c) Reconnaissance et exclusion.

Les conseillers se présentent comme « citoyens et consuls » 1241  : cette dénomination manifeste leur volonté d’être les représentants de tous les habitants de la cité. Mais la population n’est pas dupe, elle a parfaitement conscience que conseillers et notables sont un groupe qui est toujours uni à ses dépens. La proximité que revendiquent les conseillers concerne seulement ceux qui appartiennent à leur monde. En 1461, quatre notables viennent se plaindre auprès des conseillers d’avoir été malmenés par des membres du collège saint-Jean 1242  : Pierre Thomassin, drapier, et Humbert de Varey, terrier, sont tous deux d’anciens conseillers de la ville 1243 , quant aux deux autres, Jean et Pierre de Villeneuve, leur père Etienne était conseiller dans les années 1420-1430 1244 . Cet esclandre n’est qu’une péripétie de plus dans une succession de plaintes, mais le consulat s’inquiète de cette situation car les chanoines s’en prennent à des personnages respectables. Aucune violence physique n’est à déplorer, mais on tente visiblement d’impressionner ces quatre hommes, de les bousculer. Jean de Villeneuve est le « corrier » de l’archevêque de Lyon 1245  : pourquoi vient-il se plaindre auprès des conseillers alors qu’il pourrait s’adresser à l’archevêque ? C’est en tant que bourgeois, membres du corps commun que ces quatre hommes viennent se plaindre au consulat, ils éprouvent ainsi la solidarité communale, et surtout celle des réseaux qui lient entre elles les élites de la ville.

Mais surtout elle témoigne du soin que mettent les conseillers dans leurs échanges avec les notables, parmi lesquels se trouvent en puissance leurs successeurs ou leurs électeurs : ils se constituent une solide clientèle. Il faut donc éviter les conflits, c’est pourquoi le consulat cherche le plus souvent à éviter les procès, et préfère « [voir] la chose amiablement » 1246 . S’assurer le dévouement des notables implique de bien les traiter, d’abord en leur témoignant de la reconnaissance pour les services qu’ils peuvent rendre à la ville : on vante ainsi « la courtoysie que Pétrequin Chocart, changeur, a fait à la ville de leur avoir presté environ cinq cens livres » 1247 en 1434. Ce changeur prête régulièrement de fortes sommes à la municipalité, il en est remercié par l’obtention du consulat en 1445. Les conseillers accordent des faveurs à ceux qui les servent bien et sont remplis d’égards envers eux : lorsqu’il faut désigner deux envoyés, « ilz ont esleu et prié chièrement Pierre de Nièvre et Bernert de Varey, présens, pour aller à l’assemblée des trois estas » 1248 . On compte sur les notables et leurs clientèles pour servir la ville.

Outre les égards et la considération que les conseillers témoignent aux notables, il leur faut aussi les défendre quand le besoin s’en fait sentir. Ainsi en 1429, le consulat se retrouve face à un commis à la ferme des changes de Lyon, nommé Jean Andrivet, un peu trop appliqué, qui « [se vante], quant ladicte ferme lui seroit livré de querre et faire ovrir les arches des marchans quelxconques de ladicte ville, à torches, de jour, de nuyt, pour mieulx trouver lesdis changes » 1249 . Cet incorruptible doit être freiné dans l’intérêt du consulat, il convient de ménager les notables si les conseillers veulent pouvoir trouver des financiers amicaux la prochaine fois que le roi fera une demande d’argent à la ville : il est donc décidé de « parler à Jehan Andrivet et amiablement lui monstrer le dangier où il vuelt mettre lui et tout le pueple » 1250 . Pour le convaincre, la moitié du consulat, le secrétaire et quelques notables sont envoyés chez lui pour le faire renoncer à tant de zèle 1251 . Les conseillers ont pris soin d’informer les notables des velléités d’Andrivet, afin que ces derniers soient bien assurés qu’il n’agit pas sur leur ordre.

