont raturés, barrés ou annotés, les marges sont pleines de précisions, de révisions ou d’annulations : la clarté souhaitée n’apparaît pas toujours dans les faits.

La maîtrise de ces normes d’écriture est un signe d’appartenance à l’élite : ceux qui ne la connaissent pas et / ou ne l’appliquent pas sont de fait exclus du groupe dominant. Les conseillers ont particulièrement conscienced’un formalisme à respecter lorsqu’ils doivent s’adresser à des personnages importants : pour écrire au connétable ils commandent « que l’on face faire une supplication bien dictée » 811  ; quand un Grand fait une demande « l’on lui rescripra la meilleur response que l’on pourra » 812 . Il y a des règles à respecter, un style à imiter, ils sont donc toujours très prudents lorsqu’ils envoient un document au roi ou à ses officiers et n’hésitent pas à faire appel à des professionnels de l’écrit, les juristes : en 1435 ils décident donc « que l’on face veoir par praticiens l’appellation que l’on baillera aux commissaires refformateurs afin que l’on n’oublie d’y mectre ce quy sera nécessaire à mettre et d’en ouster ce quy seroit superflue » 813 .

Cependant ce n’est que l’amorce de ce mouvement, et parfois, la non-conformité des documents n’est que relevée, comme le montre un épisode de 1421 :

‘« ilz ont commis à Aymé de Nièvre, Jehan Tiboud et Estienne Guerrier qu’ilz mectent fin es comptes de Nantuas, en l’estat qu’ilz sont fais, combien que les mandemens n’y soient registrés par ordonnance, mes soient les ungs de dacte précédent après les autres de dacte subséquent, pourveu qu’ilz avisent bien que aucuns desdis mandemens n’y soient mis deux fois » 814 .’

On conserve donc encore une certaine liberté face à ces nouvelles règles. Par mesure d’économie de temps et d’argent, les documents ne sont pas refaits s’ils sont seulement destinés à la ville et que cela ne prête pas à conséquence. Cette attitude change dans la seconde moitié du XVe siècle.

Notes
789.

1427, RCL2 p.236.

790.

C’est un témoignage d’histoire sociale. Toutes les informations sur les sceaux et l’analyse sigillographique sont tirées de : O. Guyotjeannin, Les sources de l’histoire médiévale, Paris, 1998 ; M. Pastoureau, Les sceaux, Turnhout, 1981.

791.

H. Hours, « Les sceaux de la ville de Lyon en 1271 et 1320 », Mélanges offerts à J. Tricou, 1972, p.163-177 ; J. Tricou, Les armes de Lyon, Lyon, 1950 ; J.B. Monfalcon, Histoire monumentale de la ville de Lyon, Paris, 1866, t.5.

792.

Le lion est l’emblème de la ville. Difficile de dater cette assimilation, mais on peut souligner que ce jeu homonymique entre le nom de la ville et celui de l’animal, n’a qu’un équivalent en France : le jeu de mots entre gallus et gallis qui fait du coq l’animal emblème de la France. M. Pastoureau, « L’Etat et son image emblématique », Culture et idéologie dans la genèse de l’Etat moderne, E.F.R., 1984, n°82, Rome, 1985, p.151. Lors des entrées royales, l’emblème de la ville est toujours représenté, les registres de la comptabilité y font de nombreuses allusions : sont évoqués par exemple les gages pour « pour trois peaulx de veau pour fere le lion » (CC481, n°18, 1476) ou bien les « queueus baillées pour faire le lion » (CC511, n°3, f17, 1490) ainsi que les « étoffes pour le lion » (CC511, n°6, 1490). Cité par E. Vial, « Les costumes consulaires », Revue d’histoire de Lyon, 1904, p.43-60

793.

M. Pastoureau, « L’Etat et son image emblématique », op.cit., p.153.

794.

J. Tricou, Les armes de Lyon, op. cit., p.7.

795.

1417, RCL1 p.57.

796.

1427, RCL2 p.236.

797.

1427, RCL2 p.240.

798.

1434, RCL2 p.369.

799.

1434, RCL2 p.369.

800.

Les estimes de la ville consignent l’estimation et la description des biens des habitants de Lion. Le terme d’estimes est synonyme de vaillant et de nommées.

801.

1446, RCL2 p.504.

802.

Le mandeur du consulat répète cette convocation dans toutes les rues de la ville, comme le prouve cet ordre de lui donner des gages « pour la peine et labeur qu’il a heu de mander et fere venir les habitans de ladite ville devant les commis à reffaire les papiers de vailliens tant en meubles comme immeubles », 1447, RCL2 p.530.

803.

En 1448 les conseillers ordonnent « que lesdis commis procèdent à la reffaction desdis papiers sus lesdis meubles par réception de bons et fors serements des parties et par information des voysins, se mestier est, en aians tousjours regard es gains practiques et estas desdites parties », 1448, RCL2 p.574.

804.

1429, RCL2 p.305.

805.

Rolle = liste des contribuables.

806.

Il est possible que ce ne soit pas seulement parce que le latin vient naturellement à l’esprit des scribes qui sont des notaires et dont la formation ressort à cette occasion.

807.

1425, RCL2 p.156.

808.

Les commis à la réfection des papiers de la taille doivent refaire ces documents afin de remettre aux conseillers « lesdits papiers nettoyés comme dit est », 1434, RCL2 p.408.

809.

1425, RCL2 p.149.

810.

1428, RCL2 p.284.

811.

1427, RCL2 p.227.

812.

1435, RCL2 p.435.

813.

1435, RCL2 p.439.

814.

1421, RCL1 p.338.