2. La défense des valeurs consulaires.

a) Un groupe solidaire : réalité et limites.

Les conseillers se donnent du « compaignons » 1198 pour insister sur leur cohésion. Face aux difficultés, ils jurent « que se affaire vient à l’un d’eulx, que tous les autres seront avec lui de corps et de biens » 1199 . La période du début du XVe siècle est difficile à cause de la guerre, de la pression fiscale qui pèse sur la ville et des lourdes sommes d’argent qui sont à fournir au roi. Cette solidarité exprimée en 1422 rappelle les mesures de serment des confréries. Comme dans toutes les villes de l’époque, Lyon possède nombre de confréries, en majorité professionnelles. La plus puissante et vénérable est la confrérie de la Trinité, fondée en 1306, qui est une confrérie bourgeoise : en 1422, la moitié de ses 150 membres appartiennent à la société politique des consuls et des maîtres. Au sein de la confrérie, comme au consulat, les conseillers ont intégré comme norme comportementale la solidarité entre les membres de leur groupe. Elle joue aussi pour le secrétaire de la ville : chargé d’une ambassade, il précise dans ses registres, « se je estoie prisonnier ou restoie détrossé, que Dieu ne vueille, [les conseillers] me relèveront de toute charge et perde » 1200 .

Ces soutiens mutuels sont d’autant plus nécessaires qu’être conseiller n’a rien d’une sinécure : cette charge comporte des risques spécifiques. Pour forcer les conseillers à payer une aide, les officiers royaux n’hésitent pas en 1434 à incarcérer une partie du conseil de la ville, pour faire pression sur les autres. Les consuls se voient contraints de payer avant le retour du messager qu’ils ont dépêché vers le roi car « lesdis conseillers et autres endureroient trop de molestes et fatigues en impositions et déclarations de peines, en estres detenuz prisonniers et autrement, à la charge et fole d’eulx et de toute la ville » 1201 . L’usage de la force contre tout contribuable qui ne veut payer son impôt 1202 s’applique du bas au haut de l’échelle sociale, ce serait donc l’égalité de traitement. Il ne faut pas avoir une vision trop angélique de cette situation : pourquoi les conseillers n’ont-ils pas protesté contre cette arrestation avant qu’elle n’ait lieu, arguant de leur statut ? Cela n’aurait peut-être pas arrêté les officiers, mais aurait pu causer un scandale, retardant leur mise en prison. Si les conseillers se sont laissés arrêter et n’ont protesté qu’une fois dans les geôles, c’est peut-être par tactique politique : alors que le sceau de l’infamie pourrait marquer cet emprisonnement, les conseillers théâtralisent leur situation 1203 , ils la rendent publique en insistant bien sur la précarité extrême dans laquelle ils se trouvent et sur la dureté de leurs conditions de détention. Cette mise en avant de leur malheur est-elle à destination du roi ? Cela est peu probable, compter sur l’émoi du souverain pour une diminution ou une abolition de l’impôt est utopique : ses officiers, tout zélés qu’ils sont, agissent suivant des directives strictes, surtout pendant la guerre de Cent Ans, chaque ville doit payer coûte que coûte afin d’entretenir l’armée royale. N’étant ni pour le roi, ni pour ses officiers, cette mise en scène de leurs malheurs est une action de politique intérieure, elle vise la population : les conseillers se doutent qu’il faudra finalement céder au roi et malgré une diminution probable de la somme à fournir, l’impôt pèsera de toute façon sur les habitants. La base de toute politique urbaine est d’éviter à tout prix des troubles : si la population apprend la manière dont les conseillers se sont battus pour elle, allant jusqu’en prison, elle retournera son exaspération contre les officiers royaux et non contre eux. Leur réputation en ressortira grandie, valorisée par cette action pour le « bien commun ».

Cet épisode de la prison a dû tout de même marquer les conseillers puisque l’année suivante, lorsque de nouveau l’argentier du roi les menace de les « faire mettre en prison en ce d’ivers temps de froit » 1204 , ils préfèrent commencer par faire une appellation, quitte à se faire ensuite attaquer par les commissaires qui font « adjourner six des conseillers et le procureur en propre personne pour ce qu’ilz leur ont baillé une appellation que lesdis commissaires réputent estre libelle diffamatoire » 1205 .

