Deuxième partie. Identités consulaires

Introduction

L’expression « mentalités collectives » renvoie à l’idée que certains processus de pensée ou certaines croyances sont propres à un groupe : les individus ne pensent pas seuls, tout discours élaboré par un individu s’inscrit dans un discours collectif. C’est l’identité de l’individu que l’on tend à retrouver derrière le langage, il est donc primordial de bien comprendre comment elle se forge, et quels sont les modèles auxquels elle se réfère ou qu’elle rejette. Un individu ne correspond pas à une mentalité monolithique : ses comportements font référence à des mentalités différentes. Toute identité est un assemblage d’éléments hétéroclites 916 , résultant de l’itinéraire propre de chacun et des différents réseaux idéologiques auxquels il a été confronté, qu’il choisit d’imiter 917 ou dont il veut se différencier. De même, au sein d’un même groupe, il existe des écarts entre individus, qui s’expliquent par leur biographie. Appartenir à un milieu signifie épouser ses habitudes langagières et mentales et son point de vue sur le monde, mais cette reconnaissance dans ce réseau idéologique n’implique pas nécessairement une fusion totale avec lui : certains individus veillent à toujours conserver une petite latitude personnelle dans leurs comportements 918 . Les changements qui peuvent intervenir dans ces mentalités sont généralement lents, car les schémas mentaux qui les constituent sont stables. Pourtant il arrive que de nouvelles idées, de nouveaux comportements supplantent d’anciens ; il faut alors s’interroger sur le rôle novateur de certains individus et sur la raison du comportement mimétique de l’ensemble du groupe. Cette recherche ne doit pas s’apparenter à une collecte de curiosités : c’est la façon dont se construit l’identité qui nous intéresse, la « sédimentation » des différentes strates qui la constituent, qui peuvent sembler cachées mais qui sont trahies par le langage 919 .

L’objectif de cette partie est de cerner les caractéristiques identitaires du groupe consulaire : sont-elles clairement définies, figées dès le début du XVe siècle ou bien évoluent-elles ? Répondre à cette interrogation revient à examiner trois aspects distincts de cette identité. Comment les conseillers se voient-ils ? Quelle image souhaitent-ils donner, et donc à quel(s) modèle(s) se réfèrent-ils pour définir les normes d’appartenance à leur groupe ? Il faut ensuite confronter cette image idéale et la réalité : les critères définis sont-ils acceptés par l’ensemble du groupe, correspondent-ils aux aspirations de tous ou bien existe-t-il une crise identitaire au sein du consulat ? Enfin, il convient d’établir une sorte de bilan : au début du XVIe siècle, l’identité consulaire se décline-t-elle au singulier ou au pluriel ?

Notes
916.

La notion d’identité est fort complexe, elle peut se décliner en plusieurs composantes : parmi ces nombreuses facettes, il y a ce que l’on peut appeler l’identité de fait, c’est-à-dire ce qu’on est ; il y a ce que certains psychosociologues (c’est le cas de l’école de Bristol) nomment l’identité de valeur, c’est-à-dire l’alignement de l’identité de fait sur l’image de soi. Il est évident que ces deux aspects ne nous sont que très difficilement repérables, nous n’avancerons que fort ponctuellement des éléments dans cette direction. C. Camilleri, G. Vinsonneau, Psychologie et culture : concepts et méthodes, Armand Colin, Paris, 1996.

917.

« Le caractère constant d’un fait social quel qu’il soit, est bien d’être imitatif. […] En disant, en faisant, en pensant n’importe quoi, une fois engagés dans la vie sociale, nous imitons autrui à chaque instant à moins que nous n’innovions, ce qui est rare », Gabriel Tarde, Les lois sociales, Paris, Synthélabo, 1999, p.59-60.

918.

Ces réflexions s’inspirent des analyses de la sociologie, et sont résumées dans un article de E.M. Lipiansky, « Comment se forme l’identité des groupes », L’identité : l’individu, le groupe et la société, coordonné par J.-C. Ruano-Borbalan, Sciences humaines éditions, Auxerre, 1998, p.143-150. L’identité sociale qui se réfère à des catégories sociales où l’individu se range (homme, femme, jeune, père, ...) ainsi qu’à une combinaison de sous-identités, mobilisées en fonction des circonstances, constitue ce que l’on nomme aussi l’« identité d’appartenance » ou de « participation » : la communauté reconnaît l’individu comme un de ses membres et l’individu se reconnaît dans les modèles identificatoires et les prototypes valorisés par le groupe, on parle alors d’identification réciproque. Pour chaque individu la tendance générale est à valoriser l’in-group (groupe d’appartenance) et à dévaloriser l’out-group (celui auquel on n’appartient pas), ce qui favorise « l’esprit de corps », l’adhésion à la communauté, c’est aussi le moyen de renforcer la cohésion et le pouvoir. Ces réflexions sont au cœur de nos interrogations, puisque nous allons tenter de définir l’identité culturelle du groupe des conseillers, et de connaître les modèles auxquels ils se réfèrent pour construire et évaluer leur identité.

919.

M. Mollat proposait pour analyser les « sensibilités médiévales », de partir du langage des délibérations des conseils de ville, de chapitres ou d’assemblées, d’étudier ce qui préoccupe et émeut les hommes, leurs motifs d’action, leurs opinions, leurs actes, mais aussi de s’intéresser à la forme de leur discours et pas seulement au fond. J’éviterai d’employer le terme de « sensibilités médiévales » car il me semble trop vague et sujet à débat concernant ce qu’il recouvre exactement. L’histoire des sensibilités renvoie à l’appréhension immédiate des réactions (sentiments, gestes, attitudes) apparentées à l’intuition ; les indices de sa présence se retrouvent dans le langage. Si je ne retiens pas ce mot, je partage par contre l’analyse proposée par M. Mollat, « La sensibilité médiévale au temps des crises (XIVe-XVe siècles) », Etudes sur la sensibilité au Moyen-âge, Actes du 102ème congrès national des sociétés savantes de Limoges, 1977, Philologie et histoire, Paris, 1979, t.2, p.13-30.