La notion de patrimoine mais aussi de trésor est associée aux archives : certains documents doivent être protégés comme trésor urbain, ce qui conduit les conseillers à considérer que le secret ne peut être montré à tout le monde. La connaissance donne le pouvoir, restreindre son accès garantit la pérennité de la vision de la ville que veulent donner des consuls, d’où de multiples refus de prêter les documents conservés dans les archives et ce pendant toute la période. La majorité de ces refus concerne les documents fiscaux, surtout si ceux-ci sont demandés par une cour de justice. Il leur est intolérable que le pouvoir, qu’il soit l’émanation du roi ou de l’archevêque de Lyon, puisse avoir le même accès qu’eux à l’identité de la ville grâce à ces documents : dans ces refus il y a toujours le vague pressentiment que cette demande pourrait nuire à la ville « car l’on ne scet à quel fin ilz demandent ladite copie » 868 . Ils utilisent aussi leurs refus répétés en les transformant en argument d’autorité, indiquant que les documents ne seront « point produys ne exhibez autmoyns en jugement, veu qu’il ne fut jamays fait » 869 : la référence à la coutume, créée par les différents consulats, est à la base de leur argumentaire. Dans la seconde partie du siècle, l’art de la rhétorique qui se développe, se traduit parfois par un refus outré hyperbolique pour décourager les demandeurs 870 .
L’autre argument qu’ils utilisent couramment tout au long du siècle est la protection des secrets des habitants, contre tout viol de l’intimité ; face aux agents royaux les conseillers s’identifient à la ville, personne morale incarnée en eux : c’est le refus de se dévoiler au roi. Cette démarche va très loin puisqu’ils prennent même des mesures de protection au cas où leurs documents tomberaient entre de « mauvaises mains », afin de minimiser les informations qui leur seraient subtilisées : « ilz ont ordonné que ceulx qui refferont les papiers des vaillant pour les tailles les refferont à la moytié des vaillans es habitans de la ville, afin que se aucuns officiers vouloient de force prendre lesdis papiers, qu’ilz ne puissent vrayement savoir les vaillans de la ville » 871 . Cette protection est évoquée même lorsque les demandeurs sont des Lyonnais : ainsi en 1449, lorsque Pierre Dupré demande à « veoir la nommée et denumbrement des biens tant de son feu père comme de son grand-père, comme aussi dudit Jehan Dupré son oncle, ilz ont conclu et ordonné que lesdis papiers soient exhibéz et monstrez oudit Pierre, tant qu’il touche les nommées de sesdis feuz père et grant-père, et aussi la copie desdites nomméez s’il les veulz avoir, et non point dudit Jehan son oncle » 872 … Cette confidentialité absolue prouve combien les conseillers sont jaloux de leur propriété. En effet en 1451, ils refusent de « bailler vision des quernés depuis ledit an mil CCCCXXXVI jusques à présent » 873 contenant les syndicats de la ville à Louis Chevrier lors d’un procès entre la ville et ce particulier : il ne s’agit que de mauvaise volonté puisque chacun connaît la teneur de ces syndicats qui sont lus en public chaque année lors de la saint Thomas quand les conseillers nouveaux prennent leurs fonctions.
Cette attitude est finalement dans la droite ligne de leur rapport aux archives : les conseillers ont seuls le privilège d’accéder à ces documents, ils ont la clé des coffres qui les renferment, ils font personnellement les inventaires et ne laissent à quiconque la possibilité d’approcher ces documents. La mémoire de la ville est leur unique propriété, et ils veillent jalousement sur ce privilège. L’éventualité que des personnes hostiles à la ville puissent mettre la main sur des papiers la concernant, pour les utiliser contre elle, provoque parfois des réactions alarmistes, qui sont peu en accord avec l’image d’un pouvoir maître de lui. Ainsi en 1479, maître Barthélemy Laurent, procureur et solliciteur de la ville, a été amené devant le roi, or tous les papiers des procès de la ville sont restés chez lui à Paris sans surveillance : aussitôt les conseillers décident d’« envoyer à toute diligence homme seur et féable à Paris pour retirer tous lesdites minutes de ladite ville de chieux ledit Laurent et les mectre ailleurs, en lieu seur, pour obvier à tous inconvénient et dangiers » 874 . D’une manière générale plus on avance dans le siècle et plus les conseillers ont conscience que tout doit être conservé précieusement dans les archives consulaires : toute perte ou appropriation par des particuliers renferment un danger potentiel pour la ville qui n’est plus maîtresse de sa mémoire 875 .
