b) L’imbrication des pouvoirs.

Cette domination d’une oligarchie est encore renforcée si l’on s’intéresse aux liens qui unissent les conseillers et les maîtres des métiers qui se cooptent mutuellement 1019 . Les conseillers qui n’ont jamais été maîtres des métiers ou terriers sont au nombre de 97 (32% des conseillers). Peut-on établir un rapport entre l’absence de maîtrise et le nombre de mandats de conseiller ?

Nombre de mandats des conseillers sans maîtrise.
Nombre de mandats Pourcentage de conseillers
1 61,5
2 18,5
3 9,5
4 7
5 2,5
6 1

61,5% des conseillers sans maîtrise n’ont été élus qu’une fois et ils représentent 58,5% de tous les conseillers n’ayant eu qu’un mandat. Seulement 2,5% ont été élus 5 fois, 1% ont été élus 6 fois : l’absence de maîtrise est donc un frein pour mener une véritable carrière politique. Ceci souligne les liens très forts qui unissent les maîtres des métiers et les conseillers puisque ces deux types de mandats sont donc complémentaires pour faire une carrière à Lyon.

207 conseillers ont été aussi maîtres des métiers ou terriers 1020 , soit 68% des conseillers. Parmi eux, 108 conseillers (52%) ont occupé la charge de maître des métiers avant d’accéder au consulat ; 97 conseillers (47%) exercent au moins une charge de maître des métiers entre leurs différents mandats de consuls ; 78 conseillers (37,5%) ont cumulé les fonctions de consul et de maître des métiers au moins pendant 1 an ; 76 conseillers (36,5%) occupent au moins une charge de maître des métiers après la fin de leur fonction consulaire.

L’obtention de ces mandats renforce sérieusement l’influence politique de ces hommes sur la ville de Lyon : appartenir tour à tour à ces deux groupes est une preuve de considération, de grande renommée mais aussi de puissance. Les maîtres de métiers participent à la vie politique, non seulement en élisant les conseillers mais aussi en prenant part à nombre de débats et en donnant leur avis sur la politique de la ville. Il est donc intéressant de connaître le nombre d’années durant lesquelles ces élites occupent indifféremment l’une ou l’autre de ces fonctions. La durée de leur vie politique peut être calculée en comparant les dates de leur premier et de leur dernier mandat.

Durée de la vie politique des conseillers (du 1
Durée de la vie politique des conseillers (du 1er au dernier mandat exercé).

28,5% des conseillers (soit 59) ont participé à la vie politique moins de 10 ans ; 31,5% (soit 65) y ont participé entre 10 et 20 ans ; 23,5% (soit 49) ont participé entre 20 et 30 ans ; 10% (soit 21) ont participé entre 30 et 40 ans et 6,5% (soit 13) ont participé plus de 40 ans. Certains sont d’abord maître des métiers et obtiennent une fonction de conseiller, comme pour les récompenser et les assurer de l’estime de tous (c’est le cas de 56 conseillers, soit 27%) ; d’autres cumulent des charges et de fait font partie de la vie politique de la ville bien plus souvent que ne le laisse au départ entrevoir leur participation au consulat.

Pour mieux cerner la manière dont le pouvoir est partagé, il faut s’interroger sur la fréquence des réélections des conseillers.

Fréquence des mandats (consulat et maîtrise confondus)
Nombre d’années entre deux mandats Pourcentage des conseillers
2 43
3 30,5
4 14
5 4,5
6 2
7 et plus 6

73,5 % des réélus le sont en moins de trois ans : lorsque l’on entre dans le circuit des honneurs, on en bénéficie rapidement et plusieurs fois assez facilement, soit par goût, soit peut-être par sens du devoir. Certains semblent accepter une charge régulière pendant quelques années avant de laisser la place. Par contre, ceux qui sont réélus seulement au bout de six ans et plus, ne sont pas réellement intéressés par la vie politique : une fonction leur est dévolue par manque de candidats ou pour leur faire plaisir. Ils ne cherchent pas particulièrement les honneurs de la vie politique.

Si l’on s’intéresse uniquement aux réélections au consulat, les données sont un peu différentes. Il n’y a pas de réélection après plus de sept ans de non activité et les temps d’attente moyens entre chaque élection sont un peu différents. Seuls 148 conseillers nous intéressent, puisque parmi ceux qui ont exercé une maîtrise, 63 n’ont accédé qu’une fois au consulat. 46 (soit 31%) ont été réélus en moins de deux ans ; 64 (soit 46,5%) ont été réélus au bout de deux à trois ans ; 21 (soit 15%) au bout de trois à quatre ans ; 10 (soit 7%) au bout de quatre à cinq ans et 7 (soit 5%) au bout de plus de cinq ans.

Non seulement certaines familles dominent le consulat, mais en plus il existe des liens très forts entre le consulat et la maîtrise. Lorsque les individus entrent dans la sphère des honneurs et du pouvoir, ils restent longtemps en place par le cumul de leurs fonctions et influent durablement sur la politique de la ville. Le pouvoir est monopolisé par un groupe qui se répartit régulièrement toutes les fonctions importantes à tour de rôle.