Les conseillers successifs ont aussi intérêt à cultiver des relations cordiales entre eux. Nous avons vu précédemment que lors de problèmes avec des particuliers, les nouveaux n’hésitent pas à faire appel à la mémoire des anciens pour vérifier les dires des plaignants et rendre leur décision 1206 . Une vraie solidarité lie les conseillers des différentes années, ainsi en 1429 les consuls en place ont pitié de Berert Jacot, ancien conseiller en 1419 et 1421, qui « est en grant misère de maladie » 1207 , et décident de trouver un accord à l’amiable à propos d’un procès qu’ils ont avec lui. Cependant avant la réforme de 1447 qui fait diriger chaque année le consulat par autant d’anciens que de nouveaux conseillers, cette solidarité entre entrants et sortants de charge est parfois mise à mal. Il arrive en effet que les nouveaux accusent leurs prédécesseurs de négligence, généralement pour se dédouaner de certaines actions. Ainsi en 1420, les conseillers sont obligés de laisser la ferme du Xème du vin à un petit enchérisseur puisque le problème traîne depuis neuf mois « sans que les consulz leurs prédécesseurs en ayent fait aucune diligence » 1208 . Cette accusation de manque de sérieux et de considération pour le bien commun tient lieu de justification au fait que la ferme a été bradée, au mépris des intérêts de la ville : le souligner permet surtout de se protéger si les caisses sont un peu vides l’année qui vient. Les tensions sont parfois vives et elles pénalisent le fonctionnement du consulat, comme en 1436 où le secrétaire est obligé de répondre aux gens du seigneur de Vauvert, qui demandent franchises de leurs blés, que « les conseillers vieux et nouveaux sont en tel débat qu’ilz n’ont peu estre ensemble » 1209 . Il est toujours aisé de reporter les fautes sur les prédécesseurs ou les successeurs, l’inter-solidarité fonctionne assez mal. Il est vrai que le mode de prise de fonction du consulat y est pour beaucoup, car cette façon de devoir coexister avec les anciens conseillers pendant parfois plusieurs mois est délicate 1210  : les anciens se sentent moins concernés par le travail parce qu’il leur semble avoir achevé leur mandat, les nouveaux rechignent à prendre leur charge, conscients que tant que leur serment n’est pas effectif, ils n’ont de consul que le titre et pas les obligations. Cette période d’entre-deux est nocive pour les relations, il n’est pas rare que les anciens soulignent que leurs successeurs semblent se moquer de leur charge en ne faisant pas leur serment.

Le jugement des successeurs inquiète les conseillers en place, qui redoutent d’être accusés à tort : la remise en cause de leur gestion de la ville et de fait de leur renommée, s’ils sont jugés responsables de catastrophes, est une angoisse récurrente. Donc en période de crise, les conseillers font noter au secrétaire une petite phrase qui les protège de toute accusation. En 1417, les conseillers veulent être « deschargier de tous péril et inconvénient » si les fortifications ne peuvent être bien refaites faute d’argent, et ne veulent « estre acoulpés se péril advenoit à la ville » 1211 pour être protégés contre les récriminations de la population et de leurs successeurs au consulat. L’autre assurance qu’il leur importe toujours d’avoir est celle d’agir selon la volonté du roi : c’est pourquoi au moindre doute lors d’une décision, ils cherchent à s’informer auprès des conseillers royaux « affin que pour le temps advenir ne leur peust estre imputé par le roy nostre sire ou son conseil avoir fait ou seuffert fere chose de non devoir et que feust au préjudice et à la déplaisance du roy nostredit Seigneur et de sa seignorie » 1212 . Le champ lexical de la culpabilité, sur un mode qui se rapproche du vocabulaire employé par la justice dans des enquêtes où il s’agit de confondre des coupables, est utilisé pour prémunir le consulat de toute attaque.

Ces accusations touchent l’honneur des conseillers et par là même leur réputation en tant qu’individus, pas seulement en tant que consuls. Cette grande prudence se retrouve en 1446, lorsque les nouveaux conseillers condamnent certains anciens, « pour ce que aucuns de leurs prédécesseurs conseillers de l’année passée se sont admodéré de leurs tailles de leur auctorité privée et sans le sceu et délibération de leurs consors conseillers, ilz soient remis et retourner aux taux et quotes qu’ilz estoient et paioient par avant leursdites amodérations » 1213 . Les conseillers de 1446 se désolidarisent totalement de ceux de 1445, dont ils dénoncent les pratiques de passe-droit. Il est vital pour le consulat de surveiller ces excès car ils ne restent généralement pas inconnus de la population : nombreux sont ceux qui sollicitent en effet une audience pour avoir une modération à cause de leur situation défavorable, et tous ne sont pas exaucés. Que les plus riches jouissent de tels privilèges risquerait de provoquer la colère de la population : la Rebeyne de 1436 1214 est encore dans les mémoires, il ne s’agit pas de troubler le peuple ; de plus être conseiller c’est respecter une certaine éthique. Les vrais consuls se font une certaine idée de leur position et de leur devoir : ne pas respecter ces principes c’est être indigne de figurer parmi les membres du consulat. Cependant, cette dénonciation reste confinée dans les murs du consulat, l’affaire est étouffée pour ne pas écorner l’image du consulat auprès de la population et des notables.

Notes
1198.

« Leurs compagnions conseillers », 1450, RCL2 p.644 ; 1462, BB7 f296 ; 1467, BB10 f232v, f272 ; 1473, BB12 f67.

1199.

1422, RCL2 p.5.

1200.

1421, RCL1 p.325.

1201.

1434, RCL2 p.363.

1202.