Il arrive que conseillers et notables soient en profond désaccord : en 1461, Claude de Rochefort, ancien maître des drapiers 1252 , mécontent de son imposition, crie l’injustice dont il se dit victime à travers toute la ville 1253 . Une contre-offensive juridique est immédiatement lancée contre son entreprise de discrédit du pouvoir : bien que le verdict de son procès ne tombe que plus d’une année plus tard en 1463, le secrétaire ne manque pas d’indiquer son issue heureuse pour le consulat, preuve que cet incident a fortement inquiété les conseillers. Mais alors que le consulat est réuni pour savourer sa victoire à Saint-Jacques où Rochefort doit venir faire amende honorable, celui-ci brave encore les conseillers en ne venant pas à cette convocation 1254 . On ne sait comment se termine cette histoire car le secrétaire n’en reparle plus après cette dernière péripétie : cette ellipse est peut-être d’ailleurs la censure d’un manque de pouvoir du consulat. On sait cependant que Claude de Rochefort est élu pour la première fois au consulat cinq ans plus tard et qu’il occupera le poste de conseiller de nombreuses fois jusqu’à sa mort en 1497 1255 .

Ce genre d’épisode conforte la conviction de la population qu’une forte solidarité de groupe unit ces hommes ; elle éclate d’ailleurs clairement en 1479 lorsque la commune doit désigner les habitants qui devront partir s’installer à Arras selon les ordres du roi 1256 . Lyon doit envoyer avec leurs familles trois marchands et seize artisans. Une assemblée regroupant « tous les gros marchands » est réunie pour désigner les trois marchands, or « les dessus nomméz Michelet du Lart, Jaquemet Guérin, Robinet du Pré, Claude Taillemont, Jehan Rochefort, Jehan de Bourges et Estienne Garnier ont esté d’oppinion qu’on devoit remectre toute la charge de ladite élection esdits commissaires et officiers, car à bien grant peine s’accorderoient lesdits marchands à icelle élection et seroit pour mectre hayne et inimitié perpétuelle entre eulx » 1257 . La solidarité du groupe joue à plein, tous les participants ont parfaitement conscience que si l’assemblée s’occupe de ces désignations, il y aura nécessairement des rancoeurs entre les familles des désignés et le reste des marchands. Ce refus est motivé par la crainte de mettre en péril l’unité et la concorde des élites. La désignation des 16 artisans ne pose en revanche aucun problème, si bien que la population a nettement l’impression qu’on s’entend sur son dos : les tensions, les luttes intestines au sein du consulat et de l’élite lui échappent.

Ce qui est plus inquiétant, c’est que la population a l’impression que le consulat se désintéresse totalement d’elle : plusieurs plaintes sont déposées par des habitants de quartiers populaires parce qu’ils accusent les conseillers de les exclure symboliquement de la communauté urbaine par leurs décisions, alors qu’ils sont contribuables comme les autres. Ce sont en effet toujours eux qui doivent loger les armées du roi et en subir les désagréments 1258 , et malgré leurs multiples récriminations les conseillers restent sourds à leurs griefs. A l’inverse, lorsque des habitants de la Grenète viennent se plaindre « qu’il y a ung forgeur de fert grossoyer qui veult dresse sa forge au devant la maison dudit de la Faye et par ce qu’il fera grant bruyt à cause du marteau de la forge et de l’infection et inconvénient du feu, lesdits voisins ont fait deffendre l’œuvre », les conseillers décident d’intervenir « actendu que c’est une des bonnes et plus aparantes rues de ladite ville » 1259 et que parmi les plaignants se trouvent deux anciens conseillers 1260 . Le fait d’être contribuable est un critère objectif d’appartenance à la ville, mais les conseillers ont tendance à réduire le monde de la cité à celui de leur groupe dirigeant et aux notables.

Notes
1241.

C’est le cas dans tous les registres BB5 et BB7, pour l’ensemble des années 1450.

1242.

