b) La sauvegarde du bien commun.

Le bien commun, l’intérêt général guident les conseillers. Lorsqu’une décision concerne l’un d’eux, on insiste pour dire qu’il n’assiste pas au débat, cette indication claire et sans ambiguïté est là pour couper court à toute accusation de collusion 1215 . Cependant on rappelle parfois qu’il faut se comporter en « vray conseiller » 1216 , ce qui sous-entend que certains consuls pourraient avoir un mauvais comportement. Mais il n’y a que de très rares cas où l’un des conseillers en place est vilipendé par les autres. Ainsi en 1418 :

‘« ilz ont révoqué et cassé un mandement de LX livres tournois fait à sire Claude de Pompierre, le XIIIe jour de juing derrenier passé, pour le voyage qu’il fit en France avec messire Jeronime, et pour ce car le Roy et monseigneur le Daulphin leur donnèrent CL frans, dont ilz n’en dirent mot quand ilz furent revenu, mes l’on sceu par autres, et le peuple en porroit estre mal content contre les conseilliers qui auroit donné gaiges avec ledit don, actendu la povreté et charges de la ville » 1217 .’

On blâme l’attitude de Claude de Pompierre qui tente de se faire rémunérer deux fois pour un même travail. Ce qui pousse le consulat à agir ainsi n’est pas tant une extrême probité ou un règlement de comptes entre notables, que la crainte que la population ne l’apprenne : le peuple fait peur parce qu’il peut avoir des réactions violentes et il ne pourrait que s’émouvoir s’il était mis en évidence que les conseillers font passer le bien commun après leurs intérêts personnels. La possibilité d’être diffamés, la crainte de mauvaises rumeurs, les conduisent à peser leurs décisions en se demandant comment elles pourraient être mal perçues.

Ainsi en 1418, un débat agite les conseillers : faut-il envoyer devant le roi, Etienne Oydel moyennant finance, ou Mandront de Nièvre qui propose d’y aller sans gages, mais avec qui le consulat a un contentieux ? Certains penchent pour Oydel « attendu qu’il est instruit de la matière mieulx que nul autre », mais :

‘« Aynart de Chaponnay et Nisies Greysieu ont esté d’oppinion contraire, c’est assavoir que ledit Mandront, qui va pour néant, y aille et non point ledit Oydel, pour ce les habitans de la ville au temps à venir porroient blasmer les conseillers, disans que c’estoit mal fait de despendre l’argent de la ville pour ledit voyage là ou l’on avoit trouvé qui le faisoit pour néant. […] Et aussi porroit dire le commun de la ville que lesdis conseillers se sont baillés de l’argent de la ville les ungs aux autres, comme ont fait aucuns le temps passé, et aussi pour ce car ledit Mandront est l’un des plus notables de la ville pour envoyer par devers un tel prince exposer l’estat du pays. Et néantmoins, attendu qu’ilz sont sept d’une oppinion, c’est assavoir que ledit Oydel y aille, et non que deux contraires, a esté arresté par ledit mons. le baillif que ledit Oydel y aille » 1218 .’

On ne sait pas à quels évènements Chaponay et Greysieu font référence en 1418 lorsqu’ils évoquent un cas de népotisme au sein du consulat : nous ne possédons les registres de la ville que depuis la fin de 1416. Les faits qu’ils rappellent ne sont pas surprenants, des attributions réservées à un petit groupe proche du pouvoir n’ont rien d’inconcevable, mais il est vrai qu’ils sont inquiétants parce que le « commun » en a eu connaissance. Par crainte d’émeutes, il est important de ne pas prêter le flanc trop facilement à ce type d’accusations : c’est uniquement pour cette raison que les deux conseillers souhaitent ne pas choisir Oydel.

Il existe aussi un cas de conseillers en place, qui essayent de profiter de leur situation pour diminuer leur impôt, mais qui sont rappelés à l’ordre extrêmement fermement par leurs confrères. Ainsi en 1449 les demandes de deux conseillers sont jugées « ineptes et desraisonnables » 1219 . Ces propos très virulents sont un véritable désaveu, mais il faut souligner qu’il n’est qu’en demi-teinte : l’affaire se règle dans le consulat, loin de la population, on étouffe le scandale pour préserver l’image des conseillers aux yeux des habitants et des notables.

Les registres rapportent aussi que plusieurs ex-conseillers tentent d’user de leur statut pour bénéficier d’une baisse d’impôts. Ces notations apparaissent dans les années 1450, ce qui ne signifie pas que ces demandes n’existaient pas auparavant mais qu’elles n’étaient pas rapportées. Pourquoi devient-il utile de les indiquer ? Plusieurs cas de figures se présentent : en 1450, Jean de Varey refuse de payer la taille, les conseillers « ont conclus qu’il n’y obtempèreront point, ains ont ordonné qu’il soit contrains » 1220 . Le secrétaire note peut-être cet épisode pour valoriser la fermeté du consulat qui ne cède pas aux demandes indues des anciens conseillers 1221 , surtout si ceux-ci comme, Varey, appartiennent aux familles les plus riches. Il peut aussi s’agir d’une reconstruction, la fermeté du consulat n’étant peut-être que de façade pour garantir son image et éviter toute rumeur de collusion entre ses membres.

