c) Prestige des documents consulaires.

Au début du XVIe siècle des considérations esthétiques apparaissent, l’image de la ville est aussi dans la beauté de ses productions : on choisit le type de papier sur lequel tel document doit être recopié 849  ; des majuscules ornées 850 , mais aussi des dessins dans les majuscules 851 apparaissent dans les registres consulaires. Cependant cette pratique est à nuancer car ces réalisations se trouvent parfois dans des copies postérieures des registres consulaires 852 . D’une manière générale à partir de la fin des années 1480, les volumes de mise au net, de grand format, sont de plus en plus soignés : absence pratiquement de toute rature 853 , soin extrême porté à l’écriture, aux marges, à l’espacement. Peut-être est-ce l’influence de l’imprimerie, mais « le souci grandissant du paraître qui se marque dans l’ordre protocolaire du consulat et le luxe de ses vêtements cérémoniels, transparaît également dans la présentation de ces livres ayant à témoigner, à leur manière, de l’honneur de la ville » 854 . Le consulat semble aussi commencer un début de bibliothèque : en 1494, les conseillers donnent en effet des gages à leur secrétaire Georges de la Noyerie « tant pour les Euvangilles et calendriers comme les publiages des foyres, le péage de la ville et Béchevellin aussi des ordonnances des monnoyes qu’il fait mectre et escrire en beau parchemin et couller en tableau bien illuminnez et ystoriez et renduz en l’ostel de ladite ville » 855 . Cette petite bibliothèque contiendrait les Evangiles et un calendrier : impossible de savoir quels autres ouvrages pourraient être conservés car c’est la seule allusion dans les registres 856 . Cet extrait témoigne aussi de la volonté de mettre particulièrement en valeur certains documents rendus publics dans la ville, qui seraient collés sur une planche en bois après une rédaction sur un parchemin décoré et enluminé 857 . Ceci pourrait indiquer que des documents importants ou prestigieux auraient un traitement particulier et seraient ensuite affichés dans le consulat ; ce serait peut-être une manière de le décorer ou bien de rendre accessibles à tous certains papiers officiels.

La codification des documents est devenue une norme intégrée par tous et les vérifications sont faites avec beaucoup de soin : lors de celle des comptes du receveur de la ville en 1507, le secrétaire indique que chaque feuillet a été vérifié méticuleusement, comme le prouve le compte rendu final qui accompagne le document 858 . La définition de modèles pour chaque document permet aussi au consulat de se prémunir définitivement de toute attaque de particuliers mécontents ou soupçonneux quant à la manière de réaliser ces papiers 859 .

La normalisation des documents ne souffre plus aucune insuffisance : en 1493, Barthélemy Berchier, l’un des commis à lever l’impôt vient rendre au consulat ses comptes, mais « pour ce que les papiers qu’il a exhibez n’estoient pas souffisamment ne deuement couchez en forme de compte, a esté remis a une autres foys et interim qu’il acostre sesdits papiers » 860 . En 1504, avant même que Claude Taillemond ne rende lui aussi le papier de sa levée, il lui est rappelé qu’il doit « tout mectre en bon ordre et estat des comptes, (…) en la meilleur forme que fere se devra » 861 . Il y a des normes à respecter et il faut s’y conformer : c’est un signe d’appartenance à l’élite que de les maîtriser et de les connaître pour dénoncer ceux qui ne savent pas les appliquer, et de cette manière souligner leur non appartenance au groupe de l’élite. Mais il apparaît aussi de façon évidente que les conseillers instaurent des normes strictes parce que chaque document doit faire honneur à la ville : ainsi en 1493 il est établi que dorénavant « les mandemens et descharges qu’on fera au consulat de céans afin qu’ilz soient plus auctentiques et en meilleur stille se commenceront : les conseillers de la ville et communaulté… » 862 . Le style est définitivement soumis à l’approbation des juristes, que ce soit pour répondre à des demandes royales qui ne peuvent être satisfaites 863 ou régler un conflit avec un grand ecclésiastique 864  : l’art de rhétorique est au service de la diplomatie urbaine.