« Dimanche derrière passé, eulx venans à cheval de Sans Yrénné et descendant dudit lieu à Saint-Just, rencontrarent la procession du colliege de saint-Jehan dont les aucuns des chappelains dudit colliege estant en ladite procession, vindrent à eulx malicieusement et de fait mirent les mains aux bucles de leurs chevaulx en les voulans contraindre de fait à mectre pié à terre et leur faisant plusieurs autres grans griefs et oultrages ; et de ce non contans, la nuyt dudit dimanche alarent par la ville en armes et à grant compagnie en commectant grans excez et par avant avoient fait plusieurs excez et esclandrez à l’encontre de plusieurs des habitantz de ladite ville comme cecy est notoyre estoit. Et pour ce, actendu qu’ilz estoient des citiens de ladite ville et gens teulx que le corps de ladite ville, ne devoit ainsi laisser fouler et que les choses desjà perpétrées par lesdits d’esglise estoient de mal exemple et tomberoient en grant conséquence, et requéroient leur estre sur ce pourveu par ledit corps commun et leur donner conseil, confort et aide et ce aussi signiffioit ledit de Villeneuve, tant comme propre personne comme aussi corrier de monseigneur l’arcevesque, conte de ladite ville, affin que lesdits conseillers de ladite ville n’en peussent prétendre cause d’ignorance. Après laquelle plaincte et yssue desdits complenans dudit conseil, lesdits conseillers par opinions ont conclus les excez dessusdictz et plusieurs autres desja faiz et perpétréz par lesdits dudit colliége de saint-Jehan, estre de très mauvais exemple et dignez de correction et émande pour laquelle correction et repparacion desdits excés faiz ont conclus et arresté soyt tirer demain matin par devers les seigneurs du chappitre de ladite esglise de saint-Jehan pour leur remonstrer lesditz excez et requerir d’y donner provision et pugnir les délinquans tellement que aux offenduz et aussi au corps de ladite ville soit satisffait, autrement l’en en aura recours au soverain et autrement par justice, » 1461, BB7 f230.

1243.

Thomassin a été conseiller en 1448-1449, 1454-1455, 1458-1459. Varey a été conseiller en 1459-1460, il est issu de l’une des plus anciennes et des plus influentes familles consulaires de la ville (pas moins de 9 membres de sa famille ont occupé une charge consulaire entre le début du siècle et 1461).

1244.

Il a été conseillé en 1418, 1419, 1421, 1435, 1437 et 1439.

1245.

Le « corrier » ou courrier est le personnage principal de la cour séculière : « c’est lui qui ordonne ou autorise les poursuites, fait exécuter les sentences, signe ou contresigne les arrêts les plus importants ; peut-être préside-t-il certaines audiences, c’est un haut fonctionnaire « de robe courte » qui porte l’épée », (J. Deniau, La commune de Lyon…, op.cit., p.204).

1246.

1427, RCL2 p.249.

1247.

1434, RCL2 p.408.

1248.

1427, RCL2 p.249. Cet extrait nous renseigne aussi sur le jeu de la désignation : il semble qu’il soit dans les règles de se faire prier pour montrer son désintéressement, une sorte de fausse modestie ; ne pas accepter immédiatement une charge montrerait son éducation, ce serait la preuve que l’on ne court pas après le pouvoir et les honneurs et donc qu’on les mérite.

1249.

1429, RCL2 p.303.

1250.

1429, RCL2 p.303.

1251.

Pour lui parler « ont esté commis à ce faire Nisiés Greysieu, Estienne Garin et cinq ou six tant conseillers que autres et moy procureur avec eulx », 1429, RCL2 p.303.

1252.

Il a été élu en 1447, 1454, 1456.

1253.

« Dimenche derrière passé et jour de feste de la Toussains, après dyner envyron none, Claude Rocheffort estan au plastre et place des changes à la partie du Royaume, où estoient plusieurs tant notables de la ville que autres gens manans et habitans d’icelle, esmeu de malice et maulvaix propos, parlant entre autre chose de ses imposts de taille et vociferra publicquement et par plusieurs foys que les conseillers de ladite ville l’avoient impousé faulcement et malvaisement et plusieurs autres paroles insultants et diffammatoyres à l’encontre d’iceulx conseillers comme rapporté leur a esté, et les dessus nomméz conseillers ont ordonné et appoincté que informacions soient faictes desdites paroles et autres injures et aussi seducions et monopoles faiz comme l’on dit par ledit Rocheffort avec quelques autres de ladite ville, et que lesdites informacions fectes ledit Rocheffort soit poursuit et perquis par justice ainsi que le cas le requiert et tellement qu’il en soit exemple au temps advenir », 1461, BB7 f259.

1254.