Les choses ne se passent pas toujours aussi simplement, un épisode de 1455 souligne en effet le sans-gêne de certains anciens élus, et semble être un cas emblématique de pratiques qui éclatent en plein jour. André Chevrier et Jean Brunicart viennent de sortir de mandat 1222  ; au mois de janvier, leurs successeurs se rendent compte qu’ils ont falsifié leurs rôles de taille. Ils sont convoqués et sommés de s’expliquer. Leur réponse est confondante : ils commencent par se justifier en disant qu’ils s’étaient « par plusieurs foys plains, corrousez audit conseil qu’ilz estoient tropt grandement et excessivement imposez en taille » 1223 . En accusant les autres conseillers de n’avoir pas tenu compte de leurs plaintes réitérées au sujet de la surévaluation de leur impôt, ils soulignent un dysfonctionnement majeur au sein du consulat, dont se plaignent nombre d’habitants : les personnes qui adressent des requêtes ne les verraient pas aboutir parce qu’elles ne seraient jamais étudiées. Après avoir rejeté la faute sur leurs compagnons, ils minimisent leur action : ils ont agi avec modération et raison, soulignant que leur impôt a été « réduit à telle somme qu’il leur sembloit en leurs conscience à ce qu’ilz devoient pourter » 1224 . Bien entendu « cecy ilz n’avoient pourtant fait par malice, s’ilz avoient mal fait, ce qu’ils ne cuidoient avoir fait » 1225 , sous-entendant qu’ils avaient toujours à l’esprit l’intérêt commun. Ils feignent une naïveté de circonstance, se déclarant surpris de telles attaques ; leurs successeurs leur rappellent avec fermeté (et condescendance ?) les règles de la contestation, indiquant « ilz avoient très mal fait et grandement erré » 1226  : seul le consulat ou la justice peuvent autoriser une modification des impôts des individus pour trop perçu 1227 . Ces conseillers agissent-ils uniquement pour défendre le bien commun ? Quand on voit les croche-pieds que peuvent se faire certains membres de l’élite, on peut se demander si derrière cette probité, quelques querelles de personnes ne sont pas à l’œuvre.

Chevrier et Brunicart avaient été condamnés par le consulat à ce qu’« ilz réparassent ledit meffait et meussent la chose au premier estat » 1228 . Dans un second temps, il leur avait été promis un réexamen de leurs taux. Or les conseillers décident finalement de faire un exemple de la condamnation de ces pratiques douteuses, ce qui provoque la fureur d’André Chevrier qui par dépit, menace « d’aller fere sa demourance hors de la ville et desja prévoit rougir d’eulx et de ladite ville » 1229 . André Chevrier, grand drapier, plusieurs fois conseiller et fils de conseiller 1230 , connaît bien les rouages du consulat et entend, en échange de ses anciens bons services, être récompensé par une baisse de ses impôts. Il engage donc un bras de fer avec le consulat : sa déclaration est un coup dur car il est un très riche contribuable et il a déjà souvent prêté de fortes sommes à la ville. Mais le pire est qu’il menace l’honneur de la ville et des conseillers, qui est réellement en jeu vu la stature du personnage. Son attitude est aussitôt imitée par un autre ancien conseiller, Jean Baronnat 1231 , qui se dit trop taxé et demande un réexamen de son taux menaçant qu’« il s’en yroit demourer hors ladite ville » 1232 si rien n’est fait. Ces deux notables pratiquent purement et simplement du chantage : se sont-ils entendus pour formuler le même type de récriminations en même temps, pour faire pression plus efficacement sur le consulat ? C’est tout à fait possible étant donné que Jean Baronnat et André Chevrier sont beaux-frères 1233 . Le consulat n’a cependant pas cédé, puisque quelques années plus tard André Chevrier refuse de nouveau de payer son impôt parce qu’il dit vivre à Vaise 1234  : il possède effectivement une maison à Vaise 1235 mais demeure à Lyon.

Le comportement de ceux qui bafouent ouvertement l’image de probité de l’institution consulaire est stigmatisé : les conseillers se présentent en effet toujours comme « vénérables et honorables » 1236 , ils sont avant tout les « représentants du corps commun » 1237 dont ils doivent garantir les intérêts. Se plaindre d’être trop taxé n’a rien de choquant, les registres regorgent de plaintes de particuliers demandant une baisse d’impôts, mais refuser de payer ce qu’on doit, c’est mettre en péril le fonctionnement de la ville, d’autant que les conseillers commis à lever les impôts passent leur temps à maugréer contre les notables « deffaillants » ou « délayans » à payer les impôts. Tenter de profiter de sa situation est inadmissible, comme réaliser des opérations marchandes frauduleuses, dont la réprobation populaire pourrait atteindre le consulat : ainsi en 1460 les frères Villars, Jean et Pierre, fermiers du sel, sont accusés d’enchérir le prix du sel 1238 . Pour vérifier ces accusations, on fait appel à un autre marchand, Jean de Molard, qui propose le sel moins cher. Les frères Villars ont tous les deux été plusieurs fois conseillers 1239 , il est manifeste que la population pourrait conclure que la vente du sel et la fixation de son prix découlent d’une collusion d’intérêts entre ces habitués du pouvoir et le consulat. C’est pourquoi les conseillers se dépêchent de reconnaître l’immoralité de leur action, afin d’agir avant que la population n’ait eu vent de cette histoire. L’attitude répréhensible des Villars n’empêche cependant pas les deux frères d’être réélus par la suite au consulat 1240 .