La réalisation des estimes est un sujet moins présent dans les registres à la fin du XVe siècle et au début du XVIe, du moins le problème n’est plus abordé sous le même angle : l’aspect formel de ces documents est suffisamment codifié pour qu’il ne soit pas nécessaire de s’appesantir sur le sujet. Les conseillers mettent par contre l’accent sur la nécessité périodique de les remettre à jour pour « réduire les choses en équalité en manière que les fors supportassent les foybles, comme raison et bonne équité veullent. Mesmement car lesdits papiers qui longtemps à furent faitz estoient et sont en plusieurs parties d’iceulx erronnéz et en grant désordre » 865 . Comme les années antérieures, les conseillers reconnaissent sans difficultés la justesse de ces récriminations, la parole est autorisée comme soupape, pour que les tensions dans la population s’expriment et disparaissent. Mais on constate cependant un changement de vocabulaire qui n’a rien d’anodin : il n’est plus question de « reffection » des estimes mais « d’acostrement » 866 , terme plus doux, qui implique une moins grande remise en question de la validité du document. Symboliquement le consulat donne l’image de mieux maîtriser la confection de ces papiers à travers cet euphémisme, ce qui lui permet aussi de minimiser plus facilement les plaintes.

Les registres de la ville témoignent donc largement de l’importance de la codification des documents émanant du consulat et du soin que les conseillers leur portent, conscients qu’ils véhiculent une certaine image du consulat pour tous ceux qui les lisent. Mais le secrétaire ne se contente pas de souligner cet aspect, il montre aussi à quel point l’écrit peut être un outil à double tranchant, source de dangers pour le consulat.

Notes
849.

Exemple : on choisit « une rame fin papier en la chambre des papiers des nommées pour servir à faire des nommées et quictances », 1512, BB30 f99 ; on achète « trois douzaines fin parchemin achepté pour remectre tous les comptes de la despense et recepte du pont du Rosne depuis quatre ou cinq ans en ça : III livres XV sols », 1512, BB30 f98v.

850.

Majuscules ornées, 1502, BB24 f373 ; 1504, BB24 f436v ; 1506, BB25 f1 ; 1510, BB28 f220v, f225v, f226, f227 ; 1512, BB30 f91 ; 1516, BB34 f170, f186, f230, f206.

851.

Lettrine : P avec un visage, 1510, BB28 f192 ; J avec un visage, 1510, BB28 f193 ; M avec un visage, 1512, BB30 f47 ; autres exemples : 1512, BB30 f44, f44v, f57v, f61 ; 1513, BB30 f286 ; 1514, BB33 f19. On trouve aussi une main en marge, 1502, BB24 f387v, ou un visage dans une date, 1512, BB30 f53v.

852.

On sait que le fils de Claude Granier a mis au net certains des papiers de son père, il l’indique clairement à la fin des registres dont il a été le copiste, mais il est impossible de savoir à quel moment la plupart des mises au net sont faites, car rien ne l’indique dans le registre. Il n’est donc pas assuré totalement que cette attention à la beauté de certaines lettres soit bien le fait du secrétaire de l’époque.

853.

On trouve malgré tout quelques erreurs, qui s’apparentent parfois à des lapsus intéressants, trahissant une petite gêne face à des termes issus du latin : ainsi, dans un paragraphe, le secrétaire a barré « inhibition », et l’a remplacé par « exhibition », 1515, BB 33 f318.

854.

J. Rossiaud, Préface « En faveur, … », op.cit., p.12.

855.

1494, BB22 f31v. Les 11 articles des privilèges des foires de Lyon ont effectivement été calligraphiés sur parchemin enluminé en 1494 : les Archives municipales possèdent ce document, dont la miniature a cependant disparu : HH274, pièce 16 (Réserve).

856.