Les conseillers et Jacques Mathieu, le secrétaire, sont en la chapelle saint-Jaquème « depuis heure de neuf heures jusques à eure de dix heures sauf le plus en actendant Claude Rocheffort, drapier, citoyen de ladite ville, lequel Rochefort vendredi passé avoit esté condampné par les esleuz sur le fait de la justice des aides à venir audit lieu pour y fere emende honnorable à iceulx conseillers et autres leurs compaignons et tout le corps de ladite ville, de certaines parolles injurieuses et diffamatoires proféréez par ledit Rocheffort à l’encontre desdits conseillers ou leur prédécesseurs conseillers qui lors estoient. Pour ce que ledit Rocheffort ne venoit obtempérer à ladite sentence, iceulx conseillers en la présence de moy notaire et des tesmoins dessoubz nomméz, donnarent charge à André Archimbaud, badel et mandeur du consulat de ladite ville, illec présent, de soy transporter jusques à l’ostel dudit Rocheffort pour luy dire et intimer leurdite assemblée et luy signifier qu’il estoient prest de le recevoir à ladite emende gracieusement et selon la forme et teneur de ladite sentence. Et lequel mandeur en la présence de moy notaire et tesmoings dessoubz nomméz, se transporta audit hostel dudit Rocheffort et hurtat à la porte de l’entrée dudit hostel, auquel hurtement veinst et soy comparut à l’une des fenestres dudit ostel l’ung des varlets et serviteurs dudit Rocheffort, auquel varlez ledit Archimbaud demanda se ledit Rocheffort estoit audit hostel et qu’il vouloit à luy parler de par lesdits conseillers, lequel varlez dit et respondit audit Archimbaud que ledit Rocheffort n’estoit point audit hostel ains qu’il crioit icelluy estre vers ses jardins. Et lors ledit Archimbaud s’en retourna audit lieu de Saint-Jaquème et aux personnes desdits conseillers, esqueulx rapporta ledit Rocheffort non avoir trouver et ladite response lui avoit esté faicte par ledit varletz comme dessus, lequel rapport fait comme dit est, les dessus nomméz conseillers de leurdite assemblée, actente et sommacion, ont demandé et requis à eulx estre fait instrument, lequel du deu de mon office leur ay octroyé à faire et fait en ceste forme. Présent à ce Hugonin Tornier et Michel Julliot, clers demorans en ceste ville tesmoings. A. Chapponets », 1463, BB7 f338.

1255.

Il est conseiller en 1468-1469, 1473-1474, 1477-1478 et 1497 ; il est aussi maître des métiers des drapiers en 1470, 1475 et 1494.

1256.

En effet après la mort de Charles le Téméraire, Louis XI prend Arras après un long siège ; la ville est démantelée, les habitants sont bannis, leurs biens sont confisqués et plusieurs bourgeois sont exécutés pour réprimer une tentative d’insurrection. De nouveaux habitants sont implantés, recrutés plus ou moins de force dans toutes les villes du royaume. Le nom d’Arras disparaît au profit de celui de ville de Franchise.

1257.

BB351, cahier 3, 28 juin 1479.

1258.

Les habitants des Farges, près la porte saint-Just, ont logé des gens d’armes et en demandent récompense « car ilz sont de la ville comme les autres », 1509, BB28 f89v. Requête de 16 habitants de saint-Vincent : « combien qu’ilz soient annéréz avec le corps de ladite ville de Lion, et pour ce contribuables à toutes afferes communes et autres charges d’icelle, aussi qu’ilz aient paié et payent ordinairement les gabelles acoustumées de lever pour le Roy nostre sire en ladite ville de Lion comme les autres habitans en icelle et par ce moyen qu’ilz deusent jouyr et user des privilèges et libertez de ladite ville », or ils ont dû loger les gens d’armes, et demandent pour récompense d’être quictes de la prochaine taille, 1510, BB28 f167. En 1513, à l’annonce de l’arrivée de lansquenets les habitants viennent demander au consulat que « l’en ne les doit permectre entrer ne loger à sainct Vincent, car sainct Vincent est du corps de la ville », 1513, BB30 f150v. Sur un autre sujet, les habitants du faubourg de Pierresize viennent se plaindre « que combien qu’ilz soient cotizables et taillables aux affaires communes de ladite ville, néantmoings ont ferme de nuyt la porte de Bourgneuf et laisse l’on ouverte l’autre de Pierresize à cause de quoy ilz se dient estre dampnifiez et interessé pource qu’ilz sont fermez hors de la ville et sont en dangier toutes les nuytz et souffrance de ce qu’ilz ne peuvent entrer de nuyt en ladite ville pour leurs affaires », 1507, BB25 f122.

1259.

1517, BB37 f96v.

1260.

Benoît Meslier conseiller en 1515-1516, et Jean de La Faye, conseiller en 1505-1506, 1508-1509, 1513-1514.