De plus, à la fin du XVe siècle, les liens de clientèle qui unissent les conseillers et les notables ont tendance à se resserrer autour de certaines vieilles familles, qui ont toutes eu un parent conseiller. Ceci est mis en évidence dans les accords à l’amiable qui sont trouvés, ou les soutiens qui sont apportés systématiquement aux descendants ou aux proches de consuls 1021 . Les liens d’amitié 1022 mais aussi les liens familiaux 1023 sont ouvertement affichés ce qui donne l’impression d’un petit monde autocentré et très fermé. Un épisode de 1519 est particulièrement révélateur de ces pratiques : « monsire de Vely a requis à messires les conseillers que leur plaisir soit nommez et intituler la rue Chanu rue des Dodieux pour ce que ladicte rue a esté faicte et baillé le fons par feu maistre Jacques Dodieu son père et se meut de sa directe » 1024 . C’est la première demande de ce genre qui est soumise au consulat. Dodieu demande somme toute la reconnaissance de toute la ville pour sa famille qui a beaucoup servi le consulat 1025 . Vouloir donner son nom à une rue de la cité 1026 , c’est laisser une trace tangible de cette famille dans l’histoire de la ville, gagner une sorte d’immortalité, puisqu’elle se rappellera sans cesse à la mémoire collective 1027 .

Les liens entre conseillers et maîtres des métiers, la durée des mandats de certains, le faible renouvellement des individus, la confiscation du pouvoir par quelques familles limitent l’accès au pouvoir consulaire 1028 . Le vrai visage des dirigeants du consulat est celui d’une oligarchie immuable ; les critères de désignation des conseillers sont édictés de façon à garantir le pouvoir de cette oligarchie, et la réforme de 1447 n’apporte aucun changement à ces pratiques.

Notes
1019.

On considère 304 individus.

1020.

Terriers = rentiers.

1021.

Ainsi en 1497, le consulat accorde à André Peyron « que luy, sa famille, serviteurs et successeurs seroient exemptz du barraige », BB25 f107. Son père Jean (ou son frère) est consul cette même année. En 1508, Claude Paterin demande une diminution de son impôt : les conseillers acceptent à demi-mot, répondant « qu’ilz n’entendent sinon le traicter comme ung des bons pilliers de ladite ville, par quoy affin tousjours de l’entretenir et qu’il ait cause soy contenter et aider à ladite ville », 1508, BB25 f238v. Il est vrai que son père et son grand-père ont tous deux été conseillers : la renommée d’une famille fait passer beaucoup de choses, et les Paterin sont désignés comme « ung des bons pilliers de ladite ville ». Il faut donc ménager Claude explicitement pour qu’il aide la ville si besoin est. En 1517, le consulat ne diminue pas l’impôt d’Edouard Grant, malgré sa requête, mais prend bien soin de souligner que « pour l’advenir l’en aura regard de le plus amplement gratiffier et récompenser », BB37 f19. Il faut dire que trois de ses ancêtres ont été conseillers au XVe siècle, dont Jean Grant qui a été de surcroît le conseiller juridique de la ville.

1022.

Il est décidé d’envoyer comme ambassadeurs de la ville au près de François Ier, Maurice Sève et Claude Laurencin : « pour prier ledit Sève a esté commis monsire Deschamps et pour parler audit Laurencin ledit maistre Bellièvre », 1515 BB33 f188.

1023.

En 1497, les conseillers « chargent le procureur de parler à Jean Rocheffort son beau père et autres ses amiz et parans affin qu’ilz luy facent faire le devoir », BB25 f103v.

1024.

1519, BB39 f35v.

1025.

Jean seigneur de Vely a été lui même conseiller en 1500-1501 ; son grand-père Guillaume Dodieu a été conseiller en 1469-1470 et 1474-1475, et son arrière-grand-père Junet en 1431, 1435 et 1450-1451 et son arrière-grand oncle Raymond II en 1453-1454,… Cette famille compte des élus depuis le XIVe siècle.

1026.

Les Dodieu ont « baillé le fons » pour faire cette rue, qui par conséquent « se meut de [leur] directe » : c’est donc aussi parce que le terrain sur lequel la rue a été faite leur appartient, qu’ils se permettent de formuler une telle demande.

1027.

Il est fort dommage que nous n’ayons pas la réponse des conseillers, difficile de savoir si cette demande a été acceptée.

1028.

Le cas de Lyon n’a rien d’original. La prise du pouvoir municipal permet de s’attribuer un moyen de domination, mais constitue aussi l’un des signes les plus éclatants de l’identité des élites de cette époque. « C’est un fait qu’à partir du XVe siècle, aucune ville ne peut être réputée bonne si elle n’est pas une personne morale, ou comme on dit de préférence, si elle ne forme pas un corps. Or partout, l’élite oligarchique se confond avec ce corps de ville. Si un individu honorable ou mieux un lignage fait déjà partie de cette élite, les charges et les honneurs municipaux lui reviennent pour ainsi dire de droit, et à l’inverse, les obtenir est pour un nouveau venu le plus sûr moyen d’y être admis », B. Chevalier, Les bonnes villes…, op.cit., p.75.