Les impôts directs rentrent fort mal et ce dans toute la France : J. Favier souligne que les « récalcitrants de mauvaise foi, les obstinés de la temporisation et les malheureux » sont nombreux parmi les contribuables, et ce malgré « le secours appréciable des voies d’exécution –saisie et emprisonnement- et la poigne énergique des sergents royaux » (J. Favier, Finances et fiscalité au Bas Moyen-âge, Paris, 1971, p.149). Dans les années 1420, les receveurs de la taille à Lyon ont explicitement le droit de faire mettre en prison les mauvais contribuables. Exemples : « faire payer toute manière de gens ou rendre lez corps en prison ou les gaiges hors de leur hostelz » (1423, RCL2 p.64) ; « fait mettre les personnes des debteurs en prison ou les gaiges hors de leur maisons, ou les renduz en pledoyerie » (1423, RCL2 p.71) ; « rendra les corps en prison, ou les gaiges hors de leurs meysons et se la chose tombe en pledoyrie » (1425, RCL2 p.147) ; « rendre la personne en prison ou en procès ou les gages dehors de la mayson » (1425, RCL2 p.156) ; « il les rendra tous paiez ou les corps en prison ou les gaiges hors de leurs hostelz ou en pledoyerie » (1426, RCL2 p.175) ; « les debteurs jusque à payement ou leurs gaiges délivrés ou les corps en prison ou en pledoyerie » (1428, RCL2 p.295). Les saisies sont choses courantes, ces pratiques sont légales dans tout le royaume, comme en Bourgogne où dès 1360 on pouvait saisir indistinctement les meubles de tous les « défaillants » sans nuit attendre et à défaut les contraindre par corps (J. Billioud, Les Etats de Bourgogne aux XIV e et XV e siècles, Dijon, 1922, p.238.) ; ce n’est qu’en 1436 que les Etats obtiennent qu’on ne prendra plus « les corps de personne » dans aucun cas.

1203.

Il ne faut pas se laisser abuser par des épisodes de ce type. J.M. Moeglin a ainsi démontré le sens véritable de l’histoire des bourgeois de Calais. Le 4 août 1347, après un an de siège, Calais capitule devant le roi d’Angleterre. Edouard III exaspéré par cette résistance déclare vouloir faire massacrer tous les habitants de la ville ; devant les protestations de ses barons, il accepte un compromis : 6 des plus riches bourgeois de la ville viendront s’offrir comme victimes expiatoires, pieds nus, corde au cou. Ce rituel d’humiliation publique fait référence à l’harmiscara, d’origine germanique : lors d’une procession infamante, un coupable vient faire amende honorable devant une autorité en portant des objets qui symbolisent sa soumission. Il s’agit d’un rituel de réconciliation, destiné à rétablir un honneur blessé (et qui se confond avec la pénitence publique d’origine religieuse). Si Edouard III se fait prier pour épargner la vie des 6 bourgeois, ce n’est pas parce qu’il avait réellement l’intention de les exécuter, c’est pour montrer sa clémence. Ces hommes ne sont pas des héros, ils accomplissent un rituel dont chacun connaît parfaitement les règles ; ne soyons donc pas dupes de l’attitude des Lyonnais. J.M. Moeglin, Les bourgeois de Calais. Essai sur un mythe historique, Paris, Albin Michel, 2002.

1204.

1435, RCL2 p.415.

1205.

1435, RCL2 p.442.

1206.

Voir le chapitre « Archives et documents consulaires », p.159-160.

1207.

« Ont accordé pour considération de ce que plait et cause sont en Parlement entre la ville et ledit Bérert, qui pourroit estre trop longue chose et en aventure de tout perdre, mesmement car ledit Bérert est en grant misère de maladie et s’il morroit en ces estat ses biens sont en aventure de venir à desclaration et sa femme pourroit aller première, et aussi qu’il est depuis peu de temps en ça très fort appovrir », 1429, RCL2 p.310.

1208.

1420, RCL1 p.159.

1209.

1436, RCL2 p.452.

1210.

Nous reviendrons spécifiquement sur ce problème dans le chapitre suivant.

1211.

« … auxqueulx conseillers vieux et maistres des mestiers, les dessus nommés conseillers nouveaux, pour soy deschargier de tous péril et inconvénient, ont dit et exposé que pour deffault d’argent, dont il n’en a point en commun en la ville de Lion, ilz ne peuvent mectre à effet ne acomplir ce qui a esté ordonné à faire pour la fortiffication de la ville et ont protesté qu’ilz, pour deffault de ce, n’en doivent ne puissent estre acoulpés se peril advenoit à la ville, que Dieu ne veuille », 1417, RCL1 p.74.

1212.

1447, RCL2 p.549.

1213.

1446, RCL2 p.501.

1214.

Cette révolte lors de la Pentecôte, est due à la levée d’un impôt pour payer une nouvelle demande royale. V. de Valous, « La révolte populaire de Lyon en 1436 », Lyon-Revue, p.338-342. Nous revenons sur cet épisode un peu plus loin, p.319.