Quand l’obligation par justice leur est faite de montrer des papiers, ils utilisent des subterfuges pour protéger les informations, différant par exemple le prêt des documents : « pour ce que messire Jehan Paterin a demandé à lui estre portés les papiers de la taille de la ville l’on ne les lui baillera point, mes prendront par gracieuse continuation avec lui jusques après la venus de monseigneur le bailli qui est vers le roy » 876 . C’est une façon de refuser tout en mettant les formes, en prenant soin de ne pas être passible d’attaques en justice. Dans la seconde partie du siècle, les conseillers manoeuvrent de façon plus subtile, l’ouverture des archives est accordée mais elle est accompagnée de restrictions : généralement ils exigent que certains d’entre eux et le secrétaire soient présents pour surveiller la réalisation de copies des documents 877 . Les archives sont vraisemblablement mal rangées, une personne autorisée à les consulter pourrait en profiter pour recopier d’autres documents que ceux qu’elle a demandés, ou pire pour subtiliser certains papiers 878 . Dans ces conditions la surveillance est une nécessité absolue pour la sécurité du consulat. Il arrive aussi que les documents ne soient par prêtés intégralement : en 1512 l’envoyé du roi demande à voir les « establies » de la ville par crainte d’une invasion imminente des Suisses, le consulat décide alors « que par le gros non par le menu l’en luy pourra déclairé ordre et nombre des gens establiz sans les tropt exprimer » 879 . Il arrive parfois que les conseillers indiquent que le prêt ne se fera que par morceaux afin que personne ne puisse subtiliser l’intégralité d’un document 880 .
Il reste associé aux archives l’idée d’une mémoire personnelle, qui n’a pas à être divulguée même au roi ; personne n’a le droit de connaître le contenu de ces documents. Les conseillers ne veulent renvoyer que l’image qu’ils souhaitent de leur ville et d’eux mêmes.
« Ilz ont concluz que l’on ne baillera ne monstrera à la court séculière de Lion ne vision, ne copie de la sentence donnée par mestre Girard Mestre sur le fait des pains, […], pour ce car l’on ne scet à quel fin ilz demandent ladite copie », 1419, RCL1 p.184.
« Ilz ont conclu que les quernés des taillies, lesqueulx demande Guillaume de Monpancier, panetier, estre exhibez en la cause qu’il a à l’encontre de ladite ville en la court des esleuz, et lesqueulx quernés lesdis esleuz ont appoincté estre produiz, qu’ilz ne soient point produys ne exhibez autmoyns en jugement, veu qu’il ne fut jamays fait », 1448, RCL2 p.585. André Porte demande à voir les papiers lui interdisant de faire un édifice dans une rue de la ville, les conseillers lui répondent que « la coustume n’est pas de bailler par extrait telles actes, senon par contraincte ou commandement de justice et par ainsi qu’ilz n’en bailleront point si non par commandement de justice », BB352, 31 août 1481. Refus des conseillers d’accéder à la demande de l’archevêché : « l’on ne leur peut exhiber les papiers ne nommées » car c’est contraire à la coutume, 1512, BB30 f81v.
Les conseillers refusent de donner le « rolle » des habitants de la ville au seigneur de Saint-Priest, n’hésitant pas à « [remonstrer] les dangiers, inconvéniens et autres charges et foulle esquelz ladite ville pourroit tumber de bailler lesdits quernetz », 1478, BB16 f65.
1423, RCL2 p.43.
1449, RCL2 p.643.
1451, BB5 f146v-147.
1479, BB351, cahier 1, f15.
Ainsi on demande à la veuve de Mathieu Amyot de rendre certains papiers appartenant à la ville « affin de recouvrer les sacz et pièces qui sont demourez en ses mains et obvier au danger de les perdre », 1503, BB24 f392v.
1423, RCL2 p.41.
« Les dessus nommez conseilliers ont ordonné et apoincté que, s’ilz estoient contrains et compellez, à la requeste de Jaquemet Torveon, de lui fere ouverture des archives de Saint-Jaquème, pour faire aucun extrait ou transump des papiers et autres documents de ladite ville, qu’il soit obey sans figure de plait et que ladite ouverture desdites archives soit faicte par deux ou trois d’iceulx conseilliers, appelé le procureur de ladite ville, et lesqueulx soient présens à faire lesdis extraitz », 1497, BB24 f94v.
Cependant il semble qu’il y ait des exceptions : certains notables qui ont la confiance des conseillers ont la possibilité d’emporter chez eux des documents. Ainsi en 1493 « pour plutost mectre fin es papiers nouveaulx [des nommées] et iceulx perachever pour ce qu’ilz sont hatifz pour mectre denier sur, ont ordonné que maistre Barthélemy Bellièvre qui a charge d’y besoigner pourtera si bon lui semble les quarnetz en sa maison pour plus aisément et à moins de perte de temps y povoir besoigner et prendre ung clerc ou deux pour luy aider jusques à ce que Humbert Mathieu pourra vacquer », 1493, BB21 f14. Il est vrai que Bellièvre n’est pas n’importe qui : c’est un notaire, de surcroît conseiller en 1493, mais cet exemple prouve tout de même que les papiers sortent parfois facilement des archives. Cela pourrait expliquer la disparition de certains d’entre eux, non rendus par oubli ou perte.
1512, BB30 f62v.
Pour la révision des papiers faite par des commis, le consulat décide que « l’en leur baillera lesdits papiers quernet par quernet, l’un après l’autre par recepisse », 1516, BB34 f126.