Toutes ces tentatives pour obtenir des passe-droits se soldent par un échec : les conseillers en place refusent de telles compromissions. Cette lutte pour l’honneur du consulat est autant motivée par la préservation de son image aux yeux de la postérité, que par le souci de se garder de toute émotion populaire.

Notes
1215.

« Ilz, excepté le dit Aynard de Villenove, qui ne veult pas estre nommé en cest appoinctement, pour ce que le mandement cy dessoubz escript s’adresse à lui », 1434, RCL2 p.363.

1216.

« Tout ce que vrays conseilliers devoyent faire avant leur yssue », 1467, BB10 f249v.

1217.

1418, RCL1 p.140.

1218.

1418, RCL1 p.133.

1219.

« Ont conclu et ordonné que aux demandes, lesquelles ont faictes et font maistre Pierre Buyer, Jaquème Panoillat et Pierre Brunier, leurs compaignons conseilliers, sur le fait des admodérations de leurs taillies, soit respondu, pour finable conclusion, que leurs dites demandes sont ineptes et desraisonnables, senon qu’ilz justiffiassent plus à plein d’icelles demandes, et par ainsi qu’il ne s’i peut riens fere à présent », 1449, RCL2 p.636.

1220.

1450, RCL2 p.644.

1221.

Jean de Varey est conseiller en 1442, 1446 et 1447.

1222.

Ils étaient élus pour les années 1453-1454.

1223.

1455, BB5 f251.

1224.

1455, BB5 f251.

1225.

1455, BB5 f251.

1226.

1455, BB5 f251.

1227.

« Pour ce que reffuz leur n’est esté fait par lesdits conseillers de les admodérer, ilz avoient la justice à laquelle ilz devoient avoir recours et non soy admodérer de leur propre et privé auctorité », 1455, BB5 f251.

1228.

1455, BB5 f251.

1229.

André Chevrier « leur a dit et s’est déclairé que pour ce qu’il ne le vouldroient oyr, ne le admodérer de son taux et impost de tailles, combien que par plusieurs fois il leur en eust fait requeste, il estoit d’entencion et délibéréz d’aller fere sa demourance hors de la ville et desja prévoit rougir d’eulx et de ladite ville en requérant sur ce leur estre fait instrument, auquel ont respondu qu’ilz verront ses parties et lui feront raison », 1455, BB5 f253.

1230.

André Chevrier est conseiller en 1443, 1446 et 1453-1454 ; son père Audry a été conseiller en 1420, 1422 et 1425.

1231.

Jean Baronnat est conseiller en 1434, 1438, 1442, 1444 et 1451-1452.

1232.

1455, BB6 f143.

1233.

La sœur d’André Chevrier a épousé Jean Baronnat.

1234.

André Chevrier refuse l’impôt car il vit à Vaise, « laquelle chose estoit, comme disoit ledit Chivier, contre droit et raison veu qu’il contribuait aillieurs », 1468, BB15 f24v.

1235.

Il doit s’agir de la maison-forte de la Duchère à Vaise, que son père André avait acquis (G. de Valous, Le patriciat lyonnais, op. cit., p.253).

1236.

1474, BB12 f81v ; 1477, BB14 f16.

1237.

« … citoyen et alors conseillers de ladite ville, représentans tout le corps commun et comme consulz, gouverneurs et administrateurs de ladite ville et de la chose publicque d’icelle », 1477, BB14 f16 ; « les conseilliers de la ville de Lion, pour et au nom de ladite ville », 1467, BB10 f283v. Ces expressions constituent un argument d’autorité pour asseoir leurs décisions, et sont au fondement même de la légitimité de leur pouvoir. Ils ne font que reprendre les idées politiques développées par la royauté depuis les XIIIe-XIVe siècles, désormais complètement intégrées dans le discours municipal du XVe siècle en France : la société est conçue comme une immense mise en abîme de concepts qu’on retrouve aussi bien au sommet de l’état que dans les municipalités. Voir à ce sujet, J. Krynen, L’empire du Roi. Idées et croyances politiques en France (XIII e -XIV e siècles), Paris, Gallimard, 1993.

1238.

1460, BB7 f161

1239.

Jean a été conseiller 6 fois, en 1435, 1439, 1444, 1448-1449, 1452-1453, 1457-1458 ; Pierre a été conseiller deux fois, en 1446 et 1455-1456.

1240.

Jean est réélu en 1461-1462, 1466-1467, 1472-1473 ; Pierre est réélu en 1469-1470, 1475-1476, 1479-1480.