Ce n’est qu’une hypothèse, mais quatre villes sont connues en France pour leur librairie d’échevinage : Rouen (dans les années 1450), Saint-Lô, Poitiers et Amiens (dans les années 1470). Ces livres sont acquis soit par commande, soit par dons. La première commande de la ville d’Amiens est une Histoire ; à Rouen aussi, les échevins commandent des livres d’histoire, tant antique qu’actuelle. Les acquisitions les plus onéreuses concernent l’hagiographie, la gestion et certains livres d’histoire, dès leur parution. Les dons sont surtout des livres de morale et d’histoire. Ces bibliothèques ne contiennent que peu d’ouvrages : à Amiens, 14 livres se trouvent dans la chambre du conseil, 11 dans la chambre de livres. L’interdiction de prêter les livres et même de les déplacer est soulignée à Rouen dans les délibérations du 25 juin 1450 et rappelée en 1469. La majorité des livres, sinon la totalité est en français. Ch. De Mérindol, « Représentations du pouvoir urbain : sceaux, décors monumentaux, bibliothèques d’échevinage », La ville au Moyen-âge, sous la direction de N. Coulet et O. Guyotjeannin, CTHS, 1998, p.573-576. Il est délicat de se prononcer avec certitude sur le cas de Lyon, mais l’allusion relevée permet qu’on s’interroge sur l’existence d’un début de bibliothèque consulaire.

857.

Cela rappelle d’ailleurs grandement le support sur lequel est conservé le discours que Pierre Chanet a prononcé lors l’oraison doctorale lue pour l’élection des nouveaux conseillers de 1509. Nous reviendrons sur ce document exceptionnel un peu plus loin, dans le chapitre « La remise en cause du modèle ».

858.

Les commis à vérifier ces documents affirment « iceulx comptes avoir veuz, vériffiez et arrestez ainsi qu’il appert par les chapitres desdits comptes et coctes faictes et escriptes au doz desdits articles et ainsi qu’il appert par ledit compte », 1507, BB25 f108. Il est rare que de telles précisions soient fournies, généralement le secrétaire se contente d’indiquer qu’une correction-vérification a été faite : « le trésorier a présenté son compte sur le bureau, commis à le veoir Loys Teze, Anthoine Vidal, Guillaume Dublet », 1498, BB24 f191v ; « ont veu et correcté l’acte qui fut accordé au prieur et couvent des Jacobins », 1502, BB24 f353v ; « Claude Vandel a veu et corrigé les mémoires pour faire les deffences au procès de Thomassin », 1511, BB28 f308v …

859.

Ainsi en 1515, le consulat décide de faire refaire les papiers des estimes des biens des habitants ; les commis à ce travail « ont commencé à besoigner et ont desja vacqué par aucuns jours à la faire. Mais pour ce que aucuns des habitans de la ville en ont murmuré, mesmement de qu’ilz besoignent comme l’en feist en l’an mil CCCCXCI et mil CCCCXCII selon le revenu des biens, mesmement des loges, des maison, ilz ont supercédé y besoignier et ne sont délibérer y besoigner sans avoir préalablement déclaracion de la manière d’y procéder mesmement touchant les immeubles de la ville. A esté ordonné veoir la procédure qui fut faicte en ladite année mil CCCCXCI et mil CCCCXCII pour après en besoigner ainsi que de raison », 1515, BB33 f217v.

860.

1493, BB21 f15v. Autre exemple : « ledit trésorier a fait rabiller deux mandements passez pour Jehan Guenault », 1501, BB24 f292.

861.

1504, BB24 f475v.

862.

1493, BB21 f20v.

863.

Les conseillers « ont arresté que en ensuyvant l’advis des notables clercs sur ce donné samedi dernier l’en doit respondre en la manière que s’ensuyt et en telles ou semblables parolles : Dieu donne bonne vie au roy, les corps, les cueurs et les biens sont siens mais tant qui touche ce, la ville est appellant de ce », 1492, BB19 f271.

864.

Un conflit oppose le consulat au cardinal de Talaru, un juriste conseille « tant pour obvier à interdit et ces en cestedite ville qui seroit esclandre, erreur au peuple et périls es âmes, aussi pour honneur en faveur de monseigneur le cardinal, l’en doit escripre une doulce lectre en termes généraulx sans aucuns charger ne agraiver les choses », 1493, BB20 f88.

865.

1490, BB19 f197.

866.

Acostrement = mise à jour. « A esté ordonné que ledit Bellièvre et François Tourvéon vacqueront à l’acostrement des papiers après disner », 1499, BB24 f195 ; nomination de deux conseillers « pour acostrer et oyr les doléances des complaignans touchant les VIII deniers mis sus », 1503, BB24 f415 ; certains conseillers seront « assemblez pour besoigner à l’acostrement des gens doléans pour l’emprunct et II deniers du pont », 1503, BB24 f416. Idem : 1504, BB24 f437, f444v ; 1513, BB30